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Full text of "La Science sociale : suivant la méthode d'observation"

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ÉCOLE 

DES  HAUTES  ÉTUDES 

COMAAERCIALES 

DE  MONTRÉAL 


BIBLIOTHEQUE 


NO 


COTE 


LA 


SCIENCE  SOCIALE. 


TTPOORAPlllE   F1HM1N-D:D0T    ET   C'".   —   MESN:L   (EURE). 


LA 


SCIENCE  SOCIALE 


SUIVANT   LA   MÉTHODE  DE   F.    LE   PLAY. 


Directeur  :  M.  EDMOND    DEMOLINS. 


6'  Année.  —  Tome  XII. 

.UOlriEOTlEtiF 


PARIS, 

BUREAUX     DE     LA    REVUE, 

LIBRAIRIE   DE    FIRMIX-DIDOT    ET   C^\ 

IMPRIMEURS   DE   l'iNSTITUT,    RUE   JACOB,    56. 

1891. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lasciencesociale12soci 


QUESTIONS  DU  JOUR. 


LA 


FRANCE  EN  INDO-CHINE*. 


I. 

NOS  PROCÉDÉS  DE  COLONISATION  ET  DE  GOUVERNEMENT. 

J'ai  montré  comment  la  colonisation  française  en  Algérie,  en 
état  permanent  de  crise,  prenait  toutes  les  allures  d'un  échec 
assez  pénible  pour  notre  amour-propre,  et  surtout  fort  inquiétant 
pour  notre  avenir. 

Cette  excursion  dans  le  domaine  colonial  de  la  France  m'a 
donné  envie  d'en  voir  davantage,  et  j'ai  continué  mon  explora- 
tion, m'occupant  cette  fois  des  atïaires  de  l'Indo-Chine. 

L'Indo-Chine  mérite  d'ailleurs  qu'on  s'intéresse  à  sa  situation, 
car  nous  avons    assumé   là-bas  une  responsabilité  fort  lourde. 

(1)  Ouvrages  a  consulter  :  J.  Silvestre  :  l'Empire  d'Annam  et  le  peuple  Anna- 
mite, in-12,  1889  ;  lafroduction  à  l'étude  du  droit  annamite,  ap.  Annales  de  l'École 
des  Sciences  politiques,  1889-1890.  — H.  Mager,  Cahiers  coloniaux  de  1889;  Paris, 
Colin,  1889,  in-12.  —  E.  Luro,  le  Pays  d'Annam,  1879, 1  vol.  —  DeLanessan,  l'Indo- 
Chine  française,  1889,  1  vol.  —  J.  Laffitle,  la  Vérité  sur  le  Tonkln,  l'Annam,  etc., 

1888,  1  vol.  —  P.  Vial,  les  Premières  années  de  la  Cochinchine,  1  vol.  —  J.  Fein-, 
le  Tonliin  et  la  mère  patrie,  1890,  1  vol.  —  P.  Vial,  Un  Voyage  au  Tonkin,  1887, 
1   vol.  —  J.  Chailley,  P.  Bert  au  Tonkin,  in-S",  1  vol.  —  P.  Bourde,  de  Paris  au 

Tonliin,  1  vol.  —  A.  Mahé  de  la  Rourdonnais,  Un  Français  en  Birmanie,  188G, 

1  vol. 


LA   SCIENCE   SOCIALE. 


Vingt  à  vingt-cinq  millions  d'indigènes  voient  leur  sort  remis 
entre  nos  mains.  Il  dépend  de  nous  qu'ils  soient  livrés  à  tous  les 
hasards  de  la  guerre,  ou  bien  qu'ils  jouissent  du  bienfait  de  la 
paix.  Leur  progrès  moral  et  leur  développement  matériel  sont  éga- 
lement à  notre  discrétion.  Réussissons-nous  à  maintenir  la  paix, 
à  favoriser  le  progrès,  à  développer  la  prospérité  parmi  ces  po- 
pulations soumises  à  notre  action?  La  question  vaut,  je  pense,  le 
temps  et  la  peine  d'un  examen  attentif. 

En  second  lieu,  nos  intérêts  à  nous  autres  Français,  auxquels 
il  nous  est  bien  permis  de  songer,  sont  engagés  là-bas  dans 
une  assez  large  mesure  pour  nous  inspirer  de  sérieuses  préoccu- 
pations. Ce  n'est  pas  tout  que  de  dominer  un  peuple,  encore  faut-il 
être  certain  de  ne  l'avoir  pas  à  dos  en  un  jour  d'embarras.  Il  est 
bon  de  voir  aussi  les  résultats  directs  de  cette  domination  au  point 
de  vue  de  notre  avantage  matériel;  nos  sacrifices  sont-ils  com- 
pensés par  des  profits  convenables?  Pouvons-nous  estimer  du 
moins  que  cette  compensation  soit  probable?  Est-elle  même  sim- 
plement possijjle?  Voilà  les  questions  diverses  et  graves,  qui  se 
présentent  à  notre  examen.  Essayons  de  les  résoudre  d'une  façon 
précise  et  complète;  et,  d'abord,  demandons-nous  dans  quelle 
mesure  et  à  quelles  conditions  nous  pouvons  coloniser  l'Indo- 
Chine? 


I.    POUVONS-NOUS    COLONISER    L  INDO-CHINK 

ET    PAR    QUELS    PROCÉDÉS? 

La  grande  péninsule  indo-chinoise  se  subdivise  politiquement 
en  trois  fractions  distinctes  :  la  Birmanie  anglaise,  à  l'ouest;  le 
Siam  indépendant,  au  centre;  l'Indo-Chine  française,  à  l'est. 
Celle-ci  comprend  elle-même  trois  parties  :  la  Cochinchine,  co- 
lonie française;  le  Cambodge  et  l'Annam,  royaumes  protégés.  On 
pourrait  même  distinguer  une  quatrième  partie,  le  Tonkin,  dont 
la  situation  mixte  participe  à  la  fois  du  régime  colonial  et  du 
protectorat . 

Toute  cette  région,  et  particulièrement  celle  qui  nous  intéresse,' 


LA   FRANCK    KN    IMjO-CllINt:.  V 

présente  ce  caractère  essentiel,  d'être  formée  d'arêtes  monta- 
gneuses qui  se  détachent  en  éventail  des  nœuds  thibétains,  et  en- 
tre lesquelles  les  eaux  abondantes  et  torrentielles  des  tropiques  ont 
étalé  d'immenses  alluvions.  Ces  alluvions  forment  des  plaines  bas- 
ses, périodiquement  inondées  par  les  fleuves  ou  détrempées  par 
les  pluies,  par  conséquent  toujours  humides.  Joignez  à  cela 
une  chaleur  toujours  grande,  souvent  excessive,  molle,  énervante 
et  anémiante,  et  vous  aurez  une  idée  de  ce  climat,  que  l'Euro- 
péen ne  peut  habiter  longtemps  sans  en  souffrir.  Le  Tonkin 
fait  cependant  exception  à  ce  régime;  il  jouit  d'une  saison  tem- 
pérée qui  repose  le  corps  et  ramine  les  forces.  Aussi  n'est-il  pas 
rare  de  voir  des  Européens,  des  missionnaires  notamment,  ré- 
sider vingt  ans  et  plus  au  Tonkin  sans  trop  en  pàtir,  tout  en  se 
livrant  à  de  pénibles  travaux.  Mais  le  Tonkin  représente  la  moin- 
dre partie  de  l'Indo-Chine  française;  on  lui  attribue  11.000  kilo- 
mètres carrés  seulement  de  superficie.  La  population  y  est  d'ail- 
leurs très  dense. 

Il  est  utile  de  noter  que  les  hauteurs  elles-mêmes  sont  malsaines, 
parce  qu'elles  sont  sont  en  général  boisées,  c'est-à-dire  couvertes 
d'une  couche  de  débris  végétaux  en  état  de  fermentation  continue 
sous  la  double  action  de  la  chaleur  concentrée  et  de  l'humi- 
dité. On  ne  tarde  guère  à  y  contracter  la  fièvre  des  bois. 

Il  résulte  de  tout  ceci  que  le  régime  climatérique  de  la  région 
s'oppose  nettement  à  une  colonisation  européenne  régulière. 
Tous  les  voyageurs  sont  d'accord  sur  ce  point.  Le  docteur  de 
Lanessan,  entre  autres,  après  avoir  visité  le  pays,  écrit  :  «  Ni  la 
Cochinchine,  ni  le  Cambodge,  ni  l'Annam,  ni  même  le  Tonkin, 
malgré  l'hiver  dont  il  jouit,  ne  se  prêtent  à  l'acclimatement  de 
l'Européen.  Celui-ci  ne  peut  y  vivre  qu'à  la  condition  d'éviter 
les  fatigues  de  toute  sorte,  et  d'aller  de  temps  à  autre  retremper 
sa  santé  sous  le  climat  de  la  patrie.  » 

Voilà  un  premier,  permanent  et  grave  obtacle  à  la  colonisation 
régulière  par  des  Européens  :  il  résulte  de  la  condition  physique 
même  de  la  région.  Il  en  est  un  autre  non  moins  sérieux  :  ces 
pays  sont  occupés,  et  ils  le  sont  à  un  point  dont  nous  n'avons  pas 
ridée  dans  nos  contrées,  qui  passent  cependant  pour  si  avancées 


8  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

et  si  riches.  Bien  souvent  un  seul  hectare  de  sol  cultivable  doit 
nourrir  dix  personnes.  Donc,  la  place  est  prise  par  une  race  agri- 
cole, race  par  conséquent  très  fortement  attachée  au  sol  dont  elle 
vit,  dont  elle  est  propriétaire;  une  persécution  atroce  pourrait 
seule  l'écarter  de  ses  foyers  et  de  ses  champs. 

Mais,  si  les  Européens  n'ont  que  peu  de  chose  ou  même  rien  à 
faire  dans  ces  pays  comme  colons  proprement  dits,  ils  peuvent  en 
obtenir,  par  un  autre  procédé,  de  sérieux  profits.  En  effet,  nous 
venons  de  dire  que  la  population  indo-chinoise  est  surtout  agricole. 
Par  suite,  son  industrie  est  extrêmement  arriérée  par  rapport  à 
la  nôtre.  Les  Annamites  fabriquent  encore  au  foyer  domestique 
un  bon  nombre  d'articles  de  consommation  ménagère.  Les  fem- 
mes filent  et  tissent  le  coton  indigène,  décortiquent  le  riz,  etc. 
Le  bambou,  aux  multiples  applications,  facilite  singulièrement 
le  jeu  de  cette  organisation  primitive.  Quant  aux  objets  de  fa- 
brication qu'il  est  impossible  de  produire  sans  aptitude  spéciale, 
on  les  demande  aux  artisans  dispersés  dans  les  villages,  ou  bien 
au  commerce. 

D'un  autre  côté,  les  Annamites  produisent  certains  articles 
agricoles  au  delà  de  leurs  besoins.  Quelques-uns  de  ces  articles, 
comme  la  soie,  la  cannelle,  le  café,  le  cardamone,  le  poivre, 
sont  recherchés  partout  et  trouvent  un  débit  assuré. 

L'Indo-Chine  française  offre  donc  tous  les  éléments  d'un  com- 
merce actif  et  riche.  Les  transports  y  sont  facilités  sur  bien  des 
points  par  le  réseau  fluvial  très  serré  qui  couvre  le  pays;  le 
principal  cours  d'eau  du  Tonkin,  le  fameux  fleuve  Rouge,  ouvre 
même,  paraît-il,  un  moyen  de  communication  direct  et  écono- 
mique entre  la  mer  et  la  Chine  méridionale,  au  travers  du  massif 
montagneux  de  la  frontière.  Le  pays  fournit  des  produits  re- 
cherchés et  assez  abondants.  La  population,  relativement  aisée 
quand  elle  vit  et  travaille  en  paix,  accepte  avec  empressement  les 
articles  manufacturés  d'Europe,  pourvu  qu'on  les  lui  ofl're  à 
bon  marché  et  selon  ses  goûts.  Notons  enfin  que  la  condition  so- 
ciale de  la  race  offre  encore  au  commerce  un  précieux  avantage. 
C'est  là  en  effet  une  population  communautaire,  c'est-à-dire  essen- 
tiellement stable  dans  ses  goûts  comme  dans  ses  traditions.  Aussi, 


LA    FRANCE    EN    INDO-CIIINE.  9 

lorsque  Tindustrie  s'est  organisée  une  fois  pour  la  satisfaire,  il 
y  en  a  pour  longtemps  ;  les  cliangemenis  brusques,  les  caprices 
de  la  mode  ne  sont  guère  à  craindre  chez  les  Annamites.  Mais, 
précisément  pour  la  même  raison,  il  faut  se  conformer  dans  la 
forme,  la  couleur  et  la  qualité  du  produit  à  leurs  habitudes 
séculaires,  sinon  ils  ferment  leur  bourse,  vont  porter  leur  pra- 
tique ailleurs,  ou  même  s'en  tiennent  à  leur  fabrication  ména- 
gère plutôt  que  d'accepter  des  innovations  qui  les  troublent. 

Les  Européens,  et  spécialement  les  Français,  s'ils  ne  peuvent 
espérer  de  s'établir  en  Annam  comme  colons,  sont  au  moins  à 
même  de  trouver  là  une  clientèle  étendue,  aisée  en  règle,  essen- 
tiellement stable,  pouvant  offrir,  en  échange  des  produits  ma- 
nufacturés d'Europe,  un  fret  de  retour  avantageux,  d'où  un 
double  profit.  Notons  encore  que  le  sol  de  l'Indo-Chine  renferme 
sur  divers  points  des  gisements  carbonifères  ou  métalliques  assez 
riches,  dit-on,  dont  les  indigènes  ne  savent  pas  organiser  l'exploi- 
tation en  grand,  mais  qu'ils  peuvent  fort  bien  mettre  en  valeur 
sous  une  direction  européenne.  Voilà  donc  réunis  beaucoup  d'é- 
lémenls  de  prospérité  pour  des  colons  marchands. 

Celte  catégorie  de  colons  n'a  pas,  sans  doute,  la  stabilité,  la 
vigueur  des  colons  agricoles.  Ils  campent  dans  le  pays  qu'ils  ex- 
ploitent, s'y  enrichissent,  puis  reviennent  dans  leur  patrie  sans 
laisser  une  trace  profonde  de  leur  passage.  Par  suite,  ils  ne  peu- 
vent réaliser  la  conquête  sociale,  l'assimilation  d'une  race  sou- 
mise. Mais  lorsque  le  milieu  s'oppose,  comme  dans  le  cas  qui  nous 
occupe,  à  l'établissement  dune  autre  catégorie  de  colons,  une 
race  dominatrice  bien  organisée  peut  encore  tirer  de  sérieux 
avantages  du  système  de  l'exploitation  commerciale.  Et  cela, 
bien  entendu,  sans  que  la  race  indigène  ait  à  en  souffrir;  sinon, 
l'exploitation  devient  inique  et  précaire. 

La  France  a-t-elleau  moins  fourni  à  l'Indo-Chine  des  colons  mar- 
chandscapablesd'en  conduire  l'exploitation  dansles  conditions  que 
nous  venons  d'indiquer?  Elle  lui  en  a  envoyé,  mais  bien  peu.  Un 
sous-secrétaire  d'État  des  colonies  déclarait  récemment,  au  cours 
dune  discussion  parlementaire,  que  dans  la  colonie  déjà  ancienne 
de  Cochinchine,    avec  une  population  totale  de    près  de  deux 


10  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

millions  crames,  on  trouvait  environ  seize  cents  Français,  dont 
quatorze  eents  fonctionnairo^.  On  voit  que  la  proportion  des  in- 
dividus adonnés  aux  affaires  est  faible.  Ces  rares  commerçants 
ont-ils  su,  du  moins,  absorber  la  meilleure  part  du  commerce  in- 
ternational de  la  région? 

Pour  y  réussir,  il  eût  fallu  qu'ils  fussent  dressés  par  leur 
formation  sociale  à  de  telles  entreprises.  Or  ils  ne  le  sont  guère. 
C'est  répéter  un  lieu  commun,  que  de  dire  que  tout  chez  nous, 
et  cela  depuis  bien  longtemps,  est  calculé  pour  refouler,  pour 
étioler  les  initiatives,  en  matière  économique  comme  en  tant 
d'autres.  Depuis  les  monopoles  et  les  règlements  du  colbertisme, 
jusqu'aux  exigences  des  lois  maritimes  contemporaines,  il  semble 
que  les  pouvoirs  publics  aient  pris  spécialement  à  tâche  de  dé- 
courager le  commerce  de  mer.  La  décadence  bien  constatée  de 
ce  commerce  leur  a  inspiré,  il  est  vrai,  l'idée  lumineuse  de  le 
relever  au  moyen  de  primes  directes  (1),  ou  indirectes  (2).  Mais 
ce  moyen  n'a  réussi  qu'à  engourdir  davantage  les  individus,  à 
les  accoutumer  plus  que  jamais  à  compter  sur  l'Etat,  c'est-à-dire 
sur  la  communauté  :  et  l'on  sait  quelle  attraction  la  vie  de  com- 
munauté, avec  sa  facile  imprévoyance,  exerce  sur  les  esprits 
faibles  ou  paresseux.  Il  en  est  résulté,  chez  les  commerçants  fran- 
çais, une  inaptitude  bien  reconnue  à  lutter  dans  l'arène  du  négoce 
international  avec  des  rivaux  mieux  armés.  Je  ne  formule  ici,  bien 
entendu,  qu'une  règle  générale;  elle  comporte  d'honorables  ex- 
ceptions; mais  je  crois  que  personne  n'oserait  en  contester  ni  la 
vérité  d'ensemble,  ni  la  mauvaise  influence  sur  notre  mouve- 
ment d'affaires  à  l'extérieur.  Le  fait  a  été  constaté  et  répété  à 
satiété  partout. 

Cette  infériorité  bien  constatée  de  notre  commerce  se  retrouve 
naturellement  en  Indo-Chine  comme  partout.  Dans  la  réalité  des 
choses,  si  nous  dominons  politiquement  ces  pays,  si  nous  les  rete- 
nons à  grands  frais  sous  notre  direction,  ce  sont  surtout  des 
étrangers  qui  les  exploitent.  La  statistique  annuelle,  dressée  par 
les    douanes    françaises   qui  enveloppent  notre  Indo-Chine,    le 

(1)  Piiincs  à  la  navigalion  ou  à  la  consliiiction  maritime. 

(2)  Surtaxes,  droits  de  port,  tarifs  différentiels,  etc. 


LA    FRANCK    K.N    INDO-CIII.NE.  11 

constate  impitoyablement.  En  18S8.  le  mouvement  commercial 
s'est  ainsi  établi  : 

Totales.  Françaises. 

Exportations (i8  millions  de  francs.    2  millions  de  francs. 

Importations 71  —  il  — 

Nous  avons  acheté  cette  année  pour  un  peu  plus  de  deux  mil- 
lions de  francs  de  produits  annamites  sur  71  millions  de  sorties; 
et  nous  avons  introduit  pour  11.200.000  francs  d'articles  fran- 
çais sur  68  millions  d'entrées.  Encore  faut-il  noter  que  sur  ces 
11  millions  une  bonne  part  est  représentée  par  des  articles 
étrangers,  devenus  français  par  importation  dans  la  mé- 
tropole ou  dans  une  autre  colonie  et  réexpédiés  en  Indo- 
Chine  ! 

En  1889,  M.  de  Lanessan  disait  dans  un  livre  retentissant  :  «  Le 
fait  important  qui  se  dégage  de  l'examen  des  statistiques  com- 
merciales de  rindo-Chine,  cest  la  prépondérance  dont  jouit  Ir 
commercp  étranger  dans  nos  établissements  indo-chinois,  pour  les 
exportations  comme  pour  les  importations.  En  1887,  la  valeur 
des  importations  faites  par  la  France  ne  dépasse  pas  15  millions 
de  francs,  tandis  que  celle  des  importations  de  l'étranger  atteint 
68  millions  et  demi.  Les  exportations  de  l'Indo-Chine  en  France 
ne  dépassent  pas  douze  cent  mille  francs,  tandis  que  les  expor- 
tations à  l'étranger  approchent  de  55  millions  de  francs  (1)  ». 

Le  même  auteur  dit  encore  :  «  Les  flanelles  bleues  et  les  coto- 
nades  blanches  avec  lesquelles  sont  faits  les  uniformes  des  offi- 
ciers et  les  vêtements  de  tous  les  fonctionnaires,  sont  entièrement 
d'origine  anglaise...  L'examen  des  statistiques  permet  de  cons- 
tater que  les  marchandises  étrangères  importées  en  plus  grande 
quantité  sont  particulièrement  celles  que  les  indigènes  consom- 
ment. » 

Le  Directeur  des  Douanes  du  Tonkin  disait  récemment  dans 
un  document  officiel  :  «  Comme  les  années  précédentes.,  les  cotons 
filés  proviennent  de  Bombay,  les  cotonnades  nous  sont  fournies 

i\)  11  est  bon  de  rappeler  que,  M.  de  Lanessan  ayant  été  nommé  récemment  gou- 
verneur général  delIndo-Chine,  ce  fait  donne  à  ses  critiques  une  portée  considérable. 


12  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

par  les  fabriques  de  Manchester.  Malgré  les  droits  actuels  variant 
de  25  à  30  ^,  les  produits  français  ne  peuvent  pas  encore  lutter 
pour  le  bon  marché  contre  ceux  de  Flnde  et  de  l'Angleterre  : 
A  prix  égal,  ces  derniers  seront  même  très  probablement  préférés, 
parce  que  leurs  dimensions,  leurs  couleurs  et  leurs  dessins  con- 
viennent bien  aux  Annamites  ». 

M.  de  Lanessan  indiquait  le  même  fait  en  ces  termes,  parfaite- 
ment précis  :  «  Les  tissus  figurent  au  premier  rang  des  objets 
d'importation  consommés  par  les  Annamites  et  Cambodgiens... 
0)'  ils  viennent  presque  en  totalité  de  f  étranger...  On  pourrait 
même  démontrer  non  seulement  que  la  France  ne  fournit  pas  des 
tissus  aux  indigènes  de  la  Cochinchine,  mais  encore  que  les 
Européens  de  notre  colonie  consomment  à  peu  près  exclusive- 
ment des  tissus  étrangers.  Cela  est  vrai  cF ailleurs  jjour  beaucoup 
(V autres  produits  d'importation  ». 

Le  fait  est  donc  certain  :  nous  avons  en  Indo-Chine  bien  peu 
de  colons  négociants,  et  la  métropole  ne  fait  avec  la  région,  par 
leur  intermédiaire,  qu'un  commerce  insignifiant.  Et  ce  n'est  pas 
tout  encore  :  que  deviendrait  donc  ce  commerce,  si  nous  n'avions 
pas  là-bas  une  petite  armée  et  de  nombreux  fonctionnaires?  Evi- 
demment il  tomberait  à  rien  ou  peu  s'en  faut.  Bien  souvent  nos 
agents  et  nos  officiers  se  fournissent  d'articles  étrangers,  mais  ils 
n'en  consomment  pas  moins  une  certaine  quantité  d'articles  fran- 
çais, qu'ils  sont  seuls  à  demander.  Il  en  résulte  que  les  contribua- 
bles français,  pris  en  masse,  sont  en  définitive  obligés  de  solder 
la  presque  totalité  des  lîénéfîces  réalisés  par  les  quelques  maisons 
métropolitaines  qui  opèrent  en  Indo-Chine,  et  de  payer  en  outre 
les  frais  d'occupation.  On  conviendra  que  la  combinaison  est  peu 
économique. 

Il  faut  avouer,  du  reste,  que  nos  colons  négociants  ont  fort  à 
faire  pour  réussir  en  Indo-Chine.  Indépendamment  des  difficultés 
inhérentes  à  ce  genre  d'affaires ,  et  de  la  rude  concurrence  du 
commerce  étranger,  ils  ont  encore  à  se  débrouiller  au  milieu  des 
difficultés  de  tous  genres  que  leur  crée  le  régime  administratif. 
Et  ce  régime  ne  leur  fait  certes  pas  la  partie  trop  belle.  C'est  ce 
que  nous  allons  démontrer,  preuves  en  mains. 


LA    l'RANCK    E.\    INDO-CHINE.  13 


H.    —    COMMENT    NOUS    GOUVERNONS    l'iNDO-CHINE. 

Jamais  des  commerçants  isolés  n'ont  réussi  à  fonder  au  dehors 
des  établissements  coloniaux  dignes  de  ce  nom,  étendus,  durables 
et  prospères.  Pour  y  réussir  ils  doivent  opérer  selon  Tune  de 
ces  deux  combinaisons  : 

1°  La  formation  de  Cotxpagnies  souveraines,  dites  encore 
Compagnies  à  charte,  portant  sur  un  point  déterminé  tout  l'effort 
d'une  puissante  association  de  capitaux. 

On  a  essayé,  en  France,  de  ce  procédé;  des  Compagnies  se 
sont  fondées  à  diverses  époques  de  l'ancien  régime.  Elles  ont 
toutes  fini,  après  une  existence  assez  courte  et  languissante,  par 
l'effet  de  l'abusive  ingérence  et  de  la  fiscalité  ruineuse  d'un  gou- 
vernement jaloux  et  besoigneux.  Depuis  un  siècle,  elles  sont  pros- 
crites par  suite  de  l'étroitesse  tatillonne  et  inintelligente  de  l'es- 
prit bureaucratique,  devenu  décidément  le  maître  de  la  situation. 
A  l'heure  qu'il  est,  et  devant  le  néant  lamentable  de  notre  expan- 
sion extérieure,  on  songe  bien  à  revenir  au  régime  des  Com- 
pagnies. Mais  dans  quelles  conditions  !  L'administration  veut  bien 
admettre  en  principe  l'idée  de  la  constitution  de  Compagnies  à 
charte,  mais  à  la  condition  de  laisser  à  l'État  un  droit  d'inves- 
tigation permanent  et  sans  limite  dans  leurs  affaires,  et  de  re- 
mettre ce  droit  à  de  hauts  commissaires,  investis  de  pouvoirs 
analogues  à  ceux  de  nos  Consuls  en  Orient  et  en  extrême  Orient 
et,  à  ce  titre,  représentant  le  Gouvernement  auprès  des  étran- 
gers (1). 

Pour  bien  comprendre  la  portée  de  cette  proposition,  il  faut 
savoir  que  nos  consuls  en  Orient  sont  armés  de  pouvoirs  im- 
menses; ils  sont  à  la  fois  :  chargés  d'affaires  politiques,  admi- 
nistrateurs, commissaires  maritimes,  notaires,  juges  au  civil,  au 
correctionnel  et  commerciaux,   etc.  3Iunis  du  droit  d'investiga- 

(1)  Rapport  au  Conseil  supthieur  des  Colonies,  par  une  sous-commission  chargée 
d'examiner  la  question  des  Compagnies  coloniales,  1891. 


14  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

tion  sans  limites  dont  nous  parlions  tout  à  Iheure,  il  leur  serait 
facile  d'intervenir  dans  toutes  les  affaires  des  Compagnies  pour 
les  entraver,  de  leur  susciter  mille  difficultés ,  et  enfin  de  les 
faire  échouer.  Nous  laissons  pour  mémoire  les  formalités,  les 
frais  et  les  taxes  qu'on  ne  manquerait  pas  d'imposer  à  ces  entre- 
prises, et  nous  concluons  hardiment  en  disant  que  nous  n'avons 
aucun  espoir  dans  le  succès  de  Compagnies  formées  sous  un  tel 
régime,  en  supposant  toutefois  qu'on  ne  le  repousse  pas  comme 
trop  en  dehors  encore  des  idées  françaises,  et  que,  le  régime  étant 
admis,  quelqu'un  se  rencontre  d'assez  osé  pour  l'essayer. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'avenir,  jusqu'à  présent  on  n'a  pas  pu 
recourir  au  système  des  Compagnies  souveraines,  et  pour  cause; 
il  a  donc  fallu  se  contenter  de  la  seconde  combinaison,  La  voici, 
avec  toutes  ses  conséquences. 

2°  Occupation  et  orç/anisatioii  du  puii^  pur  les  jjouro/rs  pu- 
blics. 

C'est  précisément  le  cas  de  l'Indo-Chine  française.  Voyons 
donc  comment  ce  régime  s'est  établi  et  ce  qu'il  a  donné.  Et 
d'abord ,  demandons-nous  qui  nous  avons  à  gouverner  là-bas , 
ou  bien ,  en  d'autres  termes,  comment  sont  organisés  nos  sujets 
indo-chinois. 

Les  premiers  habitants  de  ce  pays ,  émigrés  probablement  par 
force  des  régions  avoisinantes  (1) ,  durent  plier  leur  mode  d'exis- 
tence aux  exigences  du  milieu  forestier  qui  les  enveloppait,  et 
devenir  de  purs  sauvages.  Plus  tard,  le  pays  fut  envahi  par  des 
migrations  mieux  organisées.  Des  groupes  sortis  de  l'Inde,  et 
munis  d'un  organisme  social  supérieur,  pénétrèrent  jusqu'au  cœur 
de  la  péninsule;  ils  fondèrent  entre  le  Me-nam  et  le  Me-kong 
l'empire  resté  fameux  des  K/imers.  ou  Ciampas.  Enfin,  un  troi- 
sième élément,  le  Chinois,  venus  du  nord  cette  fois,  arrivant  à 
son  tour  dans  le  pays,  entra  en  lutte  avec  les  Ciampas,  les  refoula 
peu  à  peu  et  finit  par  les  submerger.  Ce  long  conflit  ne  s'est  ter- 
miné qu'au  dix-huitième  siècle,  laissant  dans  la  région  un  mé- 

(1)  Quel<ju('s  îiiileurs  font  venir  les  Annamites  des  archipels  malais.  Le  contraire 
nous  semble  plus  proljaljle  et  tout  porte  à  croire  que  les  iles  furent  occupées  au  con- 
traire par  des  émigrés  de  la  péninsule. 


LA    FRANCE    EN    INDO-CIIINE.  15 

lange  assez  confus  de  ces  divers  éléments.  (V.  de  Lanessan  et 
autres.) 

Les  envahisseurs  de  l'Indo-Chine,  qu'ils  vinssent  de  l'ouest 
•)u  du  nord,  appartenaient  d'ailleurs  à  la  même  formation  sociale, 
et  leur  action  sur  le  pays  fut  sensiblement  la  môme.  Ils  se  con- 
centrèrent dans  les  terres  basses,  arrosées  et  fertiles,  et  ils  refou- 
lèrent dans  la  montagne  les  iudigènes  sauvages,  qui  y  ont  sub- 
sisté avec  la  plupart  de  leurs  caractères  propres,  tout  en  se 
modifiant  un  peu  au  contact  de  populations  mieux  constituées. 
C'est  ainsi  que  les  Muonr/s  du  Tonkin ,  qui  vivent  surtout  de 
chasse,  ont  cependant  des  cultures  rudimentaires  de  riz  et  de 
patates;  mais  ce  sont  les  femmes  qui  en  ont  le  soin.  Les  hommes 
passent  le  meilleur  de  leur  temps  à  fumer,  causer  et  boire  du 
vin  de  riz,  absolument  comme  les  Nègres  de  l'Afrique  centrale. 

Le  Cambodge,  qui  est  un  pays  de  plaines,  nous  offre  à  ce  point 
de  vue  un  exemple  bien  frappant  de  l'influence  du  milieu.  Dans 
cette  partie  de  la  péninsule,  le  sol  n'est  pas  encore  affermi.  Sur 
d'immenses  espaces  s'étend  une  mer  de  boue  que  l'inondation 
couvre  presque  sans  cesse ,  et  où  la  forêt  règne  sans  par- 
tage. Çà  et  là,  des  mouvements  de  terrain  forment  comme  des 
ilôts  où  sont  bâtis  de  pauvres  hameaux.  La  population,  faible, 
éparse,  vit  de  pêche,  de  cueillette  dans  les  bois,  d'un  peu  de 
culture.  Elle  ne  peut  ni  étendre  ni  consohder  ses  plantations  , 
puisque  le  sol  manque.  C'est  un  petit  peuple  de  demi-sauvages, 
exploité  par  quelques  chefs  asiatiques  qui  le  dévorent.  Le  roi 
gouverne  à  la  façon  d'un  chef  de  tribu  des  bords  du  Congo.  Il 
est  maître  absolu  des  biens  et  de  la  vie  de  ses  sujets,  il  les  dé- 
pouille, les  supphcie,  les  réduit  en  esclavage  à  son  gré.  (De  La- 
nessan.) Ce  pays  constitue,  au  point  de  vue  social,  une  excep- 
tion parmi  les  États  qui  l'entourent.  Cette  exception  est  due  à  la 
nature  du  milieu,  qui  ne  permet  pas  la  constitution  de  groupes 
importants  de  cultivateurs  sédentaires  et  organisés  sur  un  type 
plus  vigoureux,  plus  compliqué,  plus  favorable  au  développement 
simultané  du  régime  social  et  des  institutions  politiques. 

Quant  aux  habitants  de  la  région  orientale,  ceux  qui  ont 
formé  le   peuple  annamite,   ils  sont  sortis   de    la  famille  com- 


16  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

munautaire  chinoise,  et  ils  en  ont  gardé  jusqu'à  ce  jour  le  type 
accusé  et  précis.  «  Le  père  de  famille,  dit  Luro,  possède  de 
puissants  moyens  d'action  sur  ses  enfants.  Il  a  le  droit  des  châ- 
timents corporels  et  la  lil)erté  de  tester...  Il  peut  marier  ses  en- 
fants, et  ceux-ci  ne  peuvent  se  marier  sans  son  consentement... 
Le  chef  de  famille  est  le  juge  naturel  de  toutes  les  contesta- 
tions qui  s'élèvent  entre  ses  descendants.  »  Ces  caractères  sont 
très  nets;  ils  suffisent  pour  déterminer  le  type,  et  pour  expli- 
quer tous  les  faits  de  la  vie  privée  et  publique  des  Anna- 
mites. 

Il  y  faut  ajouter  cependant  une  circonstance  qui  possède  aussi 
sa  forte  part  d'influence.  Cette  population  si  dense  est  essentiel- 
lement rurale.  Dans  toutes  les  parties  cultivables ,  dit  M.  de  La- 
nessan,  les  villages  sont  innombrables,  mais  les  villes  de  quel- 
que importance  sont  rares.  Au  Cambodge,  Pnom-Penh;  en 
Cochinchine,  Saïg-on  et  Cholon,  ville  commerçante  chinoise; 
dans  l'Annam,  Faï-Foo,  également  peuplée  par  les  Chinois,  et 
Hué,  la  capitale:  au  Tonkin,  Ha-Noï ,  Nam-Dinh  et  Haï-Phong 
sont  les  seules  villes  assez  dignes  de  ce  nom  pour  qu'on  puisse 
les  citer  (1). 

Ainsi,  l'Annam  est  occupé  par  une  population  qui  a  pour 
type  social  la  famille  patriarcale  et  communautaire,  et,  pour 
mode  principal  de  travail,  la  culture.  Voici  les  conséquences  qui 
résultent  de  cet  état  de  choses. 

Au  point  de  vue  de  la  vie  privée,  la  famille  annamite,  très 
unie  sous  la  main  de  son  chef,  forme  une  communauté  discipli- 
née, paisible,  laborieuse,  de  mœurs  calmes,  douces,  hospita- 
lières. Tous  les  voyageurs  s'accordent  pour  lui  reconnaître  ces 
caractères.  La  fertilité  du  sol  lui  permet  de  vivre,  bon  an  mal 
an,  dans  une  aisance  relative  tant  qu'une  grave  perturbation 
naturelle  ou  politique  ne  vient  pas  la  troubler.  Les  familles  trop 
nombreuses  envoient  au  dehors  quelques-uns  de  leurs  membres, 
qui  deviennent  artisans,  marchands,  voire  même  mandarins. 
Mais  chacun  tend  à  revenir  un  jour  au  foyer  natal,  muni  d'éco- 

(1)  Encore  doit-on  observer  que  ces  villes  sont  pour  la  |)iupart  un  ensemble  de  vil- 
lages serrés  les  uns  contre  les  autres  et  plus  ou  moins  soudés. 


LA   FRANCE    EN   INDO-CIIINE.  17 

nomies  suffisantes  pour  y  vivre  sans  être  trop  à  charge  à  la 
communauté. 

Au  point  de  vue  do  la  vie  publique,  la  forte  organisation  de  la 
famille  et  l'esprit  communautaire  donnent  des  résultats  im- 
portants. Les  familles  sont  réunies  en  groupes  municipaux  très 
bien  organisés  sous  la  direction  des  chefs  de  famille.  On  dis- 
tingue parmi  ceux-ci  les  Notables,  c'est-à-dire  les  individus 
plus  considérés,  qui  forment  le  Conseil  communal.  Ce  conseil  se 
recrute  par  cooptation  :  les  notables  désignent  en  effet  leurs 
successeurs  parmi  les  citoyens  inscrits  au  rôle  des  impôts  di- 
rects (ce  sont,  de  fait,  les  chefs  de  famille,  puisque  selon  Luro 
on  estime  leur  nombre  à  un  sur  quinze  habitants).  Enfin  le  Con- 
seil désigne  le  maire,  qui  est  l'agent  du  Conseil  avant  tout. 

Les  Conseils  communaux  ont  des  attributions  très  importan- 
tes, qui  se  combinent  étroitement  avec  l'autorité  patriarcale. 
C'est  ainsi  qu'en  matière  de  juridiction  criminelle  et  civile,  le 
père  est  chargé  de  maintenir  l'ordre  dans  sa  propre  famille, 
et  de  régler  les  contestations  intestines  qui  surviennent.  Dans 
les  rapports  entre  familles,  ce  sont  le  maire  et  les  notables  qui 
interviennent  pour  juger  les  contraventions  et  menus  délits, 
instruire  les  faits  criminels,  trancher  en  premier  ressort  ou 
concilier  les  procès.  Les  autorités  administratives  n'agissent  que 
pour  réprimer  les  crimes  graves,  ou  juger  en  appel  les  affaires 
civiles  (Luro  et  autres). 

Les  communes  sont  en  outre  chargées  d'assurer  la  tranquillité 
publique,  sous  leur  responsabilité.  Des  milices  locales  servent  de 
gendarmerie  et  maintiennent  l'ordre  sans  difficulté,  en  temps 
ordinaire,  au  milieu  de  cette  paisible  population.  Ce  sont  encore 
les  notables  qui  représentent  tous  les  rouages  administratifs  dans 
la  commune,  répartissent  les  impôts,  dressent  les  listes,  pré- 
sident aux  recrutements,  etc.  Les  fonctionnaires  royaux  n'ont 
guère  plus  qu'à  contrôler,  et  on  a  grand  soin  d'éviter  leur  ingé- 
rence dans  les  affaires  locales.  Les  communes  ont  même  un  re- 
présentant spécial  chargé  de  les  défendre  contre  les  entreprises 
arbitraires  des  mandarins,  c'est  le  dwf  de  canton. 

Le  chef  de  canton,   dit  Luro,  est  la  clé  de  voûte  de  toutes  les 


\S  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

administrations  locales  du  royaume  :  «  Choisis  parmi  les  hommes 
les  plus  influents  par  leur  fortune,  les  plus  honorables  par  leur 
conduite,  les  plus  indépendants  par  leur  caractère  et  les  plus 
populaires  par  leur  bienveillante  urbanité,  les  chefs  de  canton 
sont  l'honneur  de  leur  pays.  »  Les  délégués  des  communes 
formant  le  canton  désignent,  par  ordre  de  préférence,  plu- 
sieurs candidats,  parmi  lesquels  le  gouvernement  annamite  fait 
un  choix.  Le  candidat  désigné  prend  alors  le  titre  de  chef  de 
canton  provisoire  :  il  est  titularisé  après  trois  ans  de  fonctions, 
si  sa  conduite  a  été  correcte  toute  la  durée  de  ce  stage.  Il  a 
spécialement  pour  fonctions  des  s'interposer  entre  les  autorités 
communales  et  les  officiers  administratifs,  afin  de  prévenir  ou 
de  régler  les  conflits,  les  exactions,  les  abus  de  toute  nature  et 
de  part  et  d'autre.  C'est  le  protecteur  né  du  peuple  et  des  li- 
bertés communales.  »  (Luro.) 

Au-dessus  de  ces  organismes  locaux,  le  gouvernement  central 
est  établi  avec  des  caractères  correspondant  à  ceux  de  la  vie  privée. 
((  L'organisation  du  royaume  d'x\nnam,  dit  M.  de  Lanessan,  sem- 
ble avoir  eu  la  famille  pour  modèle  (elle  n'en  a  pas  d'autre  en 
effet).  Le  roi  jouit  à  l'égard  de  ses  sujets  des  mêmes  droits  qu'un 
chef  de  famille  sur  toute  sa  parenté...  On  appelle  l'Empereur 
pf-zr  et  J7in-f'  du  peuple...  C'est  l'infaillible  dont  les  actes  ne  doi- 
vent pas  plus  être  discutés  par  ses  sujets  que  les  enfants  n'ont 
le  droit  de  discuter  ceux  de  leur  père.  » 

Un  autre  témoin  oculaire,  M.  Silvestre,  dit  de  son  côté  : 
((  Aussi  bien  l'État  n'est-il  réellement  qu'une  fédération  des 
familles.  Le  chef  de  la  famille  est  souverain  à  son  foyer,  comme 
l'Empereur  dans  l'empire,  sous  certaines  réserves  il  est  vrai.  » 
11  semble  donc,  au  premier  abord,  que  nous  nous  trouvons 
là  en  présence  d'un  régime  essentiellement  despotique,  d'une 
tyrannie  pure.  Dans  la  réalité  des  choses,  ce  pouvoir  arbitraire 
est  singulièrement  limité  par  la  forte  constitution  traditionnelle 
de  la  vie  privée  et  par  la  bonne  organisation  des  autorités  lo- 
cales. Toutes  les  coutumes,  toutes  les  lois  écrites  sont  établies 
sur  cette  base  et  en  tirent  leur  autorité.  «  La  législation  an- 
namite ne  s'inquiète  que  fort  peu  des  individus  et  de  leurs  in- 


LA    KHANCR    EN    INDO-CIIINE.  19 

térêts;  elle  laisse  à  la  famille  et  à  la  commune  le  soin  de  les 
apprécier  et  de  les  défendre  ;  mais  elle  se  préoccupe  vivement 
de  conserver  la  famille  et  la  société,  de  maintenir  l'obéissance 
aux  autorités  familiales  et  royales.  »  (De  Laxessax.) 

Il  est  à  remarcjuer  que  le  régime  si  vigoureux  de  la  famille 
et  de  la  commune  n'est  point  comme  ailleurs  une  création 
plus  ou  moins  artificielle  de  la  loi,  ou  plutôt  des  légistes.  Ce 
régime  est  sorti  naturellement  de  la  constitution  sociale  primi- 
tive de  la  race.  ((  L'administration  de  la  commune,  comme 
du  reste  celle  de  la  famille,  est  réglée,  en  tout  ce  qui  n'in- 
téresse pas  directement  le  service  de  l'État,  non  par  la  loi, 
mais  par  une  coutume  orale  traditionnelle.  »  (Luro.)  C'est  là 
justement  ce  qui  fait  sa  force,  car  personne  ne  peut  concevoir 
l'idée  de  changer  à  la  légère  ce  qui  vit  depuis  si  longtemps 
et  constitue  le  fonds,  la  trame  de  la  vie  nationale.  Aussi  le 
gouvernement,  avec  ses  allures  despoticjues,  est-il  étroitement 
limité  par  le  jeu  de  ce  mécanisme,  résultat  naturel  de  la  force 
des  choses,  c  L'État,  dit  Luro,  n'intervient  dans  les  affaires 
de  la  commune  que  dans  la  mesure  d'une  action  gouverne- 
mentale limitée  aux  intérêts  généraux.  »  Le  fait  est  que,  dans 
ce  système,  la  vie  privée  garde  une  autonomie  presque  com- 
plète, et  ne  laisse  à  l'initiative  des  pouvoirs  publics  qu'un  do- 
maine étroitement  restreint  aux  rapports  les  plus  importants  des 
familles  et  des  communes  entre  elles  ou  aux  relations  du  pays 
entier  avec  l'extérieur.  Les  rapports  courants,  ordinaires,  c'est- 
à-dire  les  plus  nombreux,  échappent  à  cette  initiative  éloignée 
et  par  suite  peu  capable  de  les  diriger. 

Il  est  probable  qu'en  lisant  ceci  beaucoup  de  lecteurs  éprou- 
veront quelque  surprise,  et  songeront  à  part  eux  que  les  gou- 
vernements et  les  administrations  d'Orient  ont  au  contraire  la 
réputation  bien  établie  d'agir  beaucoup,  et  le  plus  souvent  au 
détriment  des  populations.  C'est  là  en  effet  l'impression  que  laisse 
la  lecture  de  la  plupart  des  ouvrages  écrits  sur  ce  sujet.  Mais 
cette  erreur,  car  c'en  est  une,  vient  de  ce  fait  que  nous  observons 
en  général  les  choses  de  l'Indo-Chine,  ou  des  pays  analogues, 
avec  nos  yeux  d'Européens  et  surtout  de  Français.  Habitués  comme 


i20  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

nous  le  sommes  à  voir  le  gouvernement  agir  en  tout,  contrôler 
tout,  diriger  tout,  remplir  en  un  mot  la  première  place,  nous 
concevons  difficilement  un  autre  régime,  et,  partout  où  nous 
allons,  ce  sont  les  faits  et  gestes  du  gouvernement  et  de  ses 
agents  que  nous  notons  d'abord,  parce  que  c'est  là  ce  qui  nous 
frappe  le  plus.  Nous  n'accordons  nulle  part  à  la  vie  privée  plus 
d'influence  qu'elle  n'en  possède  en  France,  et  nous  arrivons  à 
commettre  de  la  sorte  des  erreurs  énormes,  faute  de  com- 
prendre l'ordre  véritable  et  le  lien  des  choses.  En  un  mot, 
nous  observons  à  rebours,  et  c'est  là  précisément  ce  qui  nous 
est  arrivé  constamment  dans  les  affaires  indo-chinoises. 

Quand  on  y  regarde  de  près,  en  classant  les  faits  dans  leur 
ordre  naturel,  en  s'élevant  du  plus  simple,    c'est-à-dire  de  la 
vie  privée,  au  complexe,  c'est-à-dire  à  la  vie  publique,  il  est 
facile  de  discerner  la  vérité.  Le  gouvernement,  étroitement  can- 
tonné dans  sa  sphère  par  l'intensité  de   la  vie   privée  et  de  la 
vie  communale,  ne  garde  pas  beaucoup  d'attributions,  et  n'in- 
tervient que  dans  des  cas  exceptionnels,  c'est-à-dire  rares.  Par 
suite,  si  son  intervention  est  arbitraire,  on  n'en  éprouve  guère 
les  effets  que  de  loin  en  loin,  par  hasard,  parfois  même  volon- 
tairement, comme  dans  le  cas  où,  mécontent  de  la  justice  lo- 
cale, un  plaideur  va  en  appel  devant  les  fonctionnaires  impériaux. 
Quant  aux  fonctionnaires  eux-mêmes   qui  sont  accusés  avec 
raison  d'abus  de  pouvoir  et  de  concussion,  voici  quels  sont  les 
éléments  de  leur  situation.  Considérons  d'abord  que  ce  peuple, 
accumulé  sur  des  terres  qui  suffisent  à  pciue  à  le  nourrir  et  ne 
peuvent  par  conséquent  lui  donner  la  richesse,  est  une  agglomé- 
ration de  petites  gens.  Les  rares  fortunes  du  pays  proviennent 
du  commerce,  —  encore  le  commerce  est-il  le  plus  souvent  aux 
mains  des  étrangers,   des  Chinois  surtout.  Par  suite,  il  n'existe 
pas  dans  le  royaume  d'aristocratie  indiquée  pour  être  appelée 
aux  emplois  publics.  De  là  cette  habitude  invétérée  des  concours 
successifs,  seul  moyen  pratique  de  désigner  au  pouvoir  les  hom- 
mes qui  sont  aptes  à  faire  des  agents.  «  Tous  les  fonctionnaires 
de  l'empire  sont  choisis  exclusivement,  dit  M.  de  Lanessan,  parmi 
les  lettrés  ayant  satisfait  aux  examens.  ^) 


LA    FRANCE   EN'    INI)0-C1II\E.  21 

C'est  là  déjà  une  cause  grave  de  trouble,  parce  que  ce  mode 
de  recrutement  est  tout  artificiel.  Il  ne  va  pas  chercher,  en  effet, 
l'homme  le  plus  au  courant  de  telle  ou  telle  fonction  ni  le  mieux 
adapté;  il  prend  seulement  celui  qui  a  fait  preuve  de  la  mémoire 
la  plus  souple  et  la  plus  extensible,  et  l'improvise  fonctionnaire 
sans  tenir  suffisamment  compte  de  ses  capacités  réelles,  de  ses 
tendances  spéciales,  de  ses  qualités  morales,  de  sa  situation 
personnelle.  Il  en  résulte  une  condition  capitale  d'infériorité 
moyenne  pour  le  corps  de  fonctionnaires  ainsi  composé. 

En  second  lieu,  les  agents  publics  sont  mal  rétribués.  Le  gou- 
vernement ne  peut  tirer  de  grosses  taxes  de  ces  petits  cultiva- 
teurs chargés  de  famille.  Et  comme  il  vit  lui-même  au  sein 
d'un  luxe  effréné,  créé  et  alimenté  par  le  commerce  actif  qui 
vit  de  certains  produits  de  la  région,  les  excessives  dépenses 
de  la  cour  épuisent  le  Trésor.  Or,  nous  le  disions  tout  à  l'heure, 
les  lettrés  sortent  en  g-énéral  de  familles  médiocres;  leur  place 
doit  les  faire  vivre,  et  si  le  gouvernement  les  paie  mal,  ils 
sont  naturellement  amenés  à  rançonner  leurs  administrés  dans 
toutes  les  occasions  où  faire  se  peut.  Mais,  encore  une  fois,  ces 
occasions  sont  rares,  et  fort  souvent  ceux-là  mêmes  qui  en  souf- 
frent l'ont  bien  voulu.  Il  ne  faut  donc  s'exagérer  ni  l'arbitraire 
du  gouvernement  ni  les  exactions  de  ses  agents,  parce  que  cet 
arbitraire  est  contenu  dans  des  limites  étroites  et  parce  que  ces 
exactions  ne  sont  ni  générales  ni  permanentes.  La  famille,  la 
commune  opposent  aux  abus  la  haute  et  forte  barrière  de  leur 
autonomie  traditionnelle,  large  et  respectée.  L'Annamite  reste 
pour  ainsi  dire  retranché  dans  ses  institutions  ;  il  n'en  sort  que 
s'il  lui  plait,  et  il  sait  les  défendre  si  quelqu'un,  mandarin, 
ministre,  souverain  même,  prétend  en  forcer  l'enceinte. 

Les  institutions  propres  de  l'Annam  ont  donc  du  bon,  beau- 
coup de  bon.  Elles  ont  longtemps  maintenu  le  pays  dans  un  état 
d'ordre  remarquable  et  de  prospérité  relative.  On  en  peut  donner 
comme  preuve  le  développement  de  la  population,  qui,  nous 
l'avons  constaté,  est  extrêmement  dense.  Mais  ces  institutions 
ont  aussi  leurs  défauts,  qu'il  ne  faut  pas  négliger,  car  ils  sont 
graves.  Voici  les  principaux. 


22  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

En  premier  lieu,  rorganisation  annamite  n'est  pas  ou  n'est 
que  très  peu  progressive,  pour  deux  raisons  capitales.  La  pre- 
mière dérive  de  ce  fait,  que  tous  les  peuples  communautaires, 
fortement  attachés  à  la  tradition,  offrent  une  invincible  tendance 
à  conserver  presque  intactes,  durant  de  longs  siècles,  leurs 
coutumes  privées  et  publiques.  Il  est  inutile  d'insister  sur  ce 
fait  car  ((  l'immobile  Orient  »  est  devenu  un  lieu  commun.  De 
plus  une  seconde  cause,  toute  locale,  s'ajoute  à  la  première.  Une 
démocratie  rurale,  un  peuple  de  petites  gens,  privé  d'une  classe 
supérieure  et  riche,  d'une  classe  éclairée,  pourvue  des  loisirs 
et  des  moyens  d'action  que  donne  la  fortune,  est  un  peuple  fata- 
lement voué  à  la  stagnation,  à  la  perpétuelle  médiocrité.  Or, 
nous  l'avons  vu,  c'est  ici  le  cas.  Le  peuple  d'Annam,  immobile 
comme  la  nation  chinoise  d'où  il  est  sorti,  en  reflète  assez  ser- 
vilement la  civihsation  sans  la  dépasser,  et  reste  même  plutôt 
un  peu  au-dessous,  parce  que  ses  moyens  d'action  sont  moindres. 

Il  est  enfin  certain  que  la  part  d'arbitraire,  d'injustice  et  de 
violence  qui  subsiste  dans  les  institutions  publiques  de  l'Annam, 
bien  qu'elle  soit  beaucoup  plus  réduite  qu'on  ne  l'a  dit,  est  en- 
core une  cause  d'infériorité  et  de  stagnation.  Il  serait  évidem- 
ment très  désirable  qu'elle  disparût,  ou  du  moins  s'atténuât, 
dans  l'intérêt  commun  du  peuple  et  du  gouvernement  lui- 
même. 

Tel  est  l'état  de  choses  que  nous  avons  trouvé  en  Annam. 
Toute  la  question  est  de  savoir  si  nous  avons  réussi,  ou  du  moins 
si  nous  sommes  en  voie  de  réussir  à  en  corriger  les  défauts,  et 
à  lancer  cette  nation  nombreuse,  intéressante,  sympathique 
même,  dans  la  voie  du  véritable  progrès  et  de  la  prospérité 
durable  et  croissante. 

Au  premier  abord,  on  remarque  dans  notre  organisation  offi- 
cielle en  Indo-Chine  une  apparence  de  souplesse,  de  variété  qui 
surprend  un  peu,  quand  on  est  au  fait  de  l'impitoyable  manie  d'u- 
niformité dont  notre  bureaucratie  est  animée.  Nous  avons  là  :  une 
colonie,  la  Cochinchine  ;  deux  protectorats  de  forme  sensiblement 
différente  d'après  les  textes,  celui  du  Cambodge  apparaissant 
comme  beaucoup  plus  étroit  que  celui  de  l'Annam  ;   enfin,  le 


LA    FRANCE    EN   INDO-CIIINE.  23 

Tonkin,  ou  vailée  du  fleuve  Ronge,  région  fertile  et  peuplée, 
placée  sous  un  régime  mixte  qui  tient  à  la  fois  du  protectorat 
et  de  l'administration  directe. 

Cette  diversité  dans  l'organisation  d'un  pays  aussi  étendu, 
occupé  par  nous  à  des  époques  différentes,  dans  des  conditions 
variées,  est  parfaitement  justifiable  et  naturelle  en  principe.  C'est 
une  façon  de  s'accommoder  aux  circonstances  qui  répond  bien 
aux  nécessités  multiples  d'une  œuvre  de  colonisation  compliquée. 
Nous  ne  la  signalons  donc  pas  pour  la  blâmer,  mais  bien  pour 
faire  ressortir  une  étrange  et  curieuse  contradiction  entre  les 
actes  imposés  en  pareil  cas  à  notre  administration  par  les  faits, 
et  les  idées  à  priori  qui  règlent  sa  ligne  de  conduite  habituelle. 
Nous  allons  voir  en  effet  que  si  la  nature  des  choses  nous  a 
conduits  à  établir  en  Indo-Chine  des  régimes  différents,  adaptés 
plus  ou  moins  exactement  aux  circonstances,  c'est  bien  à  notre 
corps  défendant  et  avec  le  désir  de  leur  substituer  au  plus  tôt  la 
belle  uniformité  bureaucratique  devenue  notre  idéal. 

La  Cochinchine  est  composée  de  six  provinces,  dont  trois  con- 
quises en  1862  et  trois  occupées  un  peu  plus  tard,  en  1863.  Deux 
régimes  administratifs  lui  ont  été  appliqués  successivement. 
Le  premier  fut  établi  presque  dès  le  début  par  l'officier  général 
commandant  en  chef  et  gouverneur,  l'amiral  de  la  Grandière. 
Ce  régime  était  fort  simple.  Quelques  officiers,  détachés  et  établis 
dans  les  centres  les  plus  importants,  contrôlaient  le  jeu  de  l'ad- 
ministration communale  annamite,  sagement  conservée  telle 
quelle,  et  centralisaient  l'impôt.  Cette  organisation  simple, 
douce  aux  indigènes,  peu  coûteuse,  donna  de  bons  résultats  pen- 
dant des  années.  «  L'administration  française,  dit  M,  de  Lanes- 
san,  réussit  surtout  de  1863  à  1878  avec  l'amiral  de  la  Grandière, 
qui  copiait  l'administration  annamite  en  lui  donnant  comme 
chefs  supérieurs  des  fonctionnaires  français.  »  On  avait  eu  no- 
tamment l'excellente  idée  de  créer  à  Saïgon  un  «  collège  de 
stagiaires  »,  où  les  candidats  aux  emplois  locaux  apprenaient 
au  préalable  la  langue  et  les  institutions  du  pays. 

Mais  cela  ne  faisait  pas  l'affaire  des  coureurs  de  places  métro- 


i2i  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

politains.  On  réclama  l'application  du  «  régime  civil  »,  ce  qui 
fut  fait  à  partir  de  1879,  et  dès  lors  tout  changea.  C'est  encore 
M.  de  Lanessan  qui  le  constate,  avec  plusieurs  autres  auteurs  du 
reste  :  «  L'arrivée  en  Cochinchine  du  premier  gouverneur  civil 
marcjue,  dit-il,  dans  l'histoire  de  la  colonnie  une  date  impor- 
tante :  c'est  la  fin  du  lu'tj'mv  administratif  si  économique  fondr 
par  Varairal  de  la  Grandière^  et  le  commencement  d'une  ère  de 
fonctionnarisme  à  outrance  ».  Pour  faire  place  aux  quémandeurs 
d'emplois,  on  bouleversa  le  régime  indigène;  la  commune  fut 
détruite,  on  multiplia  les  agents  européens  de  tout  ordre,  en  leur 
attribuant  des  soldes  ruineuses.  En  1881,  on  s'avisa  de  créer  à 
Saigon  un  Conseil  colonial,  lequel  devait  délibérer  g-ravement 
sur  les  intérêts  de  la  Colonie,  afin  d'éclairer  le  gouvernement 
et  son  agent  principal,  le  gouverneur  général.  Mais  ce  conseil, 
on  le  forma  exclusivement,  dit  M.  de  Lanessan,  de  gens  dépen- 
dants :  fonctionnaires,  indigènes  élus  sous  la  pression  adminis- 
trative, colons  liés  par  des  subventions,  des  entreprises,  des  prêts, 
des  monopoles.  Naturellement,  ce  singulier  conseil  travailla  sur- 
tout dans  son  propre  intérêt.  Il  doubla  les  traitements  des  fonc- 
tionnaires; l'un  d'eux,  ayant  montré  trop  peu  de  souplesse,  fut 
brusquement  diminué,  puis  rétabli  dans  sa  haute  solde  aussitôt 
après  sa  soumission,  i^e  conseil  réserva  à  ses  membres  toutes  les 
bonnes  atfaires  :  concessions,  entreprises,  etc.  En  peu  d'années,  le 
budget  se  trouva  doublé  et  en  déficit,  malgré  l'augmentation 
des  taxes,  sans  que  rien  d'utile  eût  été  fait,  ou  à  peu  près. 

Quelques  indigènes  intrigants  trouvèrent  aussi  le  moyen  de 
participer  à  cette  curée,  en  se  faisant  nommer  fonctionnaires 
pour  le  compte  de  la  France,  à  la  place  des  notables  désignés 
par  la  confiance  de  leurs  compatriotes.  On  vit  des  domestiques 
(boys)  improvisés  préfets ,  puis  renvoyés  après  quelques  mois 
pour  faire  place  à  quelque  autre  aventurier.  A  l'heure  actuelle, 
selon  M.  de  Lanessan,  «  les  phus  et  les  huyens  s'appellent  légion. 
Il  y  en  a  d'actifs,  payés  comme  fonctionnaires,  et  d'honoraires, 
qui  se  paient  eux-mêmes  en  exploitant  les  indigènes...  Le  huyen 
et  le  phu  ne  sont  pas  seulement  des  agents  électoraux,  beaucoup 
sont  aussi  les  emploijés  des  entrepreneurs  et  des  industriels  qui 


LA    KHANCK    EN    INDO-CHINK.  ti.) 

les  font  nommer  «.Le  même  auteur  enregistre  à  titre  de  In-uit 
que  h's  places  sont  en  rente,  et  il  ajoute  que  ((  les  indigènes 
soufTrent  beaucoup  de  cet  état  de  choses  »,  que  «  les  gens  hon- 
nêtes se  tiennent  à  Técart  d'un  tel  régime  et  refusent  de  s'y 
associer.  »  Cela  n'est  pas  pour  étonner.  Mais  on  voit  de  suite 
comment  la  colère,  la  rancune  et  le  désir  de  l'indépendance 
doivent  s'amasser  dans  le  cœur  de  gens  ainsi  humiliés  et  ex- 
ploités par  des  étrangers  ou  des  aventuriers  méprisables.  A 
partir  de  1881,  dit  le  même  observateur,  «  on  a  fait  du  maire 
annamite  un  agent  de  l'autorité  administrative,  comme  il  l'est  en 
France.  On  a  transformé  le  chef  de  canton  en  une  sorte  de  com- 
missaire de  police  hiérarchisé...  On  les  récompense  en  les  fai- 
sant Iiui/ens,  c'est-à-dire  sous-préfets,  et  on  les  déplace,  comme  on 
le  fait  en  France.  La  conséquence  a  été  d'écarter  tous  les  hommes 
estimables  et  riches,  qui  ne  se  soucient  ni  de  recevoir  les  ho- 
rions des  mag"istrats,  des  administrateurs,  des  pJnis  et  hui/ens  de 
la  nouvelle  école ,  ni  de  s'exposer  à  des  déplacements  qui  les 
éloignent  de  leur  famille,  de  leurs  amis  et  de  leurs  proprié- 
tés ». 

On  reconnaît  bien  là,  dans  toute  leur  beauté,  les  doctrines 
administratives  françaises.  Ces  braves  Annamites  cochinchinois 
n'ont  pas  su  les  comprendre,  cela  fait  leur  éloge  ;  mais  ils  sont 
obligés  de  les  subir,  et  ce  n'est  pas  une  petite  charge. 

Voilà  pour  la  Cochinchine.  On  voit  qu'en  somme  le  régime 
établi  dans  cette  partie  de  l'Indo-Chine  reste  assez  dans  le  cou- 
rant de  nos  habitudes  métropolitaines.  Beaucoup  de  fonctionnaires, 
nn  gros  budget,  du  g-aspillage,  des  abus  grossis  en  nombre  et  en 
importance  par  la  présence  de  l'élément  indigène,  tel  est  le 
bilan  de  la  colonie.  Que  dirons-nous  à    présent  du  Cambodge? 

Le  Cambodg:e  a  été  soumis  par  un  traité  de  18G3  à  un  régime 
de  protectorat  assez  lâche  ;  mais  des  actes  subséquents,  imposés 
au  roi  Norodom  et  couronnés  par  un  traité  de  188i,  sont  intervenus 
dans  le  but  de  resserrer  notre  action  sur  le  pays.  Il  en  est  résulté 
la  vaste  insurrection  de  Si  Votha,  qui  dura  deux  ans  et  occupa 
une  petite  armée  de  G. 000  hommes.  En  188G,  on  sembla  vouloir 


20  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

abaiidomier  le  nouveau  régime,  les  troupes  furent  rappelées, 
et  aussitôt  la  paix  se  rétablit  d'elle-même.  Nous  avons  réussi 
néanmoins,  en  pesant  sur  le  souverain,  à  nous  emparer  des  ser- 
vices publics  les  plus  importants,  notamment  de  la  perception 
des  impôts  et  de  l'administration  de  la  justice  entre  Européens  et 
entre  Européens  et  indigènes.  Il  en  est  résulté  un  gâchis  presque 
immédiat.  Selon  M.  de  Lanessan  :  <(  En  résumé,  rien  ne  ressemble 
moins  à  un  protectorat  que  le  régime  auquel  nous  avons  soumis 
le  Cambodge  :  financièrement,  c'est  l'exploitation  ruineuse  du 
pays  par  les  fonctionnaires  de  la  Cochinchine;  administrative- 
ment  et  politiquement,  c'est  le  désordre  et  l'anarchie  ».  Un  rési- 
dent français  établi  à  Pnom-Penh,  la  capitale,  écrivait  de  son 
côté  :  «  L'unité  nous  asservit  beaucoup  plus  qu'avant...  Notre 
budget  nous  a  été  imposé  sans  phrases,  à  coups  de  décrets  éla- 
borés à  Paris,...  régie,  justice,  tout  dépend  delà  Cochinchine. 
On  nous  a  simplement  pris  tout  l'argent  dont  nous  aurions  pu 
disposer  pour  améliorer  notre  situation,  sans  nous  enlever  les 
charges  luxueuses  et  nuisibles  que  la  Cochinchine  et  la  métropole 
nous  imposent.  » 

Nous  voilà  déjà  loin  de  la  diversité  apparente  du  début,  et  il 
semble  bien  qu'au  fond  ce  soit  la  même  chose  dans  ces  deux  pre- 
mières parties  de  l'Indo-Chine,  à  quelques  nuances  près.  Mais 
allons  plus  loin,  et  voyons  ce  qui  se  passe  en  Annam. 

Nous  avons  imposé  à  cet  empire  divers  traités  de  protectorat, 
qui  suivent,  eux  aussi,  une  progression  centralisatrice.  Celui  de 
1874,  déguisé  sous  le  titre  fallacieux  de  traité  de  commerce  et 
d'amitié,  se  bornait  à  poser  le  principe  de  la  subordination  de 
l'Annam  à  la  France  au  point  de  vue  de  ses  relations  extérieures. 
Mais  celui  de  188'*,  beaucoup  plus  précis,  donnait  aux  agents  fran- 
çais des  droits  fort  étendus.  Voici  quelques-unes  de  ses  dispositions. 

L'article  3  stipule  d'abord  que  :  <(  Les  fonctionnaires  annamites, 
depuis  la  frontière  de  la  Cochinchine  jusqu'à  la  frontière  de  la 
province  du  Ninh-Binh  (1),  continueront  à  administrer  les  pro- 

(1)  Cette  phrase  exclut  le  Tonkin. 


LA    FRANCE    EN    INDO-CHINE.  37 

viiices  comprises  dans  ces  limites,  muf  en  <<•  qui  concerne  les 
douanes,  /es  trnrauxpuhlics  et,  en  générai,  les  services  qui  exigent, 
unt'  direction  unique  ou  P emploi  (T ingénieurs  ou  d'agents  euro- 
péens. »  Voilà  qui  est  largement  compréhensif. 

Les  articles  5  et  6  interdisent  bien  aux  agents  français  de 
s'immiscer  dans  l'administration  locale,  mais  l'article  7  atténue 
singulièrement  ce  principe  ;  en  voici  les  termes  :  «  Les  fonction- 
naires indigènes  de  tout  ordre  continueront  à  gouverner  et  à  ad- 
ministrer sous  leur  contrôle  ;  mais  ils  derrout  être  réroqués  sur  la 
demande  des  autorités  françaises.  »  Voilà  des  fonctionnaires  fort 
libres,  évidemment!  Us  ont  le  droit  de  résister  aux  ordres  des 
agents  français,  si  par  hasard  ceux-ci  prétendent  leur  en  donner; 
mais  qu'ils  ne  s'avisent  pas  au  moins  d'user  de  leur  droit  et  de 
repousser  les  ordres  de  nos  résidents,  car  ces  hauts  et  puissants 
seigneurs  ne  manqueraient  pas  de  les  faire  révoquer  haut  la  main, 
pour  leur  apprendre  à  vivre  :  on  peut  appeler  cela  la  liberté 
dans  l'obéissance. 

Est-ce  tout?  Pas  encore,  car  voici  un  article  12,  qui  dit,  lui 
aussi,  bien  des  choses.  Cet  article  dispose  ainsi  : 

«  Dans  tout  le  royaume,  les  douanes  réorganisées  seront  entiè- 
rement confiées  à  des  administrateurs  français.  Il  n'y  aura  que 
des  douanes  maritimes  et  de  frontières  placées  partout  où  le 
besoin  se  fera  sentir. 

«  Aucune  réclamation  ne  sera  admise  en  matière  de  douanes,  au 
sujet  des  mesures  prises  jusqu'à  ce  jour  parles  autorités  militaires. 

«  Les  lois  et  règlements  concernant  les  contributions  indirectes, 
le  régime  et  le  tarif  des  douanes,  et  le  régime  sanitaire  de  la 
Cochinchine  seront  applicables  aux  territoires  de  l'Annam  et  du 
Tonkin.  » 

Voilà  nos  fonctionnaires  annamites,  si  libres  d'ailleurs,  bien 
empêchés  à  présent,  puisqu'on  leur  enlève  la  disposition  des  res- 
sources de  leur  budget  !  On  peut  les  faire  révoquer,  on  tient  les 
cordons  de  la  bourse,  que  devient  donc,  décidément,  leur  liberté? 
Elle  se  réduit  en  réahté  à  peu  de  chose,  et  en  fait,  nous  avons 
la  prétention  de  gouverner  l'Annam  aussi  étroitement  que  pos- 
sible, tout  en  sauvant  les  apparences. 


28  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

Et  en  effet,  dans  la  réalité  des  choses,  le  poids  de  notre  ingé- 
rence administrative  pèse  lourdement  sur  l'Annam.  Nos  agents  et 
nos  généraux,  dès  l'abord,  voulaient  tout  prendre  et  tout  sou- 
mettre à  leur  gestion  directe.  Mais  devant  la  résistance  de  la 
population,  il  fallut  se  restreindre,  laisser  à  l'Annam  au  moins 
l'apparence  de  l'autonomie  politique,  et  se  résoudre  à  n'absorber 
le  Tonkin  qu'à  moitié.  Mais  comme  on  a  su  rattraper  depuis  le 
temps  perdu!  «  Au  Tonkin  et  dans  l'Annam,  dit  M.  de  Lanessan, 
pays  auxquels  nous  avons  garanti  par  les  traités  leur  indépen- 
pendance  politique,  administrative  et  sociale,  des  agents  inca- 
pables ou  mal  dirigés  n'ont  cessé  de  substituer  au  protectorat 
loyal,  sur  lequel  les  populations  avaient  le  droit  de  compter, 
une  jjolitiquf'  d'annexion  et  de  conquête  ausai  brutale  que  mal- 
habile  et  coiHeuse...  En  résumé,  nous  déchirions  de  nos  propres 
mains  le  traité  de  188'*;  devions-nous  trouver  étonnant  que  l'An- 
nam et  le  Tonkin  manifestassent  leur  mécontentement  par  des 
levées  incessantes  de  bandes  insurrectionnelles?  » 

Un  parent  et  collaborateur  de  Paul  Bert  écrivait  récemment 
dans  une  publication  économique  :  (c  II  y  a  au  Tonkin  et  en 
Annam  une  cause  première  d'erreur  qui  domine  toute  notre 
politique  et  toute  notre  administration  :  c'est  que,  contrairement  à 
la  lettre  et  à  l'esprit  des  traités,  nous  y  faisons  très  peu  de  protec- 
torat et  beaucoup  d'administration  directe.  »  Enfin,  un  témoin 
très  autorisé,  puisqu'il  a  résidé  longtemps  en  Cochinchine  où  il 
était  chargé  de  fonctions  importantes,  M.  Silvestre,  dit  de  son 
côté  :  ((  Quant  à  l'Annam  et  au  Tonkin,  les  événements  qui  y  sont 
survenus  depuis  quinze  ans  y  ont  complètement  désorganisé  les 
pouvoirs  publics,  bouleversé  les  règles  sociales,  dispersé  les  po- 
pulations et  tari  pour  un  temps  les  sources  de  la  richesse.  » 

Si  encore,  en  appesantissant  sa  main  sur  ce  pays,  notre  ad- 
ministration y  avait  apporté  l'ordre  et  la  paix,  il  n'y  aurait 
que  demi-mal.  Mais,  bien  au  contraire,  elle  a  jeté  le  désordre 
partout.  On  vient  de  lire  l'opinion  générale  de  M.  Silvestre.  Voici 
des  faits  qui  la  corroborent.  «  A  Hué,  disait  au  mois  de  mars 
dernier  un  correspondant  du  Tenips^  en  résidence  dans  cette 
ville,  à  Hué,  les  luttes  personnelles  entre  fonctionnaires,  l'absence 


LA    FRANCE    EN    INltO-ClIINE.  ^î) 

de  méthode  et  la  nécessité  de  ronri/icr  1rs  /irrfssi/rs  /ocf/irs  ovrc 
les  ordres  reçus  de  Ptiris^  voilà  le  mal  dont  nous  souffrons.  »  — 
«  Paul  Bert,  dit  de  son  côté  M.  de  Lannessan,  avait  mis  dans  les 
provinces  annamites  de  Than-Hoa  et  de  Ha-Thinh  des  résidents 
qui  traitaient  très  cavalièrement  les  autorites  annamites  et  sou- 
mettaient le  pays  aux  mêmes  conditions  d'administration  que  le 
Tonkin  proprement  dit  »,  et  cela  en  dépit  des  traités,  bien  en- 
tendu. En  1886,  une  insurrection  ayant  éclaté  dans  le  Binh- 
ïhuan  et  le  Han-Hoa,  provinces  limitrophes  de  la  Cochinchine, 
les  autorités  de  la  colonie  expédièrent  en  hiVte  des  troupes  qui 
battirent  les  rebelles.  Les  résidents  s'emparèrent  alors  de  l'ad- 
ministration, rançonnèrent  le  pays  au  moyen  d'usuriers  indigènes 
qui  firent  suer  à  cette  malheureuse  population  un  tiers  en  sus 
des  contributions  imposées.  Le  produit  de  celles-ci  fut  versé  en 
banque  par  ordre  du  Directeur  de  l'intérieur  à  Saïgon,  qui  en 
disposa  sans  contrôle.  Enfin  un  administrateur  provisoire  établi 
dans  les  deux  provinces  s'y  conduisit  en  conquérant  absolu. 
On  agit  de  même  en  1887,  mais  sans  motif  sérieux  cette  fois, 
dans  les  provinces  de  Phu-Yen  et  de  Binh-Dinh.  (De  La\ess.4n.) 

Voilà  les  faits.  Ils  nous  montrent  qu'en  Annam,  comme  au 
Cambodge,  comme  en  Cochinchine,  l'idéal  de  nos  agents  est 
d'absorber  tout  pouvoir,  toute  autorité,  de  réduire  les  Annamites 
à  la  condition  d'un  peuple  tenu  en  lisières,  exploité  de  toutes 
façons,  dégradé,  ravalé  à  ses  propres  yeux.  Peut-on  s'étonner, 
après  cela,  en  constatant  que  ces  gens  nous  détestent  cordiale- 
ment ? 

Mais  nous  n'avons  pas  parlé  encore  du  Tonkin,  de  ce  fameux 
Tonkin  dont  on  a  dit  à  la  fois  tant  de  mal  et  tant  de  bien,  en 
France,  selon  le  parti  auquel  chacun  appartenait.  D'après  les 
traités,  le  Tonkin  reste  partie  intégrante  de  l'empire  d'Annam; 
il  doit  être  régi  par  les  autorités  locales,  sous  la  direction  étroite 
de  nos  agents.  C'est  un  régime  hybride  sorti  des  tendances  que 
nous  avons  déjà  signalées  (1).  Conformément  au  traité  de  188i, 

fl)  Nos  prétentions  sur  le  Tonkin  ont  amené  en  1885  une  formidable  insurrection,  la 
fuite  (lu  roi  et  l'intervention  delà  Chine  avec  toutes  ses  conséquences. 


.'{()  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

nous  avons  mis  la  main  sur  l'administration  ;  mais  pour  contenir 
les  populations  nous  avons  dû  maintenir  dans  le  pays  une  vérita- 
ble armée.  Cette  occupation  coûtant  fort  cher  à  la  métropole,  il 
en  est  résulté  des  plaintes.  Les  agents  au  Tonkin  ont  essayé  de 
faire  payer  aux  Annamites  une  partie  des  frais.  Les  impôts  ont 
été  exagérés,  les  dépenses  utiles  négligées,  et  la  population  se 
plaint  vivement.  (De  Lanessan.) 

Les  frais  d'occupation  du  Tonkin,  disait  récemment  un  cor- 
repondant  du  Journal  drs  Débats.,  ruinent  le  pays  à  tel  point 
qu'il  ne  reste  rien  pour  les  travaux  publics  les  plus  élémentaires. 

Ainsi,  nous  voilà  revenus  à  notre  point  de  départ.  La  diversité, 
la  souplesse  de  notre  organisation  indo-chinoise  ne  sont  que 
des  apparences.  Au  fond,  notre  idéal  est  d'établir  partout  le 
lourd  mécanisme  de  notre  bureaucratie.  Cette  tendance  a  d'ail- 
leurs pris  corps  dans  un  acte  significatif,  qui  a  constitué  préci- 
sément ce  qu'on  appelle  V Union  indo-chinoise.  Cette  union 
n'est  pas  encore  absolue,  à  cause  des  difficultés  que  nous  con- 
naissons. Mais  déjà  les  quatre  parties  de  l'Indo-Chine  française 
ont  un  même  gouverneur,  un  même  régime  douanier,  une 
même  organisation  fiscale.  La  tendance  à  la  plate  uniformité 
est  donc  bien  visiljle  ,  bien  précise.  Nous  voulons  absorber  le 
pays,  le  mener  à  notre  guise ,  l'exploiter  selon  nos  convenances, 
sans  souci  des  besoins,  des  aspirations,  des  vœux  de  la  popu- 
lation indigène. 

C'est  là,  évidemment,  une  tendance  mesquine,  étroite,  inin- 
telligente. Elle  prouve  que  notre  régime  administratif  est  raide , 
tout  d'une  pièce,  incapable  de  se  plier  aux  circonstances,  de 
tenir  compte  de  nécessités  nouvelles  et  locales.  Comment  pour- 
rait-il en  être  autrement,  d'ailleurs;  l'uniformité  aussi  com- 
plète que  possible  n'est-elle  pas  le  principe  essentiel  de  nos 
institutions?  Ne  sont-elles  pas  comme  ces  mécanismes  taillés 
automatiquement ,  avec  pièces  numérotées  et  interchangeables? 
En  mécanique,  l'idée  peut  être  juste  et  utile;  en  politique,  elle 
est  artificielle,  gauche  et  contraire  à  la  nature  des  choses. 

Du  reste,  la  question  de  principe  n'est  pas  la  seule  engagée 


\ 


LA    FRANCE    KN    INDO-CIIINK.  .'U 

ici.  Dans  la  métropole,  si  les  organes  de  la  machine  adminis- 
trative sont  gênants  par  leur  nombre,  leur  complication  et  leur 
raideur  uniforme ,  les  agents  qui  les  font  mouvoir  présentent  au 
moins  certaines  qualités  professionnelles,  certaines  garanties 
morales  qui,  sans  atténuer  le  poids  du  fardeau,  font  que  les 
questions  de  personnes  n'y  ajoutent  pas  un  supplément  trop 
sensible.  En  est-il  de  même  en  Indo-Chine?  La  question  vaut  la 
peine  d'être  élucidée ,  car  la  manière  d'être  et  de  faire  des  fonc- 
tionnaires peut  aggraver  singulièrement  les  charges  de  la  fonc- 
tion vis-à-vis  des  administrés. 

Or,  notre  personnel  de  fonctionnaires  indo-chinois  est  d'une 
déplorable  insuffisance,  les  témoignages  sont  unanimes  sur  ce 
point. 

«  La  métropole,  disait  il  y  a  quelques  mois  un  correspondant 
du  Temps,  nous  envoie  des  fonctionnaires  dont  le  passé  n'offre 
aucune  des  garanties  qu'on  serait  en  droit  d'exiger...  Les  chan- 
gements d'hommes  et  de  systèmes  auxquels  nous  avons  assisté 
depuis  188i  constituent  aussi  un  facteur  dissolvant...  U  en  est 
résulté  un  chaos  administratif  dans  lequel  le  Gouverneur  le 
plus  patient  aura  du  mal  à  se  retourner.  » 

M.  de  Lanessan  dit  de  son  cùté  :  ((  Beaucoup  d'agents  sont 
mal  choisis,  dépourvus  de  l'éducation  nécessaire  à  une  tâche 
aussi  difficile,  violents,  et  parfois  peu  délicats   ». 

Une  personne  honorable,  revenue  depuis  peu  de  temps  du 
Tonkin,  me  contait  d'autre  part  cette  anecdote  caractéristique. 
Se  trouvant  un  jour,  avec  plusieurs  autres  personnes,  auprès 
d'un  vice-résident  français,  celui-ci,  dans  le  feu  de  la  con- 
versation et  pour  démontrer  un  principe  par  un  fait  précis ,  dit 
à  ses  interlocuteurs  :  «  Voyez-vous,  Messieurs,  dans  la  vie,  il 
faut  savoir  se  débrouiller.  Tel  que  vous  me  voyez,  j'ai  été  con- 
damné à  mort  par  contumace  pour  participation  à  la  Commune 
de  Paris.  Revenu  en  France  à  la  suite  de  l'amnistie,  et  devenu 
rédacteur  d'un  journal  radical ,  je  m'avisai  d'entamer  une  vive 
campagne  contre  un  sous-secrétaire  d'État  des  Colonies,  qui 
me  fit  venir  un  jour  et  me  dit  :  «  Monsieur,  le  Gouvernement, 


32  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

«  tenant  compte  de  vos  services,  est  disposé  à  vous  nommer  vîce- 
«  résident  an  Tonkin.  Si  ce  poste  vous  convient,  voici  votre  no- 
«  mination,  il  n'y  manque  plus  que  ma  signature.  »  J'acceptai, 
ajouta  le  vice-résident  avec  bonhomie;  le  sous-secrétaire 
d'État  fut  satisfait,  et  moi  aussi  ».  Cet  exemple  n'est  d'ailleurs 
pas  le  seul;  on  m'a  cité  d'autre  part  un  petit  journaliste  du  Nord 
devenu  également  vice-résident  d'emblée. 

Un  officier  supérieur,  retour  du  Tonkin,  affirmait  récemment 
dans  la  France  qu'un  ancien  notaire  du  Bordelais,  tombé  en  dé- 
confiture, avait  réussi  à  se  faire  donner  là-bas  un  poste  d'inspec- 
teur de  la  milice  (1),  à  18.000  francs  d'appointements.  Dans  le 
même  sens,  le  Tcmp^  assurait  de  son  côté  qu'on  avait  nommé 
gardes  principaux  dans  cette  même  milice  «  des  gens  que  leur 
passé  n'avait  nullement  préparés  pour  le  rôle  qu'on  leur  fait 
jouer.  Parmi  eux  il  y  avait  d'anciens  huissiers  ».  Notez  que  ces 
individus  sont  chargés  de  conduire  de  véritables  expéditions 
militaires  contre  les  pirates  et  les  rebelles,  et  que  la  vie  de  cen- 
taines d'indigènes  leur  est  confiée. 

On  peut  juger  par  ces  exemples  de  ce  que  sont,  en  grand  nom- 
bre, nos  fonctionnaires  coloniaux.  Aussi,  quelle  triste  opinion  de 
ces  agents  chez  ceux  qui  les  ont  vus  à  l'œuvre!  M.  J.  Ghailley, 
gendre  et  collaborateur  de  P.  Bert,  écrivait  à  ce  propos  il  y  a 
quelques  semaines  :  «  Aujourd'hui,  à  l'exception  de  cinq  ou  six 
fonctionnaires,  aucun  de  ceux,  —  si  nombreux,  —  que  nous  entre- 
tenons là-bas,  ne  sait  un  mot  de  la  langue,  de  Thistoire,  du  droit 
de  l'Empire  d'Annam.  ,ïe  trouverai  peut-être  au  Tonkin  des  con- 
tradictions sur  l'efficacité  du  Protectorat  et  de  l'administration 
directe,  mais  sur  Irmérilc  des  fonctionnaires^  je  suis  sûr  de  ren- 
contrer rassentiment  unanime.   » 

M.  de  Lanessan  n'est  pas  plus  tendre  pour  eux  :  «  Ignorants, 
dit-il,  des  coutumes  des  Annamites,  et  ne  se  rendant  pas  compte 
des  devoirs  que  leur  impose  le  traité  de  1884,  beaucoup  de  Rési- 
dents se  considèrent  comme  les  seuls  maîtres  des  provinces  et 
font  subir  aux  autorités  annamites  des  traitements  qui  blessent, 

(1)  Sorte  d'olïicicr  supi'ricur  de  geiidarnicrie  indigène. 


LA    FRANCE    EN    INDO-CHIM:. 


33 


non  seulement  les  fonctionnaires  qui  en  sont  Tobjet,  mais  encore 
leurs  subordonnés.  » 

Le  même  auteur  s'exprime  encore  ainsi,  en  parlant  des  juges 
de  nos  tribunaux  d'Indo-Ghine  :  «  Les  magistrats  les  plus  élevés 
en  grade,  a  dit  l'un  d'eux,  connaissent  à  peine  ou  pas  du  tout  l'in- 
térieur de  la  Cocbincliine...  Le  personnel  est  en  général  d'une 
insuffisance  notoire...  rien  ne  va...  Livrés  pieds  et  poings  liés 
aux  interprètes  annamites  qui  représentent  la  partie  la  plus  mau- 
vaise de  la  population  indigène,  ignorants  de  tous  les  usages  du 
pays  et  de  son  organisation  sociale  ou  politique,  une  partie  des 
juges  dont  la  Cochinchine  est  actuellement  dotée  en  est  arrivée 
à  rendre  des  arrêts  tels  que  les  deux  parties  se  mettent  souvent 
d'accord  pour  ne  pas  les  exécuter...  Tout  le  monde,  même  les 
magistrats^  est  convaincu  qu'une  réforme  radicale  s'impose  (1).   » 

Voilà  donc  quels  sont  nos  principes,  nos  procédés  et  notre  per- 
sonnel de  gouvernement  en  Indo-Chine.  En  principe,  nous  vou- 
lons dominer  complètement  et  absolument  ces  pays  ;  nous  y  pro- 
cédons par  la  violence  et  l'arbitraire,  au  moyen  d'agents  sans 
préparation,  sans  garanties  personnelles,  et  généralement  sans 
contrôle.  Il  nous  reste  à  voir  en  détail  quels  sont  les  résultats 
obtenus,  soit  au  point  de  vue  français,  soit  au  point  de  vue  in- 
digène. 

C'est  ce  que  nous  examinerons  dans  la  seconde  partie  de 
cette  étude. 

Léon    POINSARD. 

[A  suivre.) 
(1)  Cf.  avec  ce  que  nous  avons  dit,  à  ce  propos,  de  l'Algérie,  livraison  précédente. 


LA  PROPRIETE. 

[Cours  <lo  MétJiodc  de  la  science  sociale)  (1). 


DÉTERMINATION  ET  CLASSEMENT  DES  ESPÈCES. 

• 

Nous  abordons  aujourd'hui  létude  de  la  Propriété;  suivant  no- 
tre méthode  ordinaire,  nous  allons  tout  d'abord  définir  ce  que  l'on 
entend  par  Propriété  en  science  sociale  ;  cela  fait,  nous  justi- 
fierons le  classement  de  la  Propriété  après  le  Travail. 

Tout  au  début  de  cette  étude,  je  ressens,  pour  le  choix  même 
des  termes  dont  j'ai  besoin,  une  grande  difficulté  :  il  me  la  faut 
écarter.  Généralement,  quand  on  parle  de  Propriété,  on  éveille 
uniquement,  dans  l'esprit  de  l'immense  majorité  des  lecteurs 
français,  l'idée  de  la  seule  espèce  de  Propriété  qu'ils  voient  en 
vigueur  autour  d'eux.  Pour  le  commun,  la  Propriété  sans  quali- 
ficatif est  la  Propriété  telle  qu'elle  existe  dans  nos  codes,  ce  do- 
minium  exclusif  et  héréditaire,  comportant  le  jus  uJendi  et  abu- 
fciuU.,  ({ui  n'est  en  réalité  que  l'une  quelconque  des  espèces  si 
nombreuses  et  si  diversifiées  que  présente  le  phénomène  de  la 
Propriété.  Il  faut  donc,  dans  une  étude  aussi  générale  que  la 
nôtre,  dans  une  étude  où  nous  voulons  déterminer  et  classer 
foules  les  manifestations  du  phénomène  de  la  Propriété,  rendre 
à  ce  terme  toute  son  amplitude,  cesser  de  donner  à  une  espèce  le 

(1)  Voir  la  sério  des  précédents  articles  surla  Méthode,  le  Lieu,  le  Travail,  le  Science 
sociale,  t.  XI,  p.  508. 


LA    l-rtOl'HIKTÉ.  Xi 

le  nom  de  la  classe  à   laquelle  elle  appartient,  et   nous  habi- 
tuer, quand  nous  parlerons  de  la  Propriété  tout  court,  à  ne  pas 
croire  qu'il   s'agit  plutôt   de    la   Propriété  individuelle  et  hé- 
réditaire que  de  la  Propriété  collective,  temporaire  ou  autre. 
Ceci  posé,  entrons  dans  notre  étude. 


I. 


Le  Lieu  nous  a  présenté  rcmcmblc  des  productions  naturelles. 

Le  Travail  nous  a  montré  l'effort  de  l'homme  pour  s'assurer  de 
ces  productions  naturelles  et  pour  les  accroître  lorsqu'elles  de- 
viennent insuffisantes. 

Mais  en  observant  cet  effort  que  fait  l'homme  pour  s'assurer 
de  ces  productions  naturelles  ou  pour  les  accroître,  en  observant 
le  Travail,  on  remarque  que,  pour  qu'il  puisse  se  produire,  il 
exige  au  profit  de  cehii  qui  travaille  une  disposition  exclusive 
du  Lieu  ou  de  l'élément  du  Lieu  qu'il  travaille.  C'est  ce  phéno- 
mène, c'est  cette  disposition  exclusive  d'un  Lieu  ou  d'une  de  ses 
parties  quelconque,  que  l'on  appelle  Propriété. 

La  raison  de  ce  phénomène,  de  cette  disposition  exclusive  du 
Lieu  que  réclame  et  qu'impose  le  Travail,  est  que  :  dès  que 
l'homme  fait  un  effort,  dès  qu'il  se  donne  de  la  peine,  soit  pour 
accroître  la  production  du  Lieu,  soit  même  pour  en  recueillir  les 
productions  spontanées,  il  entend  bénéficier  de  son  travail,  il 
entend  que  le  résultat  n'en  soit  pas  à  tout  le  monde.  Cela  est 
d'une  observation  courante  ;  regardez  les  productions  naturelles, 
les  poissons,  les  fruits-baies  qui  croissent  sur  les  routes,  etc.,  — 
elles  ne  peuvent  demeurer  à  tout  le  monde  qu'autant  que  per- 
sonne n'y  touche;  dès  qu'un  homme  a  fait  le  moindre  effort  pour 
s'en  emparer,  il  entend  être  le  seul  à  en  avoir  la  disposition,  la 
jouissance;  c'est  le  prix  de  son  effort. 

Voilà  bien  mis  en  évidence  le  lien  qui  unit  la  Propriété 
au  Travail,  et  nous  pouvons  dire  qu'il  ressort  clairement  des 
faits  que  la  Propriété,  c'est-à-dire  la  disposition  exclusive  du 
Lieu  (sol  ou  produits  du  sol)  et  sa  répartition  entre  les  hommes, 
sont  une  nécessité  imposée  par  le  Travail  lui-même. 


.'}G  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

En  observant  le  Travail  nous  avons  vu  comment,  par  ses  efforts, 
l'homme  tirait  parti  des  ressources  du  Lieu.  Mais  en  étudiant  ce 
phénomène  du  Travail,  nous  avons  été  forcés  de  le  considérer 
comme  isolé ,  nous  avons  dû  l'abstraire  de  ses  conditions  extrin- 
sèques qui  sont  pourtant  aussi  normales  et  aussi  nécessaires  que 
ses  conditions  intrinsèques;  c'est  là  une  des  conséquences  de  la 
faiblesse  de  notre  intelligence,  qui,  aveuglée  par  les  vues  d'en- 
semble, par  les  circonstances  extérieures  d'un  fait,  est  obligée 
de  l'isoler,  de  le  décomposer,  pour  l'étudier.  Aussi  n'avons-nous 
observé  jusqu'à  présent  que  ce  seul  fait  :  comment  l'homme  fait 
effort,  comment  il  travaille  ;  mais  autre  chose  serait  de  travailler 
le  Lieu  sans  avoir  à  se  soucier  d'en  exclure  les  autres,  et  autre 
chose  est  de  le  travailler  seul  ;  et,  en  fait,  on  ne  le  travaille  qu'à 
condition  de  le  travailler  seul,  d'être  seul  à  en  disposer  pour  être 
seul  à  jouir  des  résultats  de  son  travail.  Et  cette  exclusion  des 
autres  à  l'égard  du  Lieu  que  l'on  travaille  est  tout  simplement 
la  Propriété. 

Somme  toute ,  la  Propriété  est  un  phénomène  négatif  qui  ap- 
paraît dans  l'analyse  après  le  Travail,  phénomène  positif;  et  ce 
phénomène  négatif  n'a  d'autre  intérêt  que  de  permettre  au  phé- 
nomène positif  de  se  produire. 

Si  vous  voulez  bien  vous  rappeler  tous  les  genres  de  Travaux 
que  nous  avons  analysés  précédemment,  il  n'en  est  pas  un  seul 
que  vous  puissiez  concevoir  effectué  sur  un  point  donné  du  Lieu, 
sur  un  produit  déterminé  de  ce  Lieu,  sans  que  ceux  qui  travail- 
lent aient  à  exclure  les  autres  de  ce  point  du  Lieu,  de  la  jouis- 
sance de  ces  produits. 

Le  pasteur  ferait-il  paître  ses  troupeaux  si  un  autre  que  lui 
devait  recueillir  le  résultat  de  son  travail  :  le  lait,  la  viande  et  le 
cuir  des  animaux? 

Le  pêcheur  s'adonnerait-il  à  la  pêche,  le  chasseur  sauvage  à  la 
chasse,  si  d'autres,  qui  n'ont  ni  péché  ni  chassé,  devaient  avoir 
les  poissons  ou  le  gibier,  résultat  de  leur  travail? 

Le  paysan  labourerait-il  sa  terre,  l'ensemencerait-il  si  un  autre 
devait  venir  faire  la  récolte  à  sa  place? 

Le  travailleur  a  donc  l'impérieux  besoin  d'exclure  les  autres  de 


LA    l'ROPRIETE.  di 

la  jouissance  du  Lieu  (sol  et  produits)  sur  lequel  il  fait  effort; 
cette  exclusion  des  autres,  cette  disposition  exclusive  du  Lieu, 
cette  propriété,  en  un  mot,  est  la  condition  première  de  son 
Travail.  C'est  là,  je  l'espère,  un  point  acquis. 

Mais,  puisque  exclusion  des  autres  il  y  a,  dans  quelle  mesure 
doit  se  faire  cette  exclusion? 

En  d'autres  termes,  puisque,  pour  travailler,  l'homme  a  besoin 
d'exclure  les  autres  du  Lieu  qu'il  travaille,  d'exclure  les  autres 
de  la  jouissance  des  produits  sur  lesquels  il  fait  effort  ;  puisque 
l'homme  a  besoin  pour  travailler  de  disposer  du  Lieu  ou  des 
choses  sur  lesquels  il  opère,  dans  quelle  mesure  va-t-il  exclure 
les  autres,  jusqu'à  quel  point  va-t-il  disposer  de  la  chose?  Car  il 
est  évident  que  l'on  peut  exclure  d'un  Lieu  ou  de  la  jouissance 
d'une  chose  plus  ou  moins  de  gens,  plus  ou  moins  complètement, 
pour  plus  ou  moins  de  temps;  on  peut  être  plus  ou  moins  nom- 
breux à  diposer  d'un  Lieu  ou  d'une  chose,  on  peut  en  disposer 
plus  ou  moins  entièrement  pour  un  espace  de  temps  plus  ou 
moins  considérable.  En  un  mot,  quelle  est  la  mesure  de  la  Pro- 
priété? 

La  mesure  de  l'exclusion  des  autres  quant  au  Lieu,  c'est-à-dire 
la  mesure  de  la  Propriété,  dépend  directement  et  normalement 
delà  nature  du  Travail  qui  nécessite  cette  exclusion. 

Quelques  exemples  prouveront  cette  proposition,  tirée  de  l'ob- 
servation des  faits. 

La  famille  pastorale  qui  passe  à  son  tour  dans  une  station 
d'herbe,  dans  une  oasis,  est  obligée  d'en  exclure  les  autres  pas- 
teurs nomades,  de  s'assurer  la  disposition  exclusive  du  Lieu, 
c'est-à-dire  d'en  avoir  la  Propriété,  pendant  le  temps  nécessaire 
à  l'alimentation  et  au  repos  de  son  bétail,  c'est-à-dire  pendant 
le  temps  et  de  la  manière  que  nécessite  l'exercice  de  son  tra- 
vail, l'art  pastoral.  Cela  est  si  vrai  que,  lorsque  les  animaux  au- 
ront fini  de  brouter,  nos  gens  lèveront  leurs  tentes  :  dispose 
alors  qui  voudra  du  heu  dont  ils  excluent  les  autres  aujour- 
d'hui; ils  n'auront  cure,  demain!  Il  y  a  plus;  si,  tandis  que  ces 
pasteurs  sont  dans  une  station,   des  voyageurs   sans  troupeaux 


.'{8  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

veulent  venir  dresser  leur  tentes  près  d'eux,  ils  n'y  voient  aucun 
inconvénient,  bien  au  contraire  ;  M.  Hue  en  cite  cent  exemples 
dans  son  voyage  au  Thibet,  —  Pourcjuoi  donc  ne  pas  exclure  ces 
voyageurs?  pourquoi  les  laisser  user  ainsi  du  Lieu?  C'est  parce 
qu'ils  ne  s'y  établissent  pas  pour  le  travail  pastoral,  pour  y  faire 
pâturer  des  animaux;  s'ils  avaient  des  troupeaux,  ce  serait  une 
autre  affaire!  L'exclusion  des  autres,  c'est-à-dire  la  Propriété, 
dépend  donc  bien  de  la  nature  du  Travail. 

D'ailleurs  nous  allons  voir  cette  exclusion  des  autres,  la  Pro- 
priété, varier  avec  et  selon  le  Travail. 

Lorsque  ces  pasteurs  nomades  commencent  à  devenir  sédentai- 
res, lorsque,  comme  les  célèbres  Baclikirs  décrits  par  Le  Play,  ils 
commencent  à  être  demi-nomades  et  à  cultiver  le  sol,  ils  ont  soin 
d'exclure  les  autres  de  l'endroit  où  ils  se  fixent,  non  pour  tou- 
jours, mais  pour  le  temps  qui  s'étend  des  semailles  aux  récoltes; 
leur  Propriété  est  mi-annuelle.  Une  fois  la  récolte  faite,  la  tente 
levée,  le  troupeau  remis  sur  le  chemin  de  la  steppe,  s'empare 
({ui  voudra  de  ces  champs,  qui  hier  encore  étaient  leur  pro- 
priété ! 

Les  demi-nomades  devenus  sédentaires  par  suite  d'une  con- 
trainte publique  (comme  il  est  arrivé  pour  la  Russie),  ou  par 
la  seule  contrainte  des  faits,  sont  obligés,  pour  vivre  plus  nom- 
breux sur  des  espaces  plus  étroits,  d'entreprendre  et  de  pousser 
la  culture  d'une  façon  plus  soutenue.  Alors  la  terre  recevant  plus 
de  soins,  et  des  soins  dont  l'effet  utile  se  prolonge  plusieurs  an- 
nées, le  Travail  demande  que  laPropriété  se  prolonge  tout  autant; 
le  Mir  apparaît  avec  ses  partages  périodiques  tous  les  neuf  ans. 
Ceux  qui  n'ont  pas  fait  effort  sur  la  terre  sont  exclus  de  sa  jouis- 
sance par  ceux  qui  y  ont  fait  effort,  il  sont  exclus  pendant  ce 
laps  de  temps,  considéré  comme  nécessaire  pour  faire  rendre  au 
sol  les  avances  que  le  Travail  lui  a  faites. 

Enfin,  lorsque  la  densité  de  la  population  exige  qu'à  la  cul- 
ture extensive  succède  la  culture  intensive,  et  cjue  par  conséquent 
des  soins  très  coûteux,  des  améliorations,  dont  l'effet  utile  ne  se  fera 
sentir  que  bien  plus  tard,  soient  données  d'une  façon  continue 
et  indéfinie  à  la  terre,  alors  l'exclusion  de  ceux  qui  n'ont  pas 


LA    l'KOl'mKTK.  3n 

travaillé,  fait  eJDfort,  dépensé  leur  argent  et  leurs  forces  sur  cette 
terre,  devient  continue  et  définie.  I^a  Propriété  accomplit  sa  der- 
nière évolution,  elle  devient  perpétuelle,  partant  héréditaire  : 
et  elle  n'évolue  ainsi  que  pour  permettre  ces  efforts  intensifs. 

Ainsi,  il  apparaît  donc  comme  évident  que  :  le  nomade  des 
grandes  steppes  asiatiques  ne  s'adonnerait  pas  au  travail  de  l'art, 
pastoral;  le  Bachkir  demi-nomade  n'entreprendrait  pas  un 
rudiment  de  culture  ;  le  paysan  russe  ne  cultiverait  pas  la  terre 
d'une  façon  extensive  toute  l'année  durant  ;  le  paysan  allemand 
et  le  paysan  français  ne  peineraient  pas  dans  les  rudes  travaux 
de  la  culture  intensive ,  si  chacun  d'eux  n'était  assuré  de  pou- 
voir, en  droit  ou  en  fait,  exclure  les  autres  du  Lieu  où  lui-même 
travaille ,  s'il  n'était  assuré  d'avoir  la  disposition ,  la  Propriété 
exclusive  de  cette  portion  du  sol  pendant  le  temps  et  selon  le 
mode  que  demande ,  pour  chacun,  sa  méthode  de  travail. 

La  Propriété  est  donc  aussi  nécessaire  que  le  Travail ,  et  on  ne 
pourrait  la  supprimer  qu'en  supprimant  le  Travail.  Toute  atteinte 
portée  à  la  Propriété  est  une  atteinte  portée  au  Travail;  toute 
transformation  dans  le  Travail  amène  immédiatement  une  trans- 
formation dans  la  Propriété ,  soit  qu'on  s'avise  de  modifier  le 
Travail,  soit  qu'on  s'avise  de  modifier  la  Propriété. 

Décidez  que  la  steppe  n'appartiendra  plus  au  nomade,  et  le 
pasteur,  gêné  dans  son  travail,  deviendra  le  pillard  ou  le  bar- 
bare des  invasions.  Décidez  que  la  terre  n'appartiendra  plus 
au  demi-nomade,  des  semailles  à  la  récolte  ;  au  paysan  russe, 
pour  une  durée  d'au  moins  neuf  années;  au  paysan  français, 
d'une  façon  perpétuelle  :  et  vous  verrez  sur  l'heure  même  toute 
culture  s'arrêter. 

Cette  simple  constatation  de  bon  sens  montre,  en  passant ,  la 
naïveté  des  hommes ,  économistes  ou  législateurs ,  qui  croient 
pouvoir  construire  de  toutes  pièces  un  système  rationnel  de 
Propriété,  et  pensent  pouvoir  en  faire  don,  même  au  besoin 
l'imposer  à  tout  le  genre  humain.  Par  le  seul  fait  que  ce  système 
est  rationnel,  il  ne  tient  pas  compte  des  phénomènes  contingents 
du  Lieu  et  du  Travail,  qui  cependant ,  en  chaque  endroit,  sont 
les  causes  efficientes  ou  constituantes  du  régime  de  la  Propriété. 


40  LA    SCIENCE  SOCIALE. 

Les  faits  nous  amènent  donc  à  constater  que  ce  lien  de  né- 
cessité ,  qu'il  y  a  entre  le  Travail  et  la  Propriété ,  est  la  raison 
première  de  la  Propriété.  Si  l'homme  n'était  pas,  préalablement 
à  tout  effort,  assuré  d'être,  de  droit  ou  de  fait,  le  maitre  de  la 
portion  du  sol  ou  du  produit  auquel  il  va  appliquer  son  travail , 
il  n'y  applicjuerait  pas  son  travail.  Le  rapport  que  la  classifica- 
tion nous  montre  entre  le  Travail  et  la  Propriété  nous  permet  de 
remarquer  que  non  seulement  la  Propriété  dérive  du  Travail , 
mais  encore  que  le  Travail  exige  préalablement  la  Propriété. 
Interrogez-vous  vous-même,  interrogez  tous  les  travailleurs,  et 
vous  contrôlerez  l'exactitude  de  cette  proposition.  Il  ne  faut  pas 
se  laisser  piper  par  les  apparences  contraires  que  l'on  peut 
apercevoir  autour  de  soi  ou  dont  on  peut  rencontrer  le  souvenir. 
L'esclavage,  par  exemple,  semble  contredire  notre  loi;  l'esclave 
ne  parait  être  en  rien  le  maitre  de  la  portion  du  sol  ou  des  pro- 
duits auxquels  il  applique  son  travail.  C'est  là  d'abord  un  fait 
exceptionnel;  nous  nous  trouvons  en  face  d'un  régime  violent  de 
contrainte,  dans  lequel  un  malheureux  homme  travaille  tout 
simplement  pour  qu'on  ne  le  fasse  pas  mourir  de  faim  ou  périr 
sous  les  coups.  Encore  serait-il  vrai  de  dire  que  c'est  là  son 
salaire,  tout  imparfait  et  oppressif  qu'il  soit;  retirez-lui  ce 
bénéfice  et  il  refusera  son  travail  ;  quel  avantage  y  aurait-il 
désormais?  Or,  nous  verrons  que  le  salaire  est  une  Propriété. 

Nous  devons  conclure  des  observations  précédentes  que  la 
Propriété  est  moins  la  conséquence  du  Travail,  comme  le  disent 
si  volontiers  les  économistes,  que  sa  condition  préalable.  Et 
c'est  précisément  parce  que  la  Propriété  est  la  condition  préa- 
lable du  Travail  que  l'on  peut  très  justement  considérer  l'occu- 
pation comme  un  phénomène  de  Propriété.  Toute  propriété  a 
commencé  par  l'occupation;  à  l'origine  de  toutes  les  civilisa- 
tions, de  tous  les  défrichements,  quelc[ues  hommes  ont  du  com- 
mencer par  occuper  un  point  déterminé  du  Lieu  et  par  en 
exclure  les  autres,  pour  entreprendre  de  le  travailler.  Ainsi  se 
trouve  résolu  l'embarras  des  économistes  qui  ne  savent  trop 
comment  jnstifier  l'occupation,  cette  Propriété  dans  laquelle  on 
n'a  pas  encore  déposé  son  travail. 


LA    l'ROriUKTÉ.  41 

Ici  une  objection  peut  se  présenter  à  Tesprit  des  gens  qu'in- 
téresse la  classification  méthodique  des  phénomènes  sociaux. 
Pourquoi  la  l*ropriété,  si  elle  est  la  condition  préalable,  la  cause 
déterminante  du  Travail,  n'est-elle  pas  classée  avant  le  Travail? 
La  cause  ne  devait-elle  pas  être  classée  avant  l'effet. 

La  Propriété  n'est  pas  classée  avant  le  Travail,  précisément 
parce  qu'elle  se  constitue  eu  vue  du  Travail  et  que,  pour  com- 
prendre une  chose  qui  se  constitue  en  vue  d'une  autre,  il  faut 
tout  d'abord  connaître  cette  autre. 

C'est  cette  origine  exacte  de  la  Propriété,  c'est  ce  caractère 
qu'elle  présente  d'être  non  pas  seulement  la  conséquence  mais 
la  condition  préalable  du  Travail,  qui  n'avaient  pas  encore  été 
assez  fortement  mis  en  lumière;  et  c'est  de  l'ignorance  de  ce 
point  que  sont  venues  la  plupart,  pour  ne  pas  dire  toutes  les  théo- 
ries erronées  ou  insuffisantes  sur  la  Propriété. 

Les  explications  que  nous  avons  à  donner  sur  le  phénomène 
général  de  la  Propriété  et  la  détermination  que  nous  avons  à 
en  faire  seraient  maintenant  complètement  terminées,  si  à  côté 
de  la  distinction  fondamentale  que  nous  venons  de  signaler  dans 
la  Propriété  à  raison  de  la  nature  du  Travail,  certains  faits  n'a- 
vaient conduit  les  légistes  à  introduire  une  distinction,  fondée 
sur  la  nature  immobilière  ou  mobilière  de  l'objet  approprié. 

Ainsi,  tandis  que  la  seule  observation  de  cette  exclusion  fon- 
damentale des  autres  par  le  travailleur  et  de  cette  disposition 
réservée  des  objets  qu'il  travaille  (sol  ou  produits) .  nous  a 
amenés  tout  naturellement  à  entrevoir  dans  la  Propriété  des  es- 
pèces suivant  le  degré  d'exclusion,  suivant  l'intensité  de  la  libre 
disposition;  tandis  qu'on  a  été  ainsi  conduit,  comme  nous  le  ver- 
rons plus  amplement,  à  distinguer  la  Propriété  collective  de  la 
Propriété  individuelle,  la  Propriété  temporaire  de  la  Propriété 
perpétuelle,  on  a  été  frappé  en  chaque  endroit  de  l'influence 
que  la  nature  fixe  ou  mobile  de  l'objet  approprié  a  sur  le  mode 
de  possession  lui-même;  aussi  a-t-on  vu  partout  se  traduire  dans 
les  faits  et  dans  les  lois  les  différences  qui  font  de  la  Propriété 
immobilière  et  de  la  Propriété  mobilière  deux  genres  très  diffé- 


i2  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

rents.  Or,  de  laquelle  de  ces  deux  propriétés  est-il  ici  question? 
De  l'immobilière  ou  delà  mobilière?  C'est  ce  qu'il  nous  reste  à  dire. 

Il  n'est  ici  question  ni  uniquement  de  la  Propriété  immobilière, 
ni  uniquement  de  la  Propriété  mobilière. 

Nous  étudions  maintenant  la  Propriété  du  sol  avec  tout  ce  qu'il 
porte  drs  productions  naturelles  ou  artificielles  (immeubles  ou 
meubles);  c'est  la  Propriété  du  Lieu  complet,  c'est-à  dire  du 
Lieu  et  de  tout  ce  qui  le  complète,  de  tout  ce  qui  s'y  ajoute  en 
vue  du  même  but. 

Nous  n'examinons  pas  seulement  la  Propriété  du  sol,  la  Pro- 
priété immobilière,  séparée  du  reste,  séparée  de  la  Propriété 
mobilière;  elle  n  existe  pas  ainsi;  nous  considérons  en  même 
temps  et  la  Propriété  du  sol  et  la  Propriété  de  tous  les  objets  qui 
s'y  ajoutent  pour  en  permettre  la  jouissance  directement  ou  indi- 
rectement, c'est  la  Propriété  totale. 

Il  est  évident  qu'étudier  la  Propriété  du  sol  en  faisant  abstrac- 
tion des  objets  mobiliers  qui  servent  à  son  exploitation  ou  à  sa 
jouissance,  comme  les  animaux  domestiques  ou  le  mobilier, 
c'est  étudier  un  fait  qui  n'existe  pas  tel  quel;  car  à  quoi  servirait 
le  sol  sans  les  animaux  et  sans  les  instruments  de  travail  qui 
permettent  de  l'exploiter?  La  Propriété  immobilière,  telle  qu'en 
fait  on  la  pratique,  ne  se  conçoit  donc  qu'avec  l'existence  de  la 
Propriété  mobilière,  qui  en  est  à  vrai  dire  l'élément  complémen- 
taire, intégrant,  et  qui  en  subit  toujours  la  loi  de  mille  manières  : 
peu  importe  à  cela  que  la  Propriété  immobilière  et  la  mobilière 
se  partagent  entre  deux  propriétaires. 

En  effet  :  la  loi  d' apprfjpriatirjn  d'un  objet  mobilier  est  la  ré- 
sultante de  la,  loi  d'appropriation  de  l'objet  immobilier  auquel 
il  sert  et  des  conditions  que  sa  substance  impose  au  fait  d'appro- 
priation dont  il  est  le  sujet. 

Ainsi,  si  vous  considérez  un  champ,  soumis  au  régime  de  la 
Propriété  individuelle  et  perpétuelle,  il  est  évident  par  définition 
que  ce  champ  n'est  ainsi  possédé  que  parce  qu'il  est  cultivé 
d'une  façon  intensive  ;  on  ne  peut  donc,  en  fait,  séparer  ce  champ 
ainsi  possédé  de  la  charrue  et  de  l'animal  domestique,  cheval, 
bœuf  ou  vache,  qui  servent  à  le  cultiver;  le  champ,  la  charrue 


I.A    l'UOl'HlKTK. 


et  ranimai  forment  la  Propriété  totale  soit  entre  les  mains  crim 
seul,  soit  entre  les  mains  de  divers,  peu  importe.  Ces  oJjjets  mobi- 
liers, la  charrue  et  l'animal,  ne  sont  après  tout  possédés  par  qui 
(|ue  ce  soit  qu'à  cause  du  champ  auquel  ils  servent,  et  cependant 
ils  ne  sont  possédés  par  personne,  pas  même  par  le  propriétaire 
du  fonds,  de  la  même  façon  que  ce  champ  :  il  est  clair  qu'on  ne 
possède  pas  une  charrue  comme  un  champ  ;  un  animal  domes- 
tique comme  une  terre  ni  même  une  charrue  comme  un  cheval; 
la  loi  d'appropriation  de  ces  objets  mobiliers  est  donc  bien  la 
résultante  et  de  la  loi  d'appropriation  des  objets  immobiliers  aux- 
quels ils  servent  et  de  leurs  conditions  substantielles. 

Il  peut  arriver  et  il  arrive  quelquefois  que  dans  la  loi  d'appro- 
priation d'un  objet  mobilier  la  substance  de  cet  objet  agisse  da- 
vantage dans  la  résultante  que  la  nature  de  l'objet  immobilier 
auquel  il  sert.  Il  sera  donc  nécessaire,  après  l'étude  de  la  Pro- 
priété immobilière  et  de  ce  qui  la  complète,  après  l'étude  de  la 
Propriété  totale,  d'étudier  d'une  façon  spéciale  ces  objets  mo- 
biliers dans  les  cas  où  leur  substance  particulière  agit  et  prédo- 
mine dans  la  loi  de  leur  appropriation. 

Mais  nous  allons  étudier  d'abord  la  Propriété  totale,  c'est-à-dire 
la  propriété  du  sol  et  des  objets  qui  le  complètent  ;  ensuite,  nous 
étudierons  la  Propriété  des  objets  mobiliers  dans  le  cas  particu- 
lier que  nous  venons  de  dire. 

V'oilà  donc  la  Propriété  déterminée,  définie,  classée,  et  classée 
après  le  Travail;  voilà  indiqués  et  les  rapports  du  Lieu,  du 
Travail  et  de  la  Propriété,  et  la  raison  de  leur  classement  res- 
pectif. 

Passons  maintenant  à  la  détermination  et  au  classement  des 
différentes  espèces  de  Propriété. 


LA    SCIENCE    SOCIALE. 


II. 


Voici  d'abord  le  tableau  de  la  Propriété  : 

LA  PROPRIÉTÉ 

(composition  des  biens,  mode  de  possession,  subventions,  transmission). 

Pr.  Sol  disponible  :  sa  nature;  son  parcours;  abondance  de  ses  pro- 
ductions spontanées,  sa  permanence. 

I.  Communauté  {ouvrière)  : 

du  Foyer, 
du  Domaine, 
de  l'Industrie. 

II.  Propriété  familiale  [limitée  ou  illimitée)  : 

du  Foyer, 

du  Domaine  (petit), 

du  Domaine  fragmentaire, 

de  la  Petite  Industrie  principale  '.  ,      ' 

^        '        (  patronale, 

de  la  Petite  Industrie  accessoire. 

III.  Propriété  patronale  {particulière  ou  collective)  : 

du  Foyer  maître, 

du  Foyer  ouvrier, 

du  Domaine  chef, 

du  Domaine  dépendant, 

de  la  Grande  Industrie  en  Grand  Atelier, 

de  la  Grande  Industrie  en  Fabrique  collective. 

Nous  laissons  d'abord,  quitte  à  y  revenir  ensuite,  ce  qui  est  en 
tête  du  tableau  entre  parenthèses  et  au  proœmium ;  nous  com- 
mencerons par  expliquer  le  corps  du  tableau  :  notre  exposition 
procédera  mieux  de  cette  manière. 

Le  tableau  de  la  Propriété  détermine  et  classe  trois  espèces  de 
Propriété. 

I,  —  La  Commimauté  (ouvrière). 

II.  —  La  Propriété  familiale. 

III.  —  La  Propriété  patronale. 


LA    PROPRIÉTÉ.  45 

Pourquoi    ces    trois    espèces?   et    pourquoi    se    classent-elles 


ainsi 


ji> 


La  Propriété  consistant,  —  ainsi  que  nous  venons  de  l'éta- 
blir, —  dans  l'exclusion  des  autres,  quant  à  un  point  déterminé 
du  Lieu ,  par  ceux  qui  le  travaillent ,  il  est  tout  naturel  que 
l'on  détermine  ces  phénomènes  d'exclusion  d'après  leur  inten- 
sité et  qu'on  les  classe  d'après  leur  intensité  croissante,  La 
Propriété  naîtra  et  grandira,  ses  espèces  s'affirmeront  et  se 
succéderont  à  mesure  que  l'exclusion  des  autres  par  le  groupe 
qui  travaille  sera  plus  complète.  Or  cette  exclusion  sera  d'autant 
plus  grande,  d'autant  plus  complète  qu'elle  sera  V  plus  conti- 
nue, et  que  2°  le  nombre  de  ceux  cjui  (lisposeront  d'un  point 
déterminé  du  Lieu  sera  moins  considérable.  Il  est  évident  qu'on 
dispose  de  plus  en  plus  d'un  Lieu,  d'un  objet,  qu'on  en  est  de 
plus  en  plus  propriétaire,  à  mesure  qu'on  en  dispose  d'une  façon 
plus  continue  et  qu'on  est  de  moins  en  moins  nombreux  à  en 
disposer. 

Le  Pasteur  nomade  qui  dispose  pendant  quelques  jours  avec 
tous  des  membres  de  sa  tribu  d'un  pâturage ,  nous  présente  le 
moindre  phénomène  d'exclusivisme,  partant  le  moindre  phéno- 
mène d'appropriation.  Sa  Propriété  est  à  cent  lieues  d'être  indivi- 
duelle. Ici  le  propriétaire  est  une  collectivité,  la  tribu,  le  groupe  le 
plus  nombreux  ;  et  la  disposition  spéciale  que  ce  groupe  a  du  Lieu 
par  le  pâturage,  prescrit  l'appropriation  la  plus  courte  et  en  vue 
de  l'usage  le  plus  restreint  :  le  temps  nécessaire  aux  animaux 
pour  brouter  l'herbe. 

Le  Landlord,  au  contraire,  qui  dispose  seul,  d'une  façon  per- 
pétuelle et  pour  tous  les  usages  qu'il  lui  plaira,  du  sol  et  du  sous- 
sol  d'un  immense  domaine,  qui  le  fait  cultiver  et  valoir  par  des 
travailleurs  sans  domaines,  nous  présente  le  phénomène  le  plus 
accentué  d'appropriation.  Le  groupe  a  disparu,  le  propriétaire  est 
iMi  individu  et  la  disposition  spéciale  qu'il  a  du  Lieu  par  la  grande 
culture  intensive  présente  l'appropriation  la  plus  longue  et  pour 
les  usages  les  plus  illimités. 

Avec  les  Pasteurs  nomades  nous  avons  la  Propriété  collective, 
temporaire  et  pour  un  seul  usage  ;  avec  le  Landlord  nous  avons 


-46  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

la   Propriété   individuelle ,    perpétuelle    et    illimitée    dans   son 
usage,  présentant  le  fameux  y //s  utendi  et  ahutendi. 

On  constate  donc  qu'il  y  a  des  espèces  liien  différentes  dans  la 
Propriété,  qu'il  y  a  bien  des  façons  d'être  propriétaire,  et  que  les 
espèces  de  la  Propriété  vont  en  s'accentuant  ;  que  l'appropria- 
tion devient  de  plus  en  plus  intense,  à  mesure  que  l'exclusion 
des  autres  par  celui  qui  dispose  devient  de  plus  en  plus  totale  et 
de  plus  en  plus  durable.  11  apparaît  ainsi  très  nettement  que 
Ton  devra  classer  les  différentes  espèces  de  la  Propriété  d'après 
l'ordre  croissant  d'exclusivisme  ;  on  ira  ainsi  de  la  moindre  Pro- 
priété à  la  plus  grande,  on  verra  naître  et  se  développer  le  phé- 
nomène de  l'appropriation. 

L'ordre  de  classement  des  espèces  indiqué,  il  faut  déter- 
miner ces  espèces. 

U  est  évident  que  depuis  la  disposition  collective  et  tempo- 
raire que  les  pasteurs  nomades  ont  du  Lieu  jusqu'à  la  disposition 
individuelle  et  perpétuelle  cju'en  exige  le  Landlord,  il  y  a  mille 
deg-rés  différents  d'exclusivisme  dans  la  disposition.  Quels  sont, 
dans  cette  série  continue,  les  points  où  l'on  remarcjue  une  évo- 
lution radicale,  la  naissance  d'une  espèce? 

La  Propriété  communautaire,  la  Propriété  familiale,  et  la 
Propriété  patronale  présentent  les  trois  espèces  fondamentales, 
les  trois  formes  primordiales  de  la  Propriété,  formes  aux  traits 
essentiels,  absolument  opposés  et  diverg-ents,  dont  les  autres 
formes  ne  sont  que  des  variantes  :  ces  variantes  n'offrent  de 
dissemblance  avec  les  espèces  orig'inales  qu'en  des  points  se- 
condaires, des  retouches  de  détail. 

Quelle  est  la  raison  qui  a  fait  choisir  ces  trois  formes  comme 
types  des  trois  espèces? 

Pour  disposer  du  Lieu,  pour  en  exclure  les  autres,  pour  jouir 
de  la  Propriété  en  un  mot,  il  faut,  ainsi  que  pour  tous  les  autres 
phénomènes  sociaux,  que  les  hommes  se  groupent.  Comme  on  ne 
pratique  cette  exclusion,  comme  la  Propriété  n'existe  qu'en  vue 
et  qu'à  cause  du  Travail,  on  comprend  l'importance  que  les 
groupements  formés  par  les  hommes  dans  le  Travail  vont  avoir 
sur   les  groupements  qu'ils   formeront  pour  la  Propriété,   Or, 


LA   i>i«oriuÉTi':.  47 

trois  formes  de  groupement  :  le  groupement  communautaire, 
le  groupement  familial  et  le  groupement  patronal,  sont  employées 
par  le  monde  des  travailleurs  selon  l'intensité  des  efforts  et  des 
capacités  que  réclame  l'œuvre  à  faire.  iMais,  ainsi  que  nous  avons 
été  amenés  à  le  remarquer  en  étudiant  le  Travail  (et  c'est  ce 
qui  nous  a  conduits  à  observer  la  Propriété  après  le  Travail),  ce 
n'est  pas  la  seule  direction  du  Travail  qui  échappe  à  la  masse  des 
familles  ouvrières  lorsque  la  production  devient  plus  intense, 
c'est  aussi  et  c'est  surtout  la  disposition  des  choses  nécessaires 
au  Travail,  et  cela  toujours  à  cause  de  ce  grand  fait  de  la  pré- 
voyance qui  vient  séparer  les  capables  des  incapables.  Et  cette 
disposition  des  choses  nécessaires  au  travail,  —  choses  qui  sont 
principalement  le  Lieu  où  s'effectue  le  travail  et  les  produits  ob- 
jets de  ce  travail,  —  qu'est-ce  autre  chose  que  la  Propriété? 

Ainsi,  le  Travail,  fait  générateur  de  la  Propriété,  détermine, 
dans  les  différents  groupements  que  les  hommes  emploient  pour 
disposer  du  Lieu,  trois  espèces  principales.  Ces  espèces  se  consti- 
tuent suivant  que  ceux  qui  disposent  du  Lieu  peuvent  en  disposer 
l'n  communauté  ow  par  simple  ména(/e,  ou  bien  lorsqu'il  se  trouve 
que,  la  masse  étant  incapable,  il  faut  un  homme  plus  ca- 
pable, un  patron,  pour  en  disposer  non  seulement  à  son  avan- 
tage mais  à  l'avantage  des  Incapables.  On  va  ainsi,  par  un  exclu- 
sivisme croissant  que  nécessite  le  Travail,  de  la  Propriété  commu- 
nautaire à  la  Propriété  familiale  et  de  la  Propriété  familiale  i\ 
la  Propriété  patronale. 

Tel  est  le  classement  et  telles  sont,  sommairement,  les  causes 
constitutives  des  Espèces  de  la  Propriété.  Nous  y  reviendrons  par 
le  détail,  car,  dans  notre  prochain  article,  nous  entreprendrons 
l'étude  de  chacune  de  ces  Espèces,  en  commençant  par  la  Pro- 
priété communautaire, 

Robert  Plnot. 

(.4  suivre.) 


UNE  METAMORPHOSE  SOCIALE. 


UN  MERIDIONAL 

QUI  CESSE  DE  L'ÊTRE. 


J'ai  lu  avec  un  intérêt  particulier,  dont  on  va  voir  la  raison, 
les  articles  de  M.  Moustier  sur  le  type  du  Méridional  (1). 

L'auteur,  par  une  analyse  pénétrante,  a  montré  comment  se 
forme  le  Méridional,  quels  ingrédients  variés  entrent  dans  sa 
composition  ;  et  il  semble,  après  cela,  qu'on  pourrait  presque  fa- 
briquer un  Méridional  sur  commande. 

Ce  n'est  pourtant  pas  là,  rassurez-vous,  une  opération  qui  me 
fasse  envie  ;  car,  malgré  certaines  qualités  incontestables,  ce  type 
social  présente  de  graves  défauts,  que  M.  Moustier  a  très  bien  mis 
en  lumière.  Les  deux  principaux  sont  :  la  formation  communau- 
taire, qui  porte  à  compter  sur  les  autres  plus  que  sur  soi-même; 
et  l'éloignement  pour  l'effort  pénible  et  soutenu,  éloignement  qui 
porte  à  eml)rasser  de  préférence  les  métiers  où  il  y  a  peu  de  ce 
genre  de  travail  à  dépenser.  C'est  la  formation  communautaire 
qui  fait  du  Méridional  un  urbain  et  un  politicien  ;  c'est  l'éloigne- 
ment pour  le  travail  pénible  qui  l'incline  à  se  soustraire  aux  ru- 
des labeurs  de  la  culture.  L'extension  des  villes,  la  politique  et 
la  désertion  des  campagnes  sont  bien  les  trois  maux  dont  nous 
soufl'rons  le  plus  profondément;  il  n'y  a  donc  aucun  intérêt  à  fa- 

(I)  Voir  les  livraisons  de  janvier,  février  el  avril  1801. 


UN    MÉRIDIONAL   QUI   CKSSR   DE    l'hTIIK.  40 

Ijriquer  do  iioiiveaiix  Méridionaux.  F^e  véritable  intérêt  serait  au 
contraire  de  resti'eindre,  s'il  était  possible,  le  champ  de  formation 
du  type. 

Or,  j'ai  précisément  eu  l'occasion  d'observer  une  tentative  des 
plus  intéressantes  dans  ce  sens.  Il  s'agit  d'un  de  mes  amis,  né  et 
élevé  dans  le  Midi,  dans  le  vrai  Midi,  dans  le  Midi  des  bords  du 
Rhône,  et  qui,  pénétré  de  l'infériorité  que  lui  donnait  sa  formation 
sociale,  a  entrepris  d'en  sortir.  J'ai  pu  suivre  de  près  et  presque 
au  jour  le  jour  cette  curieuse  et  rare  évolution,  cette  métamor- 
phose sociale  ;  elle  a  fait  souvent  l'objet  de  mes  conversations 
avec  mon  ami ,  et  il  a  bien  voulu  me  communiquer  les  notes  dans 
lesquelles  il  a  consigné  les  diverses  phases  qu'il  a  traversées. 

Je  prie  le  lecteur  de  remarquer  que  le  cas  dont  il  s'agit  n'in- 
téresse pas  seulement  les  Méridionaux  ;  il  intéresse  tous  les  Fran- 
çais et  bien  d'autres  encore,  comme  il  m'a  intéressé  moi-même  ; 
car,  ainsi  que  le  rappelait  M.  Moustier  en  terminant  :  «  En  France, 
nous  sommes  tous  un  peu  de  Tarascon.  » 

M.  Moustier  nous  a  montré  comment  on  allait  à  Tarascon;  es- 
sayons de  voir  comment  on  peut  en  revenir. 

I. 

Je  ne  dois  pas  vous  cacher  que  le  chemin  n'est  pas  facile.  Vous 
savez  en  effet  quelle  est  la  ténacité  d'une  formation  sociale;  elle 
saisit  l'homme  tout  entier,  par  le  milieu  physique,  par  l'éduca- 
tion, par  toute  la  série  des  influences  sociales  qui  agissent  dès 
l'enfance  avec  une  persistance  ininterrompue.  C'est  une  chaîne 
solidement  forgée,  qui  vous  enlace  de  mille  replis. 

H  n'est  cependant  pas  impossible  d'échapper  à  une  pareille 
étreinte;  la  preuve,  c'est  que  les  sociétés  se  modifient,  se  transfor- 
ment, qu'elles  évoluent  en  un  mot.  Mais  remarquez  que  cette 
évolution  est  toujours  lente  ;  elle  met  ordinairement  plusieurs 
générations  à  s'accomplir  ;  de  plus ,  elle  se  fait  sous  le  coup  de 
circonstances  extrinsèques  et  impérieuses,  qui  viennent  modifier 
les  conditions  du  milieu,  de  l'éducation,  et  tout  l'ensemble  des 
phénomènes  sociaux.  Le  plus  souvent,  l'homme  est  l'instrument 


50  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

passif,  plutôt  que  Finstrument  actif  de  l'évolution  sociale.  Il  s'a- 
perçoit un  beau  jour  qu'il  est  transformé  ;  ou,  pour  mieux  dire, 
il  ne  s'en  aperçoit  même  pas,  tant  l'évolution  a  été  lente,  gra- 
duelle, inconsciente.  Ce  sont  les  historiens,  —  lorsqu'ils  sont  clair- 
voyants, —  c'est  surtout  la  Science  sociale,  qui  viennent  apprendre 
à  une  société  quelle  diffère  d'une  autre,  sur  tel  point  et  sur  tel 
autre,  pour  telle  raison  et  pour  telle  autre. 

Croyez-vous  que  les  pasteurs,  quand  ils  sont  partis  de  l'Asie 
centrale  pour  se  disperser  sur  toutes  les  routes  du  globe,  se  soient 
aperçus  qu'ils  se  transformaient  suivant  les  conditions  nouvelles 
imposées  par  chacune  de  ces  routes?  Croyez- vous  qu'ils  se  soient 
dit  :  «  Tiens,  voilà  que  nous  devenons  sédentaires,  agriculteurs, 
artisans,  pécheurs,  chasseurs?  Tiens,  voilà  que  nous  passons  de 
la  formation  communautaire  à  la  formation  particulariste,  pro- 
pre aux  peuples  du  nord  de  l'Europe  ;  ou  à  la  formation  individua- 
liste, propre  aux  peuples  chasseurs?  »  Ils  ne  se  sont  pas  dit  cela,  ni 
rien  de  pareil,  parce  qu'ils  ne  se  sont  pas  douté  de  la  transfor" 
mation  qui  s'opérait  en  eux,  tant  elle  a  été  longue  à  se  produire, 
tant  elle  s'est  faite  graduellement,  insensiblement,  tant  elle  était 
peu  préméditée  de  leur  part. 

Croyez-vous  que  le  colon  qui  va  actuellement  aux  États-Unis 
devienne  un  Yankee  par  la  puissance  du  raisonnement  et  de  la 
volonté?  Il  le  devient  par  la  force  des  choses,  par  l'action  per- 
sistante et  impérieuse  du  milieu  nouveau  dans  lequel  il  se  trouve 
placé;  sans  s'en  douter,  qu'il  le  veuille  ou  non,  à  un  moment 
donné,  il  devient  Yankee,  c'est-à-dire  qu'il  pense,  qu'il  parle, 
qu'il  agit  à  la  façon  d'un  Y'ankee.  Et,  s'il  résiste  à  cette  action,  à 
cette  pression  du  dehors,  si  sa  formation  antérieure  le  rend 
inapte  à  accomplir  cette  évolution  nécessaire,  il  est  tout  simple- 
ment rejeté  dans  la  vieille  Europe,  par  l'impuissance  même  où  il 
est  de  se  tirer  d'affaire  dans  un  pareil  milieu;  ou  bien,  il  est 
impitoyablement  évincé,  écrasé,  supprimé,  comme  les  malheu- 
reux Indiens  des  Prairies. 

Voilà  comment  évoluent  les  sociétés  :  leur  évolution  n'est  pas 
voulue,  n'est  pas  préméditée;  de  plus,  elle  est  lente  et  exige,  le 
plus  souvent,  plusieurs  générations. 


UN    MÉRIDIONAL    QUI   CESSE   DE   l'ÉTRE.  51 

Le  cas  dont  je  veux  vous  entretenir  est  bien  difi'érent.  Il  s'agit 
en  effet  d'une  évolution  voulue,  préméditée  et,  qui  plus  est,  ra- 
pide, puisqu'elle  tient  tout  entière  dans  le  court  espace  d'une  vie 
humaine.  Ici,  l'homme  ne  subit  plus  passivement  l'effet  de  cir- 
constances extérieures;  bien  au  contraire,  il  lève  contre  ces  cir- 
constances imposées  l'étendard  de  la  révolte;  il  ne  suit  pas  le 
courant  général,  il  tente  de  le  remonter  à  lui  tout  seul;  il  mar- 
che à  rebours  du  milieu  dans  lequel  il  a  été  élevé,  dans  lequel  il 
se  trouve;  il  cherche  en  un  mot  à  se  créer  lui-même,  par  art,  la 
formation  sociale  qu'il  a  délibérément  choisie. 

C'est  bien  là  un  cas  nouveau  et  rare  encore,  qui  mérite  d'être 
étudié.  Il  le  mérite,  non  pas  à  titre  de  curiosité,  —  ce  qui  aurait 
peu  d'intérêt  pratique,  —  mais  à  titre  d'exemple,  pour  qu'on  sa- 
che dans  quelles  conditions  un  homme  peut  spontanément  se 
soustraire  à  l'action  de  son  milieu  ;  comment  il  doit  s'y  prendre  ; 
quelles  difficultés  il  doit  vaincre;  comment  il  doit  les  vaincre,  et 
dans  quel  ordre.  Que  de  gens  bien  intentionnés,  qui  veulent 
arriver  au  mieux.  Video  mollora .,  et  qui  arrivent  au  pire, 
détériora  sequor  !  N'est-ce  pas  l'histoire  de  tout  ce  qu'on  ap- 
pelle le  «  grand  parti  »  des  «  Honnêtes  gens  »,  qui,  depuis  un 
siècle,  perdent  honnêtement  tout  en  France  et  qui,  par  surcroit, 
se  perdent  eux-mêmes,  je  veux  dire  perdent  tout  crédit,  toute 
influence  et  semblent  voués  aux  avortements  successifs  et  conti- 
nus? Et  cependant,  ils  sont,  eux  aussi,  pavés  de  bonnes  intentions. 
Mais,  voilà  !  les  bonnes  intentions  sont  de  peu  de  valeur,  si  on  ne 
connaît  pas  «  la  manière  de  s'en  servir  ».  Que  de  mal  on  peut 
se  faire  à  soi-même  et  aux  autres  avec  de  bonnes  intentions! 
Lisez  plutôt  l'histoire  des  «    Honnêtes  gens  »   de   notre  temps. 

Je  dis  donc  que  l'exemple  de  mon  ami  peut  être  utile  à  un 
grand  nombre. 

Mon  ami  était  un  Méridional  de  bonne  souche  :  il  en  avait  la 
formation  à  un  point  intense;  c'était  bien  le  type  décrit  dans  la 
Revue.  La  formation  communautaire,  propre  à  la  race,  avait  dé- 
veloppé en  lui  à  un  haut  degré  le  besoin  de  relations,  de  société, 
d'expansion,  l'horreur  de  l'isolement  et,  par  voie  de  conséquence, 


5:2  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

rhaljitude  de  compter  sur  les  autres  plus  que  sur  soi,  la  tendance 
à  faire  intervenir  les  Pouvoirs  publics  en  tout  et  pour  tout,  cette 
tendance  que  M.  Moustier  a  si  bien  signalée  comme  un  des  traits 
caractéristiques  du  Méridional. 

Tel  était  donc  mon  ami,  quand  il  (juitta  le  Midi  pour  venir  se 
fixer  à  I^aris.  Et  il  y  venait  dans  l'idée  très  méridionale  et,  par 
extension,  très  française,  d'y  trouver  le  maximum  de  vie  urbaine 
et  le  minimum  de  travail  pénible.  Ce  fut  vers  les  professions  libé- 
rales que  se  dirigea  notre  ami,  avec  quelques  échappées  sur  la 
politique. 

Je  retrouve,  dans  les  lettres  qu'il  m'adressa  à  cette  époque,  les 
premières  impressions  de  son  arrivée  à  Paris.  Il  ne  comprend 
pas  qu'on  puisse  habiter  ailleurs  que  dans  «  ce  grand  centre  des 
lumières  et  de  la  civilisation,  où  l'on  goûte  avec  intensité  le  bon- 
heur de  vivre  ».  Et  alors  une  description  enthousiaste  de  la  vie 
de  Paris.  En  s'y  fixant,  il  a  réalisé  son  rêve,  qui  est  aussi  le  rêve 
de  tant  de  Français! 

i*eu  à  peu  sa  correspondance  reflète  des  idées  différentes.  Il 
vient  de  lire  les  œuvres  de  Le  Play  et  elles  ont  fait  sur  son  esprit 
une  vive  impression.  «  C'est  un  génie  incomparable,  m'écrit-il  )>. 
Alors,  il  commence  à  entrevoir  le  rôle  prédominant  des  arts 
usuels  au  point  de  vue  social,  et  en  particulier  le  rôle  supérieur 
de  l'agriculture.  Ce  Méridional  s'aperçoit  qu'il  existe  autre  chose 
que  la  vie  urbaine,  il  entrevoit  tout  un  monde  dédaigné  et  in- 
connu. 

A  partir  de  ce  moment,  et  avec  cette  facilité  d'enthousiasme, 
qui  est  encore  un  trait  de  la  race,  il  célèbre  les  avantages  de  la 
vie  rurale.  Il  publie  même  une  étude  sur  ce  sujet...  mais  il  reste 
à  Paris.  Ses  convictions  ne  sont  encore  qu'un  article  d'expor- 
tation :  ce  sont  des  théories  à  l'usage  des  autres.  Il  appartient 
bien,  à  ce  moment,  au  «  grand  parti  »  de  ces  «  Honnêtes  gens  », 
qui  prêchent  si  bien  et  agissent  si  mal. 

(>et  état  d'esprit  nous  révèle  aussi  à  merveille  le  genre  d'in- 
fluence qu'exercèrent  et  qu'exercent  encore  les  œuvres  de  Le  Play. 
Elles  ont  créé  chez  leurs  lecteurs  une  tendance  générale  et  pu- 
rement théorique  vers  certaines  idées  particulièrement  prônées 


l'.\    MERIDIONAL   QUI    CESSE    DE    LÈTRE.  o'i 

par  le  maitre  :  le  respect  du  Décalogiie,  de  l'autorité  paternelle,  de 
la  tradition;  le  rôle  considérable  delà  vie  rurale  et  sa  supé- 
riorité sociale  sur  la  vie  urbaine;  les  dangers  du  fonctionna- 
risme bureaucratique  et  de  la  centralisation  des  Pouvoirs  publics. 
Voilà,  à  peu  de  choses  près,  le  Crrdo  des  disciples  de  Le  Play, 
—  des  disciples  première  manière,  ancien  style. 

Ces  disciples  ont  répété  ce  que  le  maitre  avait  dit  et,  souvent, 
uniquement  parce  que  le  maître  l'avait  dit  :  Mtifjisfcr  di./il. 
Mais  presque  aucun  d'eux  n'a  passé  des  paroles  aux  actes;  c'é- 
taient des  prédicateurs  qui  auraient  pu  prendre  pour  devise  : 
«  Faites  ce  que  je  dis  et  ne  faites  pas  ce  cjue  je  fais.  »  On  sait 
que  Le  Play  s'est  plaint  de  n'avoir  pu  réunir  autour  de  lui  plus 
de  trois  ou  quatre  vrais  disciples,  et  il  formulait  ces  plaintes  alors 
que  les  l'/u'ons  de  hi  Paix  sociale  comptaient  cependant  douze 
cents  membres.  Mais  tous  ces  adhérents  appartenaient  à  la  caté- 
gorie dont  je  viens  de  parler,  et  Le  Play  ne  le  voyait  que  trop. 
C'est  alors  qu'il  disait  qu'il  voudrait  pouvoir  grouper  autour  de 
lui  «  douze  apôtres  ».  Il  entendait  par  là  des  apôtres  pratiquants. 

Il  n'y  réussit  pas  de  son  vivant  :  il  éveilla  certains  esprits  plus 
qu'il  ne  les  convertit. 

La  cause  de  cet  échec  relatif  est  facile  à  expliquer  aujour- 
d'hui que  cette  Revue,  en  imprimant  à  la  science  sociale  le  re- 
marcjuable  développement  que  tout  le  monde  constate,  a  permis 
de  mieux  se  rendre  compte  de  ce  qui  manquait  à  l'œuvre  de 
Le  Play. 

Il  lui  manquait  une  bonne  méthode  d'analyse  et  d'exposition. 
Le  Play  montre  plutôt  des  résultats  qu'il  n'explique  des  phéno- 
mènes. On  ne  voit  pas  suffisamment  dans  son  œuvre  comment 
se  forme  chaque  type  social,  les  modifications  par  lesquelles  un 
type  donné  a  dû  passer  pour  arriver  d'un  état  précédent  à  un 
état  nouveau.  Il  ne  vous  livre  donc  pas  le  procédé  po- 
sitif et  détaillé  par  lequel  vous  pourriez  accomplir,  si  vous 
le  vouliez,  la  même  évolution.  11  ne  vous  communique  donc 
pas  la  connaissance  minutieuse  et  raisonnée  des  étapes  suc- 
cessives à  parcourir.  C'est  précisément  parce  qu'il  vous  mon- 
tre des  types    tout   formés  et    qu'on  ne   voit  pas   naître,   que 


o4  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

son  œuvre  a  un  peu  l'apparence  d'une  théorie  pure,  d'un  sys- 
tème conçu  à  priori.  Aussi  a-t-on  pris  l'habitude  de  dire  :  «  le 
système  de  Le  Play,  les  théories  de  Le  Play,  les  idées  de  Le  Play,  » 
quoiqu'il  ait  eu  soin  de  répéter  sans  cesse  qu'il  ne  s'appuyait 
que  sur  des  faits  minutieusement  observés.  Mais,  malheureuse- 
ment, cette  série  d'observations  est  restée  enfouie  et  sans  con- 
clusions dans  les  Ouvriers  européens^  tandis  que  les  autres  ouvra- 
ges présentent  les  conclusions,  mais  sans  les  faits  sur  lesquels 
elles  s'appuient,  et  surtout  sans  l'indication  des  étapes  succes- 
sives parcourues  par  ces  faits.  On  sait  comment  les  fonda- 
teurs de  cette  Revue  ont  entrepris  de  combler  cette  lacune 
et  comment  ils  y  ont  réussi  ;  on  sait  aussi  que  leur  magnifique 
tentative  a  servi  de  prétexte  à  la  scission  qui  a  éclaté  à  cette 
époque. 

Ainsi,  la  lecture  des  œuvres  de  Le  Play  pouvait  exercer  une 
influencé  sur  les  esprits,  mais  elle  était  impropre  à  faire  passer 
du  domaine  de  la  spéculation  au  domaine  de  l'application.  On  en- 
trevoyait bien  les  avantages  sociaux  des  pratiques  recommandées 
par  Le  Play,  mais  on  était  vis-à-vis  d'elles  comme  le  malheureux 
Tantale  en  face  des  beaux  fruits  qu'il  ne  pouvait  cueillir.  Le 
Play  avait  omis  d'indiquer  les  préparations  nécessaires  pour  pas- 
ser d'un  état  social  à  un  autre,  et  l'on  s'imaginait  qu'on  pou- 
vait y  arriver  de  ])ut  en  blanc.  De  là,  les  découragements  qui 
gagnèrent  les  rares  disciples  qui  entreprirent  de  mettre  en  pra- 
tique les  conseils  du  maitre.  Ils  n'y  étaient  pas  préparés;  or 
aucune  évolution  ne  s'accomplit  sans  les  préparations  néces- 
saires. 

Représentez-vous  un  bon  jeune  homme  qui  vient  de  lire  l'œu- 
vre de  Le  Play  et  qui  prend  sur  l'heure  la  résolution  d'y  con- 
former sa  vie.  Il  se  résout,  par  exemple,  à  abandonner  la  ville 
pour  aller  habiter  la  campagne.  Mais  au  lieu  d'y  trouver  les 
jouissances  promises,  il  n'y  rencontre  qu'un  mortel  ennui,  qui 
bientôt  le  ramène  à  la  ville.  Je  le  crois  bien!  il  n'était  pas  pré- 
paré à  cette  formidable  transformation  de  l'urbain  en  rural. 
Il  a  voulu  passer  à  pieds  joints  sur  les  étapes  indispensables,  et 
il  manque  le  but.  Natura  non  facit  sallum.  En  matière  sociale, 


UN   iMERIDIONAL   QUI   CESSE    DE   L  ETRE.  OO 

lîou  plus,  on  ne  lïiit  pas  de  saut,  surtout  de  pareils  sauts,  qui 
ont  parfois  demandé  à  certaines  sociétés  des  siècles  entiers  de 
transition  et  une  série  d'événements  préparatoires. 

Donc,  pour  en  revenir  à  notre  ami,  on  s'explique  maintenant 
pourquoi,  à  l'exemple  de  tous  les  autres,  il  resta  un  disciple 
platonique  de  Le  Play. 

Voyons  par  suite  de  quelles  circonstances,  il  alla  plus  loin 
et  comment  il  fut  amené  à  passer  de  la  pure  contemplation  so- 
ciale à  la  pratique  positive. 


II. 


La  publication  de  cette  Revue  fut  saluée  par  lui  «  avec  enthou- 
siasme »,  ai-je  besoin  de  le  dire?  mais  avec  un  enthousiasme 
qui,  cette  fois,  porta  des  fruits  décisifs.  Il  fut,  comme  moi-même, 
un  des  premiers  abonnés;  il  comprit  immédiatement  qu'elle  re- 
présentait la  marche  en  avant,  qu'elle  allait  pousser,  développer, 
préciser,  élargir  la  science  sociale,  restée  jusqu'alors  vague  et 
hésitante.  On  sait  comment  les  promesses  du  début  ont  été  te- 
nues, comment  la  nouvelle  Ecole  réussit  à  combler  les  lacunes 
que  nous  venons  de  signaler  dans  l'œuvre  de  Le  Play.  Grâce  à 
une  analyse  plus  méthodique  et .  plus  pénétrante,  à  une  exposi- 
tion qui  présente  l'enchaînement  des  phénomènes  dans  l'ordre 
où  ils  s'engendrent  naturellement,  au  lieu  de  montrer  seulement 
le  résultat  final,  la  Science  socialp  fut  en  état  de  donner  la  dé- 
monstration rigoureuse  de  chacune  de  ses  affirmations  et  de 
porter  dans  les  esprits  une  conviction  éclairée.  En  même  temps, 
elle  entreprit  d'analyser  à  nouveau  et  de  classer  d'une  façon 
plus  précise  les  divers  types  sociaux,  si  bien  qu'aujourd'hui 
on  voit  se  dérouler  et  s'expliquer  méthodiquement  la  série 
des  sociétés  humaines  du  passé  et  du  présent.  Mais  je  n'ai 
pas  besoin  d'insister  sur  ces  résultats  que  tous  les  lecteurs 
de  cette  Revue  connaissent  et  qui  expliquent  et  justifient  son 
succès. 

Ce  renouvellement  de  la  science  sociale  vint  jeter  une  vive  lu- 


5G  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

mière  dans  Tosprit  de  notre  ami  :  d'ai)Oi'd  il  vit  plus  nettement 
les  caractères  propres  à  chaque  type  de  société;  ensuite,  il 
put  se  rendre  compte  des  modifications  graduelles  par  lesquel- 
les doit  nécessairement  passer  une  société  pour  évoluer  d'un 
type  à  un  autre.  Il  comprit  c[ue  toute  évolution  exige  des  pré- 
parations et  les  exige  dans  un  certain  ordre,  qu'on  ne  viole  pas 
impunément. 

Alors,  pleinement  convaincu  que  sa  formation  méridionale 
le  condamnait  à  une  infériorité  manifeste,  il  résolut  de  travailler 
scientifiquement  à  s'en  affranchir.  Je  ne  fus  pas  sans  quelques 
doutes,  lorsqu'il  me  fit  part  de  son  intention;  car  je  me  rendais 
compte  qu'il  entreprenait  là  une  rude  opération,  difficile  à  me- 
ner à  bien,  et  qu'il  allait  voir  se  dresser  devant  lui  toute  sa 
formation  première,  toutes  ses  habitudes  antérieures,  ses  idées 
acquises,  masse  formidable  qu'il  n'était  pas  aisé  de  soulever 
par  la  seule  force  de  la  volonté. 

11  était  maintenant  manifeste  pour  lui  que  le  point  de  départ 
de  la  formation  méridionale,  le  vice  auquel  il  lui  fallait  s'atta- 
quer tout  d'abord,  parce  qu'il  était,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi, 
la  base  de  toutes  ses  faiblesses,  c'était  l'habitude  de  compter 
sur  les  autres,  le  besoin  d'avoir  beaucoup  de  relations,  de 
ces  relations  quelconques  que  le  Français  collectionne  à  la 
douzaine,  et  dans  lesquelles  il  met  tant  de  confiance. 

11  s'attacha  donc  à  noter  avec  soin,  par  profits  et  pertes,  tous 
les  avantages  et  tous  les  inconvénients  qu'il  retirait  de  ces  re- 
lations multipliées.  Il  en  arriva  à  se  rendre  compte  que  la 
somme  des  inconvénients  dépassait  de  beaucoup  celle  des  avan- 
tages. Il  perdait  beaucoup  de  temps  pour  entretenir  ces  rela- 
tions, et  ce  temps  était  enlevé  à  des  travaux  plus  utiles  et  plus 
fructueux.  En  outre,  ces  relations  ne  sortaient  guère  du  ton 
d'une  désespérante  banalité.  Il  ne  tarda  pas  à  s'expliquer  ce 
phénomène  :  il  comprit  que  des  gens  qui  veulent  avoir  beaucoup 
de  relations  ne  peuvent  avoir  que  des  relations  banales,  par  la 
bonne  raison  que  pour  s'attacher  les  gens  à  fond,  il  faut  les 
cultiver  à  fond;  que,  pour  être  assuré  de  leur  dévouement,  il 
faut  pouvoir  les  assurer  du  sien,  et  leur  en  donner  des  preuves. 


r.\    MKHIKIONAL   QUI   CESSK    DK    l'kïHI:.  57 

Or  cola  est  impossible,  de  part  et  d'antre,  si  l'on  jette  son  amitié 
aux  quatre  vents  du  ciel.  L'amitié,  comme  toute  plante  délicate, 
demande  à  être  cultivée  avec  soin.  Si  on  veut  étendre  démesu- 
rément ce  genre  de  culture,  on  ne  peut  donner  à  chafjue  plante 
les  soins  qu'elle  réclame,  elle  souffre  et  dépérit  bientôt. 

Je  constatai  l'évolution  qui  commençait  à  se  faire  dans  l'es- 
prit de  mon  ami,  par  une  lettre  qu'il  m'écrivit  à  cette  époque  et 
dont  je  détache  le  passage  suivant  :  ((  Je  m'aperçois  de  plus  en 
plus  que  je  n'arrive  à  me  lier  solidement  qu'avec  les  gens  qui 
ont  peu  de  relations;  les  autres  m'échappent  au  moment  où  je 
crois  les  tenir.  Ils  ont  trop  de  relations  à  entretenir  et  ne  peu- 
vent consacrer  à  chacune  d'elles  que  peu  d'instants.  Ils  sont 
toujours  pressés,  débordés,  insaisissables.  Ils  prodiguent  à  tout 
venant  les  appellations  de  «  mon  cher  ami,  mon  bon,  »  etc., 
et  l'on  sent  manifestement  que  cela  ne  tire  pas  à  conséquence, 
que  c'est  une  simple  formule  banale.  Et  dire  que  c'est  ainsi 
que  j'en  agissais  moi-même!  Mais,  depuis  que  mon  attention  a 
été  attirée  sur  ce  point,  une  pareille  manière  de  profaner  l'ami- 
tié me  parait  odieuse;  et  je  rougis  d'avoir  pu  si  longtemps  user 
de  ce  procédé,  moi  aussi.  Ah!  mon  cher  ami,  —  car  à  vous  je 
puis  donner  ce  titre,  —  comme  mes  idées  sont  bouleversées, 
depuis  que  j'ai  pris  le  parti  de  les  analyser  et  de  me  regarder 
parler  et  agir!  Je  crois  décidément  que  je  suis  corrigé  du  be- 
soin de  voir  beaucoup  de  gens,  d'entretenir  de  nombreuses  rela- 
tions. » 

Après  ce  résultat,  il  put  marquer  nn  point,  et  un  bon  point. 
Il  sentit  dès  lors  quil  était  enfin  maître  du  premier  terme  de  son 
évolution,  qu'il  avait  franchi  victorieusement  la  première  étape, 
par  conséquent  la  plus  importante  et  la  plus  difficile.  En  effet, 
cette  première  victoire  sur  sa  formation  antérieure  en  amejia 
bientôt  une  seconde,  tout  naturellement, 

A  mesure  qu'il  réduisait  le  nombre  de  ses  relations  banales, 
il  s'habituait  à  Tidée  de  se  suffire  davantage  à  lui-même,  de 
compter  davantage  sur  lui-même.  Il  effectuait  en  quelque  sorte 
une  retraite  en  bon  ordre;  il  se  repliait  sur  lui-même;  il  ren- 
trait enfin  chez  lui  après  en  être  si  longtemps  sorti. 


58  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

ê 

Il  fut  d'ailleurs  aidé  dans  cette  seconde  évolution  par  une 
circonstance  politique  imprévue,  qui  le  jeta  d'abord  dans  un 
grand  découragement,  mais  qui  lui  donna  ensuite  le  coup  de 
fouet  dont  il  avait  besoin  pour  franchir  cette  passe  difficile. 
Voici  en  deux  mots  quelle  fut  cette  circonstance. 

En  arrivant  à  Paris,  notre  ami  avait  cherché  et  avait  trouvé 
une  situation  lixe,  qui  lui  donnait  des  appointements  réguliers 
à  la  fin  de  chaque  mois.  On  sait  que  les  Français  en  général 
recherchent  de  préférence  ce  genre  de  situations  ;  ils  les  préfèrent 
de  beaucoup  aux  affaires  plus  indépendantes,  plus  lucratives, 
mais  plus  aléatoires.  Le  Français  aime  mieux  une  position  subor- 
donnée, mais  assurée,  qu\me  entreprise  qui  l'oblige  à  ne 
compter  que  sur  lui-même,  qui  le  met  dans  la  nécessité  de 
travailler  à  ses  risques  et  périls.  C'est  pour  cela  qu'il  fuit  la  cul- 
ture, l'industrie  et  le  commerce  pour  les  positions  bureaucra- 
tiques et  administratives.  Là  au  moins,  avec  peu  de  responsabilité 
et  peu  de  travail,  on  touche  régulièrement  chaque  mois  son 
petit  traitement.  Si  tel  est  l'état  d'esprit  des  Français  en  général, 
c'est  à  plus  forte  raison  l'état  d'esprit  des  Méridionaux,  ainsi 
que  l'a  montré  M.  Moustier.  Notre  ami  s'était  donc  enfermé  avec 
volupté  dans  son  fromage  et  il  était  bien  convaincu  qu'il  pour- 
rait y  grignoter  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours. 

Malheureusement,  il  avait  compté  sans  la  circonstance  poli- 
tique à  laquelle  je  viens  de  faire  allusion  et  qui,  brusquement, 
vint  lui  enlever  sa  situation.  Quand  un  pareil  malheur  arrive  à 
un  Français,  ou  à  un  Méridional,  —  nous  avons  dit  qu'aujourd'hui 
ces  deux  types  se  confondent,  —  sa  première  préoccupation  est 
de  retrouver  le  plus  tôt  possible  une  situation  analogue.  Cer- 
tainement, si  notre  ami  n'avait  pas  déjà  vu  s'opérer  en  lui  la 
première  transformation  que  nous  venons  de  dire,  il  n'aurait 
rien  eu  de  plus  pressé  que  de  retomber  dans  la  même  ornière. 
Mais  c'était  déjà  un  autre  homme,  et  il  eut  le  courage  de  se 
ressaisir  lui-même  dans  la  plénitude  de  ses  facultés  et  de  se  créer 
une  position  indépendante,  qui  devait  ne  reposer  que  sur  son 
action  personnelle,  sur  son  initiative  propre,  sur  son  énergie. 
Ainsi  la  circonstance  qui  aurait  pu  l'abattre,  qui  aurait  pu  le  faire 


UN   MÉRIDIONAL   QL'I   CESSK   DE   l'ÈTRE.  59 

revenir  on  arrière,  n'eut  pour  résultat  que  de  lui  faire  faire  un 
nouveau  pas  en  avant,  de  lui  faire  franchir  la  seconde  et  difficile 
étape  de  son  évolution. 

.lai  dit  que  les  phénomènes  s'enchaînent  :  ils  s';ippellent  l'un 
l'autre,  ceci  engendre  cela.  Voyons  donc  quelles  furent  les  consé- 
quences de  tout  ce  qui  précède. 

Ce  qui  avait  porté  notre  ami  vers  Paris,  ce  qui  l'attachait 
surtout  à  la  résidence  urbaine,  c'était  le  besoin  de  relations,  de 
société  nombreuse,  c'était  l'habitude  de  compter  sur  les  autres, 
c'était,  en  un  mot,  sa  formation  communautaire.  Mais  nous  venons 
de  voir  qu'il  avait  secoué  cette  partie  de  son  passé.  La  vie 
urbaine  ne  lui  apparaissait  plus  sous  les  mêmes  couleurs,  elle  ne 
répondait  plus  pour  lui  à  un  besoin  impérieux.  Un  sentiment 
tout  inverse  s'était  fait  jour  en  lui  et  avait  percé  naturellement  à 
travers  les  ruines  de  l'idée  communautaire  :  c'était  le  sentiment 
de  l'indépendance,  de  l'action  spontanée  et  libre,  de  l'initiative 
personnelle.  Cet  attrait  nouveau  grandissait  chaque  jour;  il 
venait  tout  justement  occuper  la  place  laissée  vacante  par  les 
anciens  dieux  abattus. 

Or,  si  la  formation  communautaire  est  tenace,  lorsqu'elle 
s'est  une  fois  implantée  dans  l'esprit  et  dans  les  habitudes,  la 
formation  particulariste  ne  l'est  pas  moins,  lorsqu'on  a  été  mis, 
ou  qu'on  s'est  mis  soi-même  en  situation  d'en  apprécier  les 
avantages.  Se  sentir  son  maître,  être  l'arbitre  de  ses  destinées, 
les  façonner  à  sa  guise,  à  ses  risques  et  périls  il  est  vrai,  mais 
dans  la  plénitude  de  son  indépendance,  agir,  se  décider  libre- 
ment en  toutes  choses,  attendre  tout  de  soi  avec  la  conscience 
qu'on  est  capable  de  se  donner  ce  que  l'on  attend,  ce  sont  là  des 
fruits  savoureux  auxquels  on  ne  goûte  pas  impunément.  Quand 
on  y  a  une  fois  goûté,  l'oreiller  de  la  communauté,  —  cet 
oreiller  sur  lequel  l'Oriental  sommeille  depuis  des  siècles,  —  perd 
ses  charmes  affadissants,  on  le  repousse  du  pied  et  on  s'élance, 
résolu,  dans  une  voie  toute  nouvelle. 

Alors,  on  sort  décidément  du  type  communautaire,  on  entre 
dans  le  type  que  le  mot  de  «  particulariste  ^  qualifie  bien,  puis- 


60  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

qu'il  s'agit  de  gens  qui  ne  comptent  plus  sur  la  collectivité,  mais 
sur  leur  énergie  propre,  sur  leur  initiative  part'iculïi'i'c.  Alors  on 
sort  du  type  oriental  et  méridional,  pour  entrer  dans  le  type  qui 
a  fait  l'Occident  de  l'Europe,  qui  conquiert  aujourd'hui  l'Amé- 
rique du  Nord  et  l'Australie,  et  qui  envahit  de  proche  en  proche 
les  deux  hémisphères.  On  entre  dans  le  type  auquel  appartient 
indubitablement  l'avenir. 

Quand  ce  besoin  de  l'indépendance  s'est  une  fois  emparé  de 
l'esprit,  on  cherche  naturellement  à  se  placer  soi-même  dans  le 
miheu  qui  est  le  plus  favorable  à  cette  indépendance;  on  cherche 
les  conditions  de  vie  qui  vous  mettent  le  plus  à  l'abri,  non  pas 
du  contact  de  vos  semblables,  mais  de  la  gêne,  des  entraves 
cju'ils  pourraient  vous  imposer.  Avant,  on  aimait  à  se  sentir 
les  coudes;  maintenant,  on  désire  prendre  ses  distances  et  les 
garder. 

C'est  là  que,  de  fil  en  aiguille,  en  était  arrivé  notre  ami,  notre 
ex-Méridional.  On  peut,  à  ce  point,  mesurer  le  chemin  qu'il  avait 
parcouru.  Et,  ce  qui  est  plus  extraordinaire,  c'est  c|u'il  l'avait 
parcouru  en  quelques  années  seulement,  une  dizaine  d'années 
au  plus.  En  dix  ans,  il  avait  franchi  l'immense  espace  qui  sépare 
l'Oriental  de  l'Occidental,  je  parle  de  rOccidental  qui  a  fait 
l'Occident  et  non  de  celui  qui  est  en  train  de  le  défaire,  de  le  rame- 
ner au  fonctionnarisme  romain,  au  mandarinisme  chinois,  au 
lazzaronisme  napolitain.  Cette  distance,  que  tant  de  peuples  n'ont 
jamais  pu  franchir,  que  les  autres  ont  mis  tant  de  siècles  à  par- 
courir, lui,  il  l'avait  traversée  en  dix  années. 

On  doit  maintenant  comprendre  comment  peu  à  peu  germait 
dans  son  esprit  le  désir,  d'abord  vague,  puis  plus  précis,  de  la 
vie  rurale,  c'est-à-dire  du  genre  d'existence  qui  assure  au  plus 
haut  degré  l'indépendance.  On  comprend  que  ce  désir  devint 
bientôt  un  besoin  chez  cet  homme  qui  avait  coupé  un  à  un  tous 
les  fils  par  où  il  avait  été  retenu  juscjue-là  à  la  ville,  tous  les  liens 
(|ui  la  lui  avaient  fait  aimer. 

Je  l'ai  dit  plus  haut,  celui  qui  abandonne  la  ville  pour  la  cam- 
pagne sans  être  préparé  à  cette  évolution  y  trouve  bientôt  des 
niéconq)tes  ;  il  regrette  ce  qu'il  laisse  derrière  lui,  ces  relations 


UN   MÉRIDIONAL   QUI    CESSE    DE   l'kïRE.  01 

quotidiennes  et  nombreuses,  cette  vie  en  commun,  ce  commerce 
jtvec  tant  de  gens,  cette  animation  factice  des  salons  et  des  pro- 
menades publiques,  tout  cet  ensemble  qui  constitue  la  vie  ur- 
baine et  qui  a  tant  de  charme  pour  celui  que  sa  formation  en  a 
leurré.  La  campagne  lui  parait  bientôt  un  désert,  et  plus  il 
compare  ce  qu'il  y  trouve  et  ce  qu'il  a  laissé,  plus  il  regrette 
d'y  être  venu.  Il  cherche  alors  un  prétexte,  et  naturellement  il 
le  trouve,  pour  revenir  à  la  ville.  C'est  là  l'histoire  de  beaucoup 
de  gens.  Que  de  noms  on  pourrait  mettre  à  cette  histoire! 

.le  ne  crois  pas  qu'on  puisse  y  mettre  un  jour  le  nom  de  mon 
ami,  parce  qu'il  n'a  accompli  cette  dernière  démarche  qu'après 
avoir  parcouru  les  étapes  intermédiaires.  En  somme ,  il  a  évolué 
dans  l'ordre  même  qu'ont  suivi  les  peuples  que  les  circonstances 
ont  amenés  à  passer  du  type  patriarcal  et  communautaire  au  type 
particulariste.  La  seule  différence,  c'est  qu'il  a  accompli  son 
évolution  à  lui  seul,  et  en  créant  lui-même,  ou  en  aidant  les  cir- 
constances. 

S'il  lui  a  été  possible  de  procéder  ainsi  méthodiquement  et 
d'éviter  les  mécomptes  que  tant  d'autres  ont  connus,  c'est  mani- 
festement à  la  science  sociale,  à  la  science  sociale  telle  qu'elle 
est  aujourd'hui  constituée,  qu'il  le  doit.  C'est  grâce  aux  nou- 
veaux procédés  d'analyse  et  d'exposition  de  cette  science  qu'il  a 
pu  savoir  par  où  il  devait  commencer,  par  où  il  devait  continuer, 
par  où  il  devait  finir.  Il  a  pu  connaître  d'avance  d'une  façon  pré- 
cise les  difficultés  qui  se  dresseraient  devant  lui  et  la  manière 
d'en  triompher. 

C'est  la  science  sociale  qui  lui  a  appris  que  le  type  communau- 
taire était  inférieur  socialement  au  type  particulariste.  C'est  elle 
qui  lui  a  appris  en  outre  que,  pour  sortir  de  la  communauté,  il 
faut  préalablement  être  sorti  de  l'état  d'esprit  communautaire. 
C'est  elle  qui  lui  a  appris  enfin  que,  pour  passer  au  type  particu- 
lariste, il  faut  préalalîlement  être  entré  dans  l'état  d'esprit  qui 
caractérise  ce  type.  La  bonne  volonté  ne  suffit  pas,  comme  on  le 
croit  communément. 

Et  voyez  comme  cette  vue  est  pratique,  comme  elle  est  suscep- 
tible d'une  foule  d'applications.  Voici,  par  exemple,  un  Français 


02  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

qui  entreprend  d'aller  fonder  un  étal)lissement  dans  le  Nouveau 
Monde.  Il  croit,  le  plus  souvent,  qu'il  lui  suffit  de  réunir  un 
certain  capital  et  de  s'embarquer  sur  un  transatlantique.  Le  voilà 
arrivé  :  il  échoue,  soit  dans  la  culture,  soit  dans  le  commerce, 
soit  dans  l'industrie.  Il  en  accuse  sa  mauvaise  étoile,  ou  ces  af- 
freux Yankees,  avec  lesquels  il  n'est  pas  possible  de  lutter.  11  ne 
songe  pas  qu'il  ne  doit  accuser  que  lui-même,  et  que,  s'il  échoue, 
c'est  tout  simplement  parce  qu'il  n'est  pas  l'homme  de  cette  situa- 
tion nouvelle,  parce  qu'il  n'a  pas  su  s'y  préparer,  parce  qu'il  ne 
suffît  pas  d'être  Français  pour  réussir  en  tout  et  partout.  Il  a 
ignoré  l'art  indispensable  des  préparations.  C'est  cet  art  que  la 
science  sociale  lui  aurait  enseigné,  s'il  pouvait  penser  qu'il  a 
quelque  chose  à  apprendre  en  pareille  matière,  car  nous 
croyons  facilement  que  l'homme  peut  se  créer  à  sa  fantaisie  les 
conditions  sociales  qu'il  entrevoit  dans  son  esprit;  qu'il  n'a  qu'à 
le  vouloir  ;  qu'il  mit  d'instinct  tout  ce  qu'il  faut  pour  cela.  Je 
serais  heureux,  si  j'avais  pu  ébranler  chez  quelques-uns  la  foi  en 
cette  grossière  erreur. 


m. 


Voici  donc  mon  ami  installé  à  la  campagne,  dans  le  centre 
de  la  France.  Son  exode  de  Paris  est  trop  récent  pour  que  je 
puisse  vous  demander  de  le  suivre  avec  moi  dans  sa  nouvelle  vie. 
Je  dois  me  borner,  du  moins  pour  le  moment,  à  noter  ses  pre- 
mières impressions,  telles  qu'il  m'en  a  fait  part  dans  la  corres- 
pondance que  nous  échangeons  régulièrement. 

Le  sentiment  qui  s'y  manifeste  tout  d'abord,  et  avec  une  in- 
tensité extraordinaire,  c'est  le  bonheur  qu'il  éprouve  d'être  initié 
à  tout  un  ordre  de  connaissances  qu'il  avait  dédaignées  jusqu'alors 
et  dont  l'importance  éclate  enfin  à  ses  yeux.  <(  Je  suis  furieux, 
m'écrit-il,  contre  l'éducation  des  écoles,  qui  n'a  fait  de  moi 
qu'un  savant,  ignorant  d'une  foule  de  choses  essentielles  et  pra- 
tiques. Quelle  erreur  de  croire  que  la  science  se  transmet  uni- 
quement par  les  livres  et  sur  les  bancs  de  l'école  !  C'est  là  une 


UN   MÉRIDIONAL    QUI    CKSSE    UK    LKTRR.  63 

opinion  que  les  pédagogues,  les  cuistres,  ont  mise  en  avant  et 
(ju'ils  ont  réussi  à  faire  accepter  par  le  public.  Ils  se  sont  ainsi 
assuré  le  monopole  de  l'enseignement  ;  ils  se  sont  substitués  pu- 
rement et  simplement  aux  pères  de  famille  ;  ils  ont  réduit  les 
connaissances  humaines  à  un  chaos  de  théories,  de  formules,  de 
règ-les  et  d'exceptions  ;  ils  ont  banni  la  pratique,  la  réalité  des 
choses  ;  ils  ont  détourné  systématiquement  les  yeux  de  leurs 
élèves  de  la  nature  vivante  ;  ils  ont  fait  de  nous  un  peuple  de 
rêveurs,  de  théoriciens,  de  bavards,  de  purs  lettrés.  Et  quels 
lettrés!  Quand  je  compare  le  temps  que  nous  passons  dans  les 
écoles  et  le  peu  de  connaissances  qui  nous  en  reste,  je  demeure 
confondu  de  la  stérilité  d'un  pareil  système  denseig-nement  et  je 
me  demande  comment  il  peut  encore  se  soutenir.  En  vérité,  il  ne 
se  soutient  que  parce  qu'il  est  exig-é  par  des  programmes,  lesquels 
conduisent  aux  examens,  lesquels  enfin  ouvrent  les  carrières  li- 
bérales et  les  situations  administratives,  c'est-à-dire  les  positions 
sociales  que  recherchent  par-dessus  tout  les  Français.  Mais  quels 
hommes  pitoyables  on  nous  fabrique  ainsi I  J'en  suis  un,  je  le 
sens  enfin  et  j'en  gémis.  J'ai  consommé  en  pure  perte  la  moitié 
de  ma  vie.  » 

Je  trouve  dans  une  autre  lettre  le  passage  suivant  :  «  J'en  suis 
réduit  à  me  mettre  à  l'école  de  mes  domestiques  de  ferme;  je  les 
observe,  je  les  écoute,  pour  tâcher  de  me  renseigner  sur  toutes 
choses  sans  en  avoir  l'air,  afin  de  ne  pas  trop  passer  à  leurs 
yeux  pour  un  ignorant  et  un  incapable,  et  de  perdre  ainsi  le  peu 
de  prestige  que  je  puis  avoir.  En  outre,  je  me  suis  mis  à  l'école 
d'un  gros  fermier  du  voisinage,  qui  est  considéré  dans  le  pays 
comme  un  cultivateur  remarquable.  3Iais  j'aurais  dé.siré  surtout 
pouvoir  me  mettre  à  l'école  d'un  g-rand  propriétaire  exploitant 
lui-même,  afin  de  m'initier  à  la  fois  à  la  théorie  et  à  la  pratique, 
afin  de  me  rendre  compte  des  choses  d'une  façon  méthodique  et 
scientifique.  C  roi  riez-vous,  mon  cher  ami,  qu'il  n'existe  dans  le 
pays  aucun  type  de  ce  g-enre?  Les  propriétaires  ou  bien  vivent 
oisifs  et  ennuyés  dans  la  petite  ville  voisine,  ou  bien  vivent  sur 
leurs  terres  affermées  et  ne  s'intéressent  à  l'exploitation  que  pour 
toucher  le  prix  de  leurs  fermages.  Leur  temps  se  passe  à  chasser 


Ci  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

et  à  se  lamenter  sur  la  diminution  des  rentes  et  sur  la  nécessité 
qui  les  retient  à  la  campagne;  leur  désir  le  plus  ardent  est  de 
fuir  vers  Paris;  toujours  Paris! 

<'  Comme  on  s'explique  bien  après  cela  la  situation  de  l'agri- 
culture livrée  aux  mains  de  simples  paysans  ignorants,  ou  de 
fermiers  plus  intéressés  aux  profits  immédiats  qu'aux  améliora- 
lions  à  long  terme,  peu  portés  par  leur  formation  et  par  leur 
situation  vers  la  culture  progressive!  C'est  là  encore  un  tour  pen- 
dable de  notre  éducation,  qui  fait  de  la  classe  supérieure  une 
société  d'urbains  et  de  fonctionnaires  :  il  n'y  a  pas  d'agriculture 
prospère  dans  ces  conditions-là.  Mais  je  m'aperçois  que  je  ne  vous 
dis  que  des  choses  terriblement  banales,  pour  un  lecteur  de  la 
Science  sociale  comme  vous.  Mais  aussi,  c'est  tellement  vrai,  qu'on 
est  porté  à  y  revenir  sans  cesse.  » 

Je  continue  à  glaner  dans  la  correspondance  :  «  Je  suis  ravi 
delà  joie  qu'ont  mes  enfants  de  se  sentir  à  la  campagne,  au  grand 
air,  en  liberté.  Une  observation  curieuse  :  pendant  les  premiers 
jours,  mon  petit  Henri  courait  en  rond  devant  la  maison  et  sans 
sortir  d'un  espace  circonscrit.  Habitude  d'enfant  élevé  à  la  ville, 
accoutumé  à  jouer  dans  une  salle  exiguë,  ou  de  courir  aux  Tuile- 
ries autour  de  sa  bonne,  sans  pouvoir  s'en  éloigner.  Maintenant 
il  a  pris  du  champ,  il  court  en  long,  en  large,  en  travers;  l'espace 
ne  lui  est  plus  mesuré  et  il  en  use  à  plaisir.  Aussi  tous  mes  enfants 
ont-ils  des  mines  superbes  et  un  appétit  féroce.  La  campagne 
est  bien  le  vrai  théâtre  pour  l'éducation,  et  je  n'entends  pas  parler 
seulement  de  l'éducation  physique,  ce  qui  saute  aux  yeux,  mais 
aussi  de  l'éducation  intellectuelle,  de  l'instruction.  On  nous  rebat 
aujourd'hui  les  oreilles  de  ces  fameuses  leçons  de  choses  qu'il 
s'agit  de  donner  aux  enfants  dans  les  écoles;  et  on  leur  montre 
gravement  des  pierres,  des  rondelles  de  bois  d'essences  différentes, 
des  plantes  séchées,  toutes  les  représentations  du  règne  végétal, 
minéral  et  animal.  Eh  bien,  mais  il  me  semble  que  nous  avons 
tout  cela  ici  et  non  à  l'état  de  nature  morte,  mais  de  nature  bien 
vivante  et  fonctionnante,  dans  son  milieu  propre,  par  conséquent 
dans  les  meilleures  conditions  pour  éveiller  chez  les  enfants  la 
notion  réelle  des  choses.  Et  tout  cela  peut  s'enseigner  en  allant, 


UN    MKHIDIONAL   QUI    CESSK    DR    l'ktHI:.  G5 

en  venant,  en  se  promenant,  sans  qu'il  soit  besoin  d'enfermer  ces 
malheureux  petits  êtres  dans  l'odieuse  salle  d'étude.  Notez  bien 
que  je  ne  dis  pas  qu'il  faille  fermer  les  livres  et  les  jeter  au  feu. 
La  preuve,  c'est  que,  tandis  que  je  vous  écris  ,  mon  fds  aîné  est  là 
à  mes  côtés  occupé  à  faire  ses  devoirs.  C'est  que,  s'il  est  impossible 
d'avoir  à  la  ville  les  enseignements  que  donne  la  campagne,  il 
est  très  facile  d'avoir  à  la  campagne  les  enseignements  que  l'on 
trouve  à  la  ville,  et  vous  savez  que  j'ai  apporté  ici  toute  une 
bibliothèque  bien  fournie. 

«  Et  gardez-vous  surtout  de  croire  que  l'enseignement  soit  une 
chose  aussi  compliquée  qu'on  le  pense  généralement.  C'est  encore 
là  un  bruit  que  les  pédagogues  ont  mis  en  circulation,  pour  se 
rendre  plus  nécessaires,  pour  obliger  les  familles  à  leur  aban- 
donner purement  et  simplement  l'éducation  de  leurs  enfants.  Ils 
ont  répandu  l'idée  que  l'enseignement  était  un  grand  secret,  un 
mystère  impénétrable,  dont  ils  possédaient  seuls  la  formule  ma- 
gique et  qui  était  fermé  aux  profanes.  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  extra- 
ordinaire, c'est  que  le  public  l'a  cru.  Au  fond,  j'estime  que  les 
pères  et  les  mères  de  famille  ont  été  surtout  bien  aises  de  se 
débarrasser  de  l'éducation  de  leurs  enfants. 

«  Avez-vous  d'ailleurs  remarqué,  mon  cher  ami,  combien 
ces  pédagogues  sont  généralement  des  gens  inférieurs,  d'in- 
telligence médiocre,  d'esprit  ordinairement  très  étroit,  ce  qui 
est  bien  naturel  pour  des  gens  qui  passent  leur  temps  à  couper  un 
cheveu  en  quatre,  à  épiloguer  sur  les  chinoiseries  de  l'ortho- 
graphe, sur  la  règle  du  que  retranché,  sur  les  exceptions  qui  con- 
firment la  règle,  sur  la  série  bête  des  dates  et  des  faits  historiques 
enfilés  à  la  queue  leu  leu  dans  l'ordre  de  la  chronologie,  sur  un 
latin  que  l'on  balbutie  sans  arriver  à  l'apprendre,  sur  un  grec 
que  l'on  ne  balbutie  même  pas  et  que  l'on  sait  encore  moins,  en 
un  mot  sur  des  manuels  de  tous  genres,  qui  sont  bien  l'enterre- 
ment de  toute  science  et  de  toute  intelligence  élevée.  Il  me  semble 
que  le  triste  état  où  en  arrivent  les  maîtres  devrait  nous  tenir  en 
garde  contre  l'enseignement  qu'ils  distribuent.  Et,  de  fait,  y  a-t-il 
des  êtres  plus  nuls,  plus  ratés,  plus  impuissants  dans  la  vie,  que 
nos  fameux  forts  en  thèmes,  ou  en  versions,  que  nos  fameux  grands 


66  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

prix  des  grands  concours?  On  pourrait  difficilement  calculer  ce 
qu'un  succès  de  ce  genre  représente  d'atrophie  cérébrale,  de  com- 
pression intellectuelle,  de  chauffage  odieux  et  suivi.  Il  y  a  encore 
des  gens  qui  ont  le  respect  de  leurs  maîtres;  moi,  je  l'ai  perdu  : 
il  a  pris  la  même  route  que  mon  respect  pour  les  gouvernants.  Que 
voulez-vous,  les  dieux  s'en  vont! 

«  Connaissez-vous  quelques  pages  de  Le  Play  dans  lesquelles  il 
raconte  comment  il  a  retiré  plus  de  profit  intellectuel  de  son 
séjour  à  la  campagne  que  de  son  stage  dans  les  écoles?  Vous 
trouverez  cela  dans  les  Ouvriers  européens,  au  tome  I,  pages  17 
à  30.  Voici  d'ailleurs  plusieurs  passages.  Il  l'ut  mis  accidentelle- 
ment dans  une  école  à  l'âge  de  six  ans,  pendant  un  séjour  à  Paris  : 
«  Cette  école,  dit-il,  fut  pour  moi  pendant  quatre  hivers  un  sup- 
«  plice  dont  le  souvenir  ne  m'a  jamais  quitté.  Elle  était  unique- 
ce  ment  composée  d'une  pièce ,  où  quarante  enfants  étaient  pendant 
«  sept  heures  dans  un  air  vicié.  En  ce  qui  touche  l'enseignement, 
«  je  ne  saurais  me  rappeler  ce  que  j'y  ai  appris.  » 

'(  Heureusement  pour  lui,  chaque  printemps,  il  se  rendait  dans 
le  pays  de  Bray  où  résidaient  deux  membres  de  sa  famille  :  «  Là, 
<(  dit-il,  délivré  de  la  servitude  scolaire,  je  reprenais  les  habitudes 
«  du  premier  âge.  Je  me  livrais  avec  ardeur  aux  travaux  utiles. 
«  Je  devenais  l'aide  favori  des  ouvriers  ruraux,  des  bûcherons, 
((  des  chasseurs  et  des  pêcheurs.  Je  commençais  avec  les  bergers 
«  et  les  jardiniers  mes  premières  études  de  botanique.  Je  me  trou- 
cc  vais  ainsi  initié,  en  dehors  de  tout  système  préconçu,  à  une 
<(  foule  de  notions  qui  me  permirent  plus  tard  d'attribuer  à  ces 
«  travaux  leur  véritable  place  dans  l'étude  des  hiérarchies  rurales 
((  et  manufacturières  «.  Et  plus  loin  :  «  A  cette  époque,  dit-il,  je 
«  travaillais  en  toute  liberté,  près  de  ma  bonne  mère,  dans  une 
«  maison  rustique,  sans  l'aide  d'aucun  répétiteur.  Assidu  à  mes  de- 
ce  voirs  scolaires,  j'employais  la  majeure  partie  de  mon  temps  k 
«  lire  Cicéron  et  Tacite.  »  Connaissez- vous,  mon  cher  ami,  un  élève 
de  nos  écoles  qui  lise  Cicéron  et  Tacite?  Vous  m'étonneriez  bien, 
car  notre  système  scolaire  a  pour  premier  et  certain  résultat  de 
nous  faire  prendre  en  dégoût  tous  les  auteurs  classiques. 

«  Mais  il  faut  que  vous  avaliez   mes  citations  jusqu'au  bout, 


UN   MÉRIDIONAL   OUI    CKSSE   DE   l'ÈTRE.  67 

car  la  question  me  tient  au  cœur.  «  Durant  mes  longues  récréa- 
«  lions  solitaires,  poursuit  Le  Play,  je  parcourais  le  rivage  ma- 
<^  ritime,  les  champs,  les  prés  et  les  bois,  naviguant  avec  les  pè- 
<(  clieurs  côtiers,  demandant  aux  livres  de  Linné  le  complément 
«  de  mes  études  botaniques,  chassant  au  filet  les  becfigues  et  les 
«  alouettes,  enfin  me  mêlant  aux  travaux  agricoles  des  masures 
«  cauchoises.  )>  Cette  éducation  ne  l'empêcha  pas  d'entrer  un 
des  premiers  à  l'École  polytechnique  après  un  an  seulement 
de  préparation  spéciale  au  lycée  Saint-Louis.  Mais  il  constate 
que  son  séjour  dans  cette  fameuse  École  polytechnique  (un  de 
nos  fétiches  encore)  fut  la  période  la  plus  dure  et  la  plus  sté- 
rile de  sa  vie.  Je  le  crois  sans  peine!  Il  salua  sa  sortie  par 
un  cri  de  délivrance  :  ((  J'échappais  enfin,  dit-il,  à  la  servitude 
«  du  casernement  et  des  salles  d'étude,  qui  depuis  deux  ans  pa- 
«  ralysait  mes  facultés.  Mon  travail,  redevenu  libre,  reprit  sa 
«   fécondité.  »  Et  niiiic  crudiminll 

«  Oh!  je  sais  bien  que  pour  élever  ses  enfants  dans  ces  con- 
ditions-là il  faut  s'en  occuper.  Mais  je  pense  que  vous  me  faites 
l'honneur  de  croire  que  je  vaux  bien  un  des  pédagogues  quel- 
conques de  nos  écoles;  d'autre  part,  vous  connaissez  assez  ma 
femme  pour  savoir  qu'elle  est  à  la  hauteur  d'une  pareille  tâche. 
D'ailleurs,  venez  nous  voir,  et  vous  nous  verrez  l'un  et  l'autre 
en  fonctions.  Au  reste,  je  puis  vous  assurer  que  ce  n'est  pas  si 
'  malin  que  ça  en  a  l'air  à  tant  de  papas  et  de  mamans.  En  met- 
tant les  choses  au  pire,  nous  réussirons  toujours  aussi  bien  que 
nos  fameux  instituteurs  de  la  jeunesse  !  Allons,  un  bon  mouve- 
ment, prenez  le  train,  nous  vous  attendons  ;  vous  savez  qu'à 
la  campagne  on  pratique  l'hospitahté;...  ce  n'est  pas  comme  à 
la  ville  !   » 

Je  me  suis  rendu  à  cette  invitation,  j'ai  vu,  de  mes  yeux 
vu,  la  nouvelle  installation  de  notre  ami,  et  je  vous  avoue  que 
j'en  suis  revenu  avec  le  désir  d'accomplir,  moi  aussi,  l'évolution 
sociale  dont  il  vient  de  franchir,  lui,  la  dernière  étape.  Ce  qu'un 
Méridional  pur  a  pu  accomplir,  comment  ne  l'accomplirais-je 
pas  moi-même,  qui  ai  moins  de  chemin  à  parcourir,  puisque 


()S  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

je  viens  de  moins  loin  socialement?  Je  connais  maintenant  la 
route  ;  je  sais  quelles  sont  les  étapes  qu'il  faut  franchir  et  dans 
quel  ordre;  je  connais  le  l)ut  :  dans  ces  conditions-là,  avec 
un  peu  de  lionne  volonté  et  de  persévérance,  il  n'est  pas  diffi- 
cile de  l'atteindre. 


L'EGYPTE  ANCIENNE. 


VII. 

LES  RACES  ÉTRANGÈRES  DANS  LA  VALLÉE  DU  NIL  (1). 
II.    LA    RACE    INDO-EUROPÉENx\E;    LES    MÈDES. 

Nous  avons  précédemment  étudié  l'action  exercée  en  Egypte 
par  les  Invasions  venues  des  Déserts.  Les  races  que  ces  grands 
déplacements  de  peuples  ont  mises  en  contact  avec  la  race 
égyptienne  se  reliaient  à  celle-ci  par  de  nombreux  traits  com- 
muns de  leur  organisation  sociale  :  les  Pasteurs-Cavaliers  ara- 
bes, les  Assyriens  et  les  Chaldéens,  les  envahisseurs  venus  d'E- 
thiopie, avaient,  comme  les  Egyptiens  eux-mêmes,  subi  dès  leur 
origine  l'influence  des  conditions  de  vie  propres  aux  Steppes 
pauvres  (2).  Or,  parmi  ces  conditions  il  s'en  rencontre  une,  en 
particulier,  dont  les  résultats  distinguent  au  point  de  vue  social 
les  races  formées  dans  la  zone  des  Steppes  pauvres.  Dans  ces 
déserts,  en  effet,  non  seulement  les  hommes  ne  peuvent  subsis- 
ter à  l'état  d'individus  isolés,  ni  même  groupés  en  simple  mé- 

(1)  Voir  les  précédents  articles,  t.  IX,  p.  212,  549;  t.  X,  p.  160,  338:  t.  XI,  p.  80. 
252. 

Sources  :  Hérodote^  Histoires.  —  Diodore  de  Sicile,  Histoire  universelle. 
traduction  de  l'abbé  Terrasson  ;  Paris,  de  Bures,  1737.  —  Maspero,  Histoire  an- 
cienne fies  peuples  (le  l'Orient;  Paris,  Hachette,  1878.  —  LenoTma.nt,  Manuel  d'his- 
toire ancienne  de  l'Orienb;  Paris,  Lévy,  1869.  —  É.  Reclus,  Xoitvelle  Géographie 
universelle;  Paris,  Hachette.  —  Malte-Brun,  Géographie  universelle;  Paris,  Parent- 
Desbarres. 

(2)  Voir  la  Science  sociale,  «  l'Egypte  ancienne  »,  t.  IX,  p.  224. 


70  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

nage,  mais  encore  ils  ne  peuvent  y  vivre  sous  le  régime  des 
communautés  indépendantes  limitées  à  la  seule  famille  patriar- 
cale. Chez  les  nomades  qui  parcourent  cette  zone,  la  stérilité  du 
sol,  la  rareté  des  eaux  nécessitent  l'organisation  permanente  en 
tribus,  ou  associations  de  familles,  dirigées  par  un  chef  qui  pré- 
side aux  mouvements  de  toutes  les  tentes  et  règle  les  parcours. 
Le  chef  de  tribu  constitue,  au-dessus  des  communautés  pa- 
triarcales, un  pouvoir  public;  et  ce  pouvoir  public  est  chargé  de 
diriger  les  communautés  dans  la  pratique  de  leur  art  nourri- 
cier. 

C'est  à  ce  trait  originaire  de  la  race  qu'est  dû  le  recrutement 
facile,  rextension  immense  des  Ordres  religieux  qui  occupent 
les  lignes  de  caravanes  et  les  oasis,  et  dont  les  membres,  —  des 
commerçants,  la  classe  la  plus  indépendante  de  caractère  partout 
ailleurs,  — placent  si  facilement  sous  la  domination  d'un  chef  leurs 
moyens  d'existence.  Ces  Ordres  patronnent  les  négociants  et  les 
transporteurs  dans  leur  art  nourricier,  qui  serait,  nous  l'avons 
vu,  impraticable  dans  les  Déserts  sans  l'action  préalable  des  con- 
fréries (1).  C'est  également  à  ce  caractère  d'origine  qu'il  faut 
rattacher  la  fondation  des  puissants  Empires  de  la  haute  antiquité 
dans  les  grandes  oasis  artificielles,  sur  les  bords  du  Nil,  de  l'Eu- 
phrate  et  du  Tigre.  Des  communautés  familiales  indépendantes 
et  simplement  juxtaposées  auraient  été  impuissantes  à  coloniser 
les  trois  grandes  vallées  fluviales  qui  coupent  la  zone  des  Déserts  : 
ces  territoires  ne  pouvaient  devenir  fertiles,  et  par  suite  nour- 
rir une  nombreuse  population  sédentaire,  agricole,  civilisée, 
qu'au  moyen  de  travaux  de  dérivation  des  fleuves,  conçus,  exé- 
cutés et  entretenus  par  un  pjouvoir  public,  qui  par  là  même 
dirit/eaif  Fart  nourricier  des  cultivateurs. 

Nous  l'avons  montré  en  détail  pour  l'Egypte.  On  sait  que  les 
populations  agglomérées  au  centre  des  empires  de  Ninive  et  de 
iîabylone  devaient  aussi  leur  existence  aux  canaux  dérivés  des 
fleuves,  portant  dans  les  campagnes  environnantes  l'humidité 
que  le  ciel  refuse  aux  cultures,  sous  ce  climat.  Un  voyageur  (2), 

■■,u  ■/{■' 
(1)  La  Science  sociale,  «  l'Égyplo  ancienne,  »  t.  IX,  p.  554  et  suiv. 
(■>)  Stocqueler,   Voijagc  dans  1rs  purlics  peu  connues  du  Khousistan   et  de  la 


l'kgyi'TE  ancienne.  li 

on  une  promenade  de  deux  heures  sur  les  l)ords  du  Chat-el- 
Aral,  traversa  cinq  lits  successifs  de  ces  canaux  royaux  main- 
tenant abandonnés  et  desséchés.  Chacun  sait  aussi  ce  que  sont 
devenus,  depuis  cet  al)andon  des  canaux,  les  campagnes  de  la 
Mésopotamie. 

L'enchaînement  des  faits  historiques  nous  amène  aujourd'hui 
à  observer  les  rapports  qui  se  sont  établis  entre  la  société  égyp- 
tienne et  une  autre  race,  qui,  celle-là,  est  étrangère  par  son 
origine  à  la  zone  des  Steppes  pauvres  :  la  race  qui,  du  centre 
de  l'Asie,  s'est  répandue  sur  les  Indes  et  sur  l'Occident,  et  que 
Ton  désigne  pour  cette  raison  sous  le  nom  à' Indo-Europépiinf . 

On  comprend  fort  bien  comment  l'Egypte,  le  plus  ancien  cen- 
tre civilisé  du  monde,  fut  mise  en  contact  en  premier  lieu  avec 
les  races  des  Déserts.  D'abord,  les  Déserts  sont  limitrophes  de 
l'Egypte;  puis,  d'autre  part,  ils  ont  été  plus  rapidement  par- 
courus que  les  autres  routes  de  peuplement  (1).  Aussi  les  grands 
empires  primitifs  s'étaient-ils  déjà  constitués  dans  les  oasis  flu- 
viales, avaient-ils  développé  leur  civilisation,  leur  histoire,  sous 
de  nombreuses  dynasties,  avant  que  le  monde,  autour  d'eux, 
présentât  rien  de  pareil. 

3Iais  au  loin,  cependant,  dans  des  conditions  toutes  différen- 
tes et  qui  permettent  une  agglomération  plus  grande,  de  moin- 
dres distances  entre  les  groupes,  l'Asie  centrale  et  septentrio- 
nale en  était  arrivée  à  regorger  d'hommes,  quoiqu'elle  eût  fourni 
comme  les  steppes  pauvres  son  contingent  à  l'émigration  acci- 
dentelle des  isolés,  des  chasseurs. 

A  une  époque  fort  ancienne ,  les  Aryas. ,  dont  le  nom  si- 
gnifie, dit-on,  les  Honorables,  les  Vénérables,  occupaient  les 
pentes  occidentales  du  plateau  central  asiatique;  leurs  accrois- 
sements de  population  donnaient  lieu  à  deux  courants,  dont 
l'un  portait  vers  les  Indes  et  l'autre  vers  l'Occident.  Tandis 
que  ces  deux  rameaux  allaient  en  s'éloignant  de  cliaque  côté  de 
la  zone  des  Steppes  pauvres,  le  noyau  de  la  race  était  demeuré 

Perse  (1831-1832).  —  Voir,  sur  les  irrigations,  Lenormant,  Manuel,  t.  Il,  p.  31,  76, 
142, 146,  etc.  —Malte-Brun,  t.  II,  p.  235.  —  Hérodote,  I,  193. 
(1)  \oir  la  Science  sociale,  o  l'Egypte  ancienne  »,  t.  IX,  p.  231. 


72  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

au  pied  des  monts  Pamir  (1)  ;  il  étendait  sans  cesse  au  midi,  sur 
la  Bactriane  et  les  pays  avoisinants,  un  essaimage  régulier  de 
communautés  en  corps,  qui  bientôt  apparurent  sur  les  confins 
du  Désert.  Ce  sont  les  Mèdes;  et  sous  ce  nom  générique  on  doit 
englober  les  Perses,  qui  ne  sont  qu'une  fraction,  une  branche 
des  peuples  habitant  la  Médie  (2). 

Au  point  de  vue  du  contact  avec  les  sociétés  issues  du  Désert, 
la  priorité  entre  toutes  les  races  étrangères  aux  Steppes  pau- 
vres appartient  aux  3Ièdes.  Examinons  donc  la  constitution 
originaire  de  la  race  médiquc,  à  l'aide  des  rares  documents 
que   l'on  possède  sur  la  question. 


1.    LA    FORMATION    SOCIALE  DES    MÈDES. 

Maîtres  de  la  Bactriane,  comme  nous  venons  de  le  dire,  les  Mèdes 
étendirent  rapidement  leurs  essaims  sur  les  plateaux  de  l'Iran  et 
de  l'Arménie,  et  sur  les  régions  inclinées  qui  les  terminent  vers  le 
nord  et  vers  le  sud.  Tous  ces  pays  présentent  les  mêmes  caractères  ; 
ils  offrent  une  succession  de  steppes  élevées,  froides,  assez  mai- 
gres, et  de  vallons  fertiles  qu'arrosent  de  nombreux  ruisseaux,  pro- 
duits par  l'égouttement  des  hautes  terres.  A  cause  même  de  leur 
division,  ces  cours  d'eau  sont  généralement  d'un  faible  débit.  Dans 
son  ensemble,  la  Médie  apparaît  comme  une  sorte  de  transition 
entre  les  riches  steppes  du  Plateau  central  et  l'aridité  du  Des- 
sert. Ces  caractères  du  lieu  sont  particulièrement  marqués  dans 
la  région  qui  a  joué  le  grand  rôle  en  Médie,  le  Khousistan  actuel, 
où  sont  situées  les  belles  vallées  de  Gliiraz  et  les  ruines  grandioses 
de  l'ancienne  Persépolis,  la  capitale  de  Xerxès. 

Toute  la  surface  de  ce  pays  est  montagneuse.  Ses  principaux 
massifs  avaient  reçu  dans  l'antiquité  les  noms  de  Zagros  et  Choa- 
Iras  (3).  L'aspect  de  ces  montagnes  n'est  pas  ordinaire;  il  fait 


(1)  Cf.  Maspero,  Histoire  ancienne,  y.  455. 

(2)  Ibid. 

(3)  llmL,  p.  'ihl. 


L  KGYI'TK    ANCIENNK. 


7;{ 


naiti'c  l'itléo  triin  plissement  du  sol,  ayant  donné  comme  résultat 
une  série  de  vallons  parallèles  séparés  par  de  hautes  arêtes.  Dans 
ces  vallons,  la  nature  du  terrain  réunit  les  éléments  favorables  à 
la  fécondité  (1).  Mais  la  siccité  de  l'air,  amené  par  le  courant  po- 


50-10 


.50'40 


Est  de  Par  s 


I        53-50' 


Lst  de  breen  wich 


laire  du  nord-est,  dans  cette  région  comme  dans  toute  la  portion 
du  globe  où  sont  situées  les  grandes  étendues  de  steppes,  néces- 
site une  irrigation  constante  pour  obtenir  des  récoltes.  Les  sources 

(1)  Ces  deux  caries  sont  extraites  de  la  Géor/rap/iie  d'É.  Reclus;  nous  les  devons  à 
l'obliseance  de  la  maison  Hachette. 


7-4 


LA    SCIENCE    SOCIALE. 


et  les  ruisseaux,  comme  nous  venons  de  le  dire,  ne  manquent  pas 
dans  les  vallons. 

Pour  des  immigrants  venus  en  grand  nombre  d'un  pays  de  step- 
pes riches,  la  culture,  au  moins  la  culture  rudimentaire,  s'impo- 
sait dans  ce  pays  comme  moyen  de  remédier  à  l'appauvrissement 


Fh.P 


49-30- 


51°30 


en  bétail.  La  Médie  n'offre  point  aux  troupeaux  les  immenses  res- 
sources en  herbe  des  hauts  plateaux  asiatiques  :  elle  est  trop  dé- 
coupée. Tout  en  conservant  la  quantité  réduite  de  bétail  qu'on  pour- 
rait entretenir  encore,  sur  les  hauteurs  ou  dans  les  vallées,  suivant 
la  saison ,  chaque  communauté  immigrante  devait  chercher  un 
vallon  arrosé  pour  y  produire  le  riz  ou  le  froment.  Le  riz,  dans 
le  nord  de  la  Perse,  le  froment  dans  le  reste  de  la  contrée,  sont 


l'kGYI'TK   ANCIEXNK.  75 

«încorc  acîucllomonl  la  l)ase  de  la  nourriture  des  habitants  (1). 
Le  froment  persan  est  beau  et  abondant;  quant  au  riz,  outre  son 
ijTain,  il  fournit  par  sa  paille,  dans  les  parties  où  il  est  cultivé, 
la  toiture  des  bâtiments  (2).  —  Aussi  les  plus  anciens  livres  des 
Iraniens,  ont  réservé  à  côté  du  prêtre  et  du  soldat,  une  place  d'hon- 
neur à  celui  qui  cultive  la  terre  :  «  C'est  un  saint,  celui  qui  s'est 
construit  ici-bas  une  maison  où  il  entretient  le  feu,  du  bétail,  sa 
femme,  ses  enfants  et  de  bons  troupeaux.  Celui  qui  fait  produire 
du  blé  à  la  terre,  celui  qui  cultive  les  fruits  des  champs,  celui-là 
cultive  la  pureté;  il  avance  la  loi  d'Aoura  Mazda  autant  que 
s'il  offrait  cent  sacrifices  (3).  » 

La  région  colonisée  par  les  Mèdes  ne  se  présente  pas  à  l'obser- 
vateur sous  le  même  aspect  que  la  zone  des  Déserts.  Ce  n'est  pas 
une  immense  étendue  de  steppes  pauvres  englobant  quelques 
oasis  :  c'est  au  contraire  un  série  de  territoires  propres  à  la  cul- 
ture, englobant  des  plateaux  propres  au  pâturage.  La  différence 
des  lieux  se  traduit  immédiatement  dans  l'état  social  de  la  popu- 
lation :  les  Mèdes  ne  vivent  pas  à  l'état  nomade  comme  les  habi- 
tants des  Déserts  :  i/s  fonncnt  des  ^'tahlisscmpnts  sédcntalros. 
Chaque  communauté  se  fixe  en  ((  bourgade  »,  dit  Hérodote  (4). 
au  milieu  de  ses  cultures,  conservant  la  faculté  de  faire  paî- 
tre son  bétail  sur  les  plateaux  voisins.  Le  pâturage  est  l'acces- 
soire de  la  culture  ;  les  pâtres  sont  les  serviteurs  des  sédentaires, 
au  lieu  d'être  leurs  dominateurs,  comme  cela  a  lieu  dans  les  oasis 
du  Désert.  Je  ne  citerai  comme  exemple  que  la  situation  servile 
du  bouvier  Mithradate  qui  recueillit  et  éleva  Cyrus  (5). 

L'immigration  qui  se  produisit  en  Médie,  du  fait  de  la  race 
aryenne,  provient  non  des  Steppes  pauvres,  sous  le  régime  de  la 
tribu  ou  de  la  caravane  persistante,  mais  des  steppes  ricJic^^  sous 
le  régime  de  la  caravane  intermittente  (6).  Sitôt  qu'il  a  conduit 

(1)  Malte-Brun,  t.  II,  |).  315.  —  Reclus,  t.  IX,  p.  302,   303.  —  Mas|)eio,  Htsloire 
ancienne,  p.  508. 

(2)  Fraser,  Voijage  en  Perse,  i82l-i82b. 

(3)  Avesta,  Yacnu,  XXXIII,  2-3,  cité  |)ar  Maspero,  Histoire  ancienne,  p.  468. 

(4)  Hérodote,  I,  96.  —  Reclus,  t.  IX,  p.  30),  302. 
(5;  Voir  Hérodote,  liv.  I,  109  et  suiv. 

(6)  Voir  la  Science  sociale,  t.  X,  j>.  476  et  suivantes. 


76  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

dans  la  région  nonvclle  les  communautés  essaimantes  dont  il  est 
chargé,  le  chef  de  cette  caravane  voit  son  rôle  terminé  :  le  but 
du  voyage  est  atteint.  L'autorité  de  ce  chef  cesse  du  même  coup 
pour  une  autre  raison  encore  :  il  ii'est  pas  lui-même  plus  com- 
pétent que  tout  autre  memi)re  des  familles  émigrantes,  pour 
diriger  l'art  nourricier  nouveau^  la  culture  rudimentaire. 

De  ce  voyage  fait  en  commun,  il  ne  reste  qu'une  trace  :  les 
communautés  arrivées  ensemble  conservent  le  souvenir  de  leur 
établissement  simultané,  elles  se  fixent  dans  le  même  voisinage, 
s'entr'aident  au  besoin  dans  les  difficultés  inséparables  de  la  prise 
de  possession.  Elles  forment  ainsi  une  sorte  de  corps,  impropre- 
ment appelé  trihu;  car  c'est  un  corps  sans  chef,  sans  autorité 
centrale,  sans  pouvoir  public  durable,  analogue  aux  Bannières 
des  Mongols.  Ainsi,  lorsque  les  Mèdes  prirent  possession  du  pays 
(ju'ils  colonisèrent,  aucun  pouvoir  public  n'était  d'avance  cons- 
titué parmi  eux. 

Les  conditions  dans  lesquelles  ils  procédèrent  à  la  transforma- 
tion du  lieu  en  sol  cultivable  n'étaient  pas  non  plus  de  nature  à 
créer  une  autorité  supérieure  à  celle  des  chefs  de  communautés 
patriarcales.  Pour  procurer  l'irrigation  cjue  le  climat  rend  néces- 
saire (1),  il  ne  s'agissait  que  de  barrer  quelques  faibles  ruis- 
reaux,  quelques  sources  abondantes,  de  tracer  de  minces  rigoles 
conduisant  les  eaux  dans  des  terrains  à  proximité.  Ces  opérations 
ne  dépassent  point  les  facultés  d'une  communauté  agricole  et  de 
son  chef  naturel;  elles  ne  nécessitent  pas  la  possession  absolue  d'un 
fleuve  puissant  qui  s'étend  au  loin,  ni  ces  difficiles  travaux  de  dé- 
rivations fluviales,  de  canalisations  immenses,  qui  nous  sont  ap- 
parus à  la  base  des  monarchies  fondées  dans  les  Déserts  dès  la  plus 
haute  antiquité.  Chaque  communauté  mède,  au  lieu  de  dépen- 
dre pour  son  eau  d'arrosage,  pour  son  pain  quotidien,  d'un  Etat 
plus  ou  moins  puissant  et  glorieux,  ne  dépendait  que  d'elle-même  ; 
elle  vivait  librement  par  ses  propres  moyens,  entourée  d'autres 
communautés  aussi  libres  qu'elle-même,  comme  on  vit  au  miheu 
de  la  Terre  des  Herbes. 

(1)  Reclus,  t.  IX,  1).  178. 


I 


L  EGYl'TE    ANClIvNNK.  77 

De  même,  à  une  autre  extrémité  du  monde,  et  dans  les  temps 
modernes,  les  communautés  des  Botn's  hollandais  ont  pu  s'é- 
tablir lil)rement  par  leurs  propres  moi/ens^  sans  le  secours  de  l'É- 
tat ou  des  grands  capitaux  accumulés,  dans  les  steppes  du  Sud 
africain,  se  livrant,  comme  les  Mèdes  primitifs,  au  pâturage  et  à 
la  culture  rudinientaire,  à  l'aide  de  l)arrages  et  de  digues  de  fai- 
ble importance  dont  la  construction  ne  dépasse  pas  le  pouvoir 
d'un  chef  de  nombreuse  famille. 

Mais  un  semblable  état  de  choses,  admissible  au  sein  de  steppes 
riches,  entraine  mille  inconvénients  dans  un  pays  où  les  motifs  de 
querelle  naissent  de  tous  côtés,  soit  de  la  culture  elle-même,  sur- 
tout de  la  culture  par  irrig-ations,  soit  des  disputes  qui  s'élèvent  à 
propos  des  pâturages  maigres  et  limités.  On  peut  s'en  rapporter 
sur  ce  point  aux  traditions  des  patriarcaux  mèdes  recueillies  par 
Hérodote  :  «  Il  y  avait  alors,  dit-il,  beaucoup  de  dérèglements,  de 
désordres,  par  toute  la  Médie.  Les  rapines,  l'injustice,  déso- 
laient les  bourgades,  à  ce  point  que  les  Mèdes  s'assemblèrent 
entre  eux,  disant  :  Il  nous  est  impossible,  dans  une  condition  pa- 
reille, d'habiter  plus  longtemps  ce  paijs  (1).  »  Les  Mèdes  se  ren- 
daient compte,  en  bloc,  mais  d'une  manière  positive,  de  l'in- 
fluence exercée  par  un  lieu  différent  sur  une  société  constituée 
comme  la  leur. 

La  Médie  traversait  à  cette  époque  la  crise  inévitable  aux 
communautés  patriarcales  qui  commencent  à  s'attacher  au  sol  : 
la  diminution  de  l'autorité  du  patriarche  sur  les  ménages  qui  se 
livrent  à  un  travail  plus  pénible  et  plus  difficile  à  diriger,  au 
moment  même  où  la  question  du  partage  des  fruits  se  dresse  avec 
une  âpre  té  jusqu'alors  inconnue.  C'est  l'heure  où  se  fait  impérieu- 
sement sentir  le  besoin  d'un  pouvoir  pubhc,  au  sein  d'une  société 
purement  familiale  chez  laquelle  rien  n'est  préparé  pour  l'as- 
seoir. 

Parmi  les  chefs  de  familles  habitant  chaque  bourgade,  quel- 
ques-uns arrivaient,  par  leur  capacité  et  leurs  succès,  à  une  si- 
tuation plus  élevée,  plus  considérée  que  celle  du  commun  :  c'é- 

(1)  Hérodote,  liv.  I,  96,97. 


78  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

taient  des  notables.  Un  de  ces  notaldes,  Déiokès,  fils  de  Phraorthe, 
«  homme  sage  »,  dit  le  Père  de  Tllistoire,  entreprit  dans  sa 
bourgade,  et  ensuite  dans  son  canton,  de  faire  cesser  les  contesta- 
tions et  les  désordres  en  prenant  le  rôle  d'arbitre,  conciliateur  ou 

juge. 

Ce  notable,  cet  arbitre  de  village,  sut  choisir  la  meilleure  voie, 
celle  de  l'impartialité,  de  la  sagesse,  pour  accroître  sa  renommée. 
11  devint  bientôt  le  juge  général  de  tous  les  Mèdes,  que  la  né- 
cessité de  faire  trancher  leurs  différends  amenait  à  reconnaître  à 
ses  sentences  une  autorité  souveraine.  Au  milieu  de  ses  compa- 
triotes divisés,  la  situation  ainsi  conquise  par  Déiokès  devint  la 
base  même  de  la  paix  publique.  Lorsqu'il  fit  mine  de  rentrer 
sous  sa  tente,  «  se  plaignant  d'être  contraint  à  néghger  ses  pro- 
pres affaires  pour  régler,  tout  le  long  du  jour,  celles  des  autres  », 
il  n'y  eut  (ju'un  cri  parmi  les  Mèdes  :  Confions  à  Déiokès  un  pou- 
voir souverain,  un  pouvoir  royal  (avec  les  subsides  nécessaires)  : 
«  alors  notre  pays  sera  équitablement  gouverné  ;  alors  nous 
pourrons  nous-mêmes  nous  occuper  de  nos  travaux,  et  une  vio- 
lence sans  frein  ne  nous  forcera  pas  d'émigrer  (1).  » 

Ainsi  fut  fondé  l'Empire  mède,  ou  du  moins  telle  fut  chez  les 
Mèdes  l'origine  du  premier  groupement  en  corps  de  nation, 
qui  se  développa  dans  la  suite  jusqu'à  former  un  grand  em- 
pire (2). 

On  saisit  facilement  la  différence  qui  existe  entre  cet  empire 
nouveau  et  les  grandes  monarchies  que  nous  avons  vues  jusqu'ici 
établies  dans  les  oasis  fluviales  de  la  zone  des  Déserts.  Chez  celles- 
ci,  le  pouvoir  public  détient  les  moyens  d'existence  de  la  popula- 
tion agricole  et  diri(je  Vejerciec  de  Vart  nourricier;  chez  les 
Mèdes,  le  pouvoir  public  demeure  étranger  aux  ressources  qui 
font  vivre  les  communautés  agricoles  parfaitement  indépendantes 
dans  leurs  moyens  d'existence,  dans  leur  travail  :  //  ne  saisit 
qur  1rs  rapparls  ijni  s'établissent  entre  les  commnnantés. 

On  voudra  bien  m'excuser  d'avoir  un  peu  longuement  étudié 
la  formation  originaire  des  Mèdes  et  la  façon  dont  s'est  fondé  leur 

(1)  Hérodote,  loc.  cil. 

(2)  Cf.  Maspero,  Jlisloirc  ancienne,  \k  'iG'2,  4G3.  —  llt-rodole,  liv.  I,  97  à  101. 


l'Egypte  ancienne.  7W 

emi)ii'c.  Cette  disposition  qui  sépare  de  la  puissance  politique  la 
direction  du  travail  nourricier  n'est  point  particulière  aux  seuls 
Mèdes  :  dérivant  de  l'organisation  primitive  des  transports,  de 
la  forme  qui  présida  aux  premiers  groupements  de  migration, 
elle  se  retrouve  à  la  base  de  toutes  les  sociétés  dont  l'origine  se 
rattache  aux  Patriarcaux  des  steppes  riches;  elle  se  retrouve  spé- 
cialement chez  les  nations  qui  composent  la  race  Indo-Euro- 
péenne,  à  laquelle  nous  appartenons. 

Avec  les  Mèdes,  cette  race  Indo-Européenne  fait  son  entrée  sur 
la  scène  du  monde;  et  son  apparition  marque  une  ère  nouvelle, 
une  profonde  évolution  dans  l'histoire  des  sociétés  humaines.  Il  y  a 
là  une  division  normale  de  l'histoire  ancienne,  qu'ont  bien 
sentie  et  respectée,  sans  s'en  rendre  compte,  tous  les  auteurs,  ainsi 
que  tous  les  programmes  d'études. 

Ce  qu'on  appelle  «  le  flambeau  de  la  civilisation  »,  cet  éclat 
qui  jaillit  du  développement  hors  pair  sur  un  même  point  de  la 
puissance,  de  la  richesse  et  des  arts,  échappe  aux  antiques  mo- 
narchies du  désert;  ce  flambeau  passe  aux  mains  de  races  difle- 
rentes ,  où  le  pouvoir  public ,  établi  sur  un  autre  principe , 
laisse  jouer  un  plus  grand  nombre  de  forces  sociales. 

Faut-il  comparer  ces  deux  antiquités  si  distinctes?  faut-il  se 
prononcer  entre  elles?  Fondées  sur  le  patronage  de  l'art  nourri- 
cier par  l'État,  moyennant  des  procédés  liés  aux  phénomènes 
immuables  du  lieu,  les  monarchies  du  Désert  étaient  rebelles  à 
toute  transformation,  et  en  même  temps  cantonnées  dans  leur  zone. 
Le  monde  qui  s'agitait  autour  d'elles  fut  impuissant  à  les  modi- 
fier, il  ne  pouvait  que  les  jeter  bas  ;  aussi  ont-elles  disparu  comme 
un  tableau  qu'on  efface.  Quant  aux  sociétés  issues  de  la  race 
Indo-Européenne,  chez  lesquelles  le  pouvoir  public  n'est  point 
intimement  lié  aux  moyens  d'existence,  et  partant  ne  dépend 
point  au  même  degré  des  conditions  du  l'uni,  leur  constitution 
sociale  reste  aisément  modifiable  ;  elles  peuvent  se  transporter  et  se 
transformer.  Au  lieu  d'un  patron  unique,  sur  qui  tout  repose  et 
qui  ne  peut  suivre  les  fluctuations  imposées  par  les  circonstances, 
ces  sociétés  renferment  en  elles-mêmes  des  multitudes  de  patrons 
privés,  aptes  à  supporter  et  à  adoucir  toutes  les  transformations. 


HO  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Aussi  se  sont-elles  étendues  jusqu'aux  extrémités  de  la  terre  (1), 
et  c'est  sous  diverses  formes  successives  que  nous  allons  les  re- 
trouver en  contact  avec  la  race  Égyptienne. 

Nous  tenons  ici  le  premier  anneau  de  cette  longue  chaîne  de 
modifications  dans  l'état  social,  qui  relie  à  travers  Tliistoire 
l'antique  colon  de  Menés  au  citoyen  libre  des  États-Unis,  et  que 
l'on  a  appelée  rÈvoIntion  de  V esprit  Iiumain  :  regardons  de  près 
comment  les  choses  se  sont  passées. 

Pour  expliquer  le  changement  survenu,  des  grands  Empires 
du  Désert  aux  premiers  établissements  de  la  race  Indo-Européenne, 
est-il  nécessaire  de  supposer  un  accroissement  des  facultés  intel- 
lectuelles chez  les  hommes,  un  «  progrès  des  lumières  »  dû  à 
une  force  intime  et  latente  résidant  au  sein  de  l'humanité?  non  : 
la  divergence  qui  se  manifeste  dans  les  institutions,  les  lois,  les 
mœurs,  a  pour  cause  une  organisation  différenle  de  iart  nour- 
ricier et  du  mode  des  transports.  Est-ce  la  puissance  du  raisonne- 
ment, est-ce  la  force  de  la  volonté  humaine,  qui  ont  ainsi  orga- 
nisé, pour  chaque  race,  la  pratique  du  travail  et  les  groupements 
de  migration?  Non  :  ces  faits  «dépendent  des  conditions  propres 
aux  lieux  de  primitif  et  de  second  établissement,  régies  elles- 
mêmes  par  l'Intelligence  et  la  Volonté  créatrice,  extérieure  à 
l'humanité,  par  la  Providence. 


11.   LE    CONFLIT    ENTRE   LA   FORMATION    MÉDIOUE    ET    LA   FORMATION 

ÉGYPTIENNE. 

La  révolution  de  palais  qui  donna  le  trône  à  Cyrus  ne  changea 
point,  quant  à  ses  bases,  la  constitution  de  la  race  médique  ; 
mais  elle  eut  pour  résultat,  en  favorisant  les  Perses  aux  dépens 
des  autres  Mèdes,  d'amener  au  pouvoir  la  plus  puissante,  la  plus 
nombreuse  parmi  les  familles  Perses,  celle  des  Achéménides; 
de  clan  privé,  les  Achéménides  devinrent  un  clan  politique  do- 

(1)  «  Ab  l)is  tlivisfc  siiiit  insiils.r'  senliuin  in  regionibus  suis,  unusqulsque  sccunium 
lingudm  suam  cl  familias  suas  in  nalionibus  suis.  »  i  Genèse,  x,  2,  3,  4,  6.) 


l/ÉGYl'TE   ANCIENNE.  81 

minant,  et  la  monarchie  cnti'u  par  suite  dans  la  voie  du  fonction- 
narisme, dans  la  voie  du  pouvoir  absolu  et  centralisé.  Cette 
puissance  nouvelle  de  la  centralisation,  mettant  en  jeu  les  res^ 
sorts  neufs  et  vigoureux  d'une  race  jusque-là  fortement  constituée 
dans  ses  communautés  rurales  indépendantes,  donna  cà  l'Empire 
des  Perses  une  force  d'expansion  extraordinaire  :  les  i*erses,  à 
cette  époque,  furent  la  «  grande  nation  »  (I).  La  Lydie  et  l'Asie 
Mineure  tout  entière,  l'Assyrie  et  la  Chaldée  avec  Babylone, 
sentirent  le  poids  des  armes  de  Cyrus.  Ce  conquérant  fut  ap- 
pelé, par  excellence,  le  Roi  ;  à  partir  de  son  fils  Cambyse,  les 
rois  de  Perses  portent  dans  Thistoire  un  nom  spécial  :  /e  Grand 
Roi. 

Cambyse  rechercha  l'alliance  du  roi  d'Egypte,  qui  était  alors 
Amasis^  et  voulut  épouser  la  fille  de  celui-ci.  Hérodote  fait  re- 
monter à  cette  question  matrimoniale  la  cause  de  la  g-uerre 
entreprise  par  Cambyse  contre  l'Egypte  :  il  insiste  sur  la  certi- 
tude que  présentent  ses  renseig'nements,  il  discute  et  repousse 
les  récits  différents  concernant  les  motifs  de  la  querelle.  Voici 
quelle  est  la  version  de  l'historien  grec  : 

Cyrus  ayant  fait  demander  en  Egypte  le  meilleur  des  médecins 
pour  les  maladies  des  yeux,  —  très  communes  encore  aujourd'hui 
en  ce  pays,  —  Amasis  livra  aux  Perses  un  habile  guérisseur,  et 
sépara  ainsi  cet  homme  de  son  pays  et  de  sa  famille,  malgré  son 
refus  et  sa  résistance.  Le  médecin  resta  forcément  à  l'étranger, 
même  après  la  mort  de  Cyrus,  mais  conserva  contre  Amasis  un 
profond  ressentiment.  Bien  en  cour  chez  les  Perses,  à  cause  de  son 
savoir,  il  usa  de  son  influence  et  de  sa  connaissance  des  lois 
égyptiennes  pour  se  venger  de  son  exil,  et  suggéra  à  Cambyse 
l'idée  de  demander  la  fdle  d'Amasis,  a  afin  que,  si  celui-ci  la 
donnait,  il  en  eût  du  chagrin,  et  que  s'il  la  refusait,  Cambyse 
le  prît  en  haine  ».  Amasis  voyait  avec  défiance  la  force  croissante 
de  l'Empire  perse;  d'autre  part,  il  redoutait  cette  puissance  :  il 
n'osa  ni  accorder  ni  refuser  ce  qu'on  lui  demandait.  Apriès 
(Ouhaphra),  le  pharaon  prédécesseur  d'Amasis,  avait  laissé  une 

(1)  Voir,  sur  les  (jrandes  nations  et  les  causes  qui  les  élèvent,  l'étude  de  M.  de 
Tourvilie,  dans  la  Science  sociale,  «■  lEmpire  allemand,  »  t.  Y,  p.  285  et  suiv. 

T.  XII.  6 


82  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

fille  grande  et  belle,  seul  reste  de  sa  famille.  Elle  se  nommait 
Nitetis.  Amasisla  revêtit  de  parures  magnifiques,  —  de  vêtements 
d'or,  dit  Hérodote,  —  et  l'envoya  à  Gambyse  comme  sa  propre 
fille. 

Quelque  temps  après  leur  union,  Cambyse,  saluant  la  nouvelle 
reine,  lui  donna  le  titre  de  «  fille  d'Amasis  —  0  roi,  répon- 
dit-elle, tu  ne  t'es  pas  aperçu  de  la  tromperie  d'Amasis  :  je  ne 
suis  point  sa  fille,  mais  celle  d'Apriès,  jadis  son  seigneur,  tué  par 
lui  et  par  les  Égyptiens  révoltés  ».  Cambyse,  au  dire  de  l'histo- 
rien, fut  outré  de  cette  mauvaise  foi  du  roi  d'Egypte.  Nous 
croirons  plutôt  qu'il  vit  une  chance  de  division  parmi  les  Égyp- 
tiens dans  les  revendications  qu'il  pouvait  se  croire  en  droit 
d'élever  comme  époux  de  la  fille  d'Apriès,  ce  qui  le  décida  à 
la  guerre  (1). 

Le  cas  vaut  la  peine  d'être  examiné ,  car  cette  petite  querelle 
matrimoniale  recouvre  la  grosse  question  du  droit  héréditaire 
pharaonique.  Pour  l'éclaircir,  il  nous  faut  reprendre  l'histoire 
d'Egypte  au  point  où  nous  l'avons  laissée ,  et,  à  l'aide  des  rares 
documents  épars  dans  les  auteurs,  nous  efforcer  de  suivre  la  trans- 
mission, de  fille  en  mule  et  de  mâle  en  fille,  du  droit  au  trône 
pharaonique  :  ce  droit  représente  pour  la  famille  des  pharaons 
le  trésor  des  «  ])iens  d'injustice  »,  qui,  chez  les  Pasteurs- Chame- 
liers, s'accumule  et  se  transmet  dans  le  groupe  familial  suivant  cet 
ordre  de  succession.  Nous  avons  déjà  constaté  que  ce  mode  d'hé- 
rédité était  en  vigueur,  soit  chez  les  antiques  dynasties  égyp- 
tiennes, soit  chez  les  dynasties  éthiopiennes;  nous  avons  vu 
l'accession  au  groupe  pharaonique  éthiopien  permise  à  Psam- 
metik  I",  fondateur  de  la  vingt-sixième  dynastie,  par  son  ma- 
riage avec  Shapentep,  qui  était  la  fille  d'Améniritis,  sœur  de 
Shabaka  (2). 

Cette  Shapentep  eut  un  fils,  Neko  II  ou  Nekao,  sur  la  tète  du- 
quel résida  le  droit  héréditaire  :  il  était  en  effet  le  fils  aîné  de 
la  fille  ainée,  par  conséquent  le  chef  du  groupe  pharaonique. 
Mais  elle  eut  une  fille,  Net-Akcr;  et  comme  Nekao  n'eut  point  de 

(1)  Voir  Hérodote,  liv.  IH,  1,  2. 

(2)  Voir  lu  Science  sociale,  «  l'Egypte  ancienne,  »  t.  XI,  p.  279. 


l'Egypte  ancienne.  83 

lille,  ce  fui  Net-Aker  qui  resta  la  fille  aînée  du  groupe.  Celle-ci 
épousa  Psammctik  II,  son  neveu,  le  fils  de  Nekao.  De  ce  mariage 
naquirent  deux  enfants  :  un  lils,  Ouaphra,  l'Apriès  des  Grecs, 
titulaire  du  droit  royal  comme  iils  de  la  fille  aînée,  puis  une 
fille,  Anknas  Rà-nover-het,  qui  se  trouva  la  fille  aînée  du 
groupe. 

Suivant  l'ancien  usage  pharaonique  (1),  Apriès  eût  dû  épouser 
sa  sœur;  il  n'en  fit  rien.  Ce  prince  avait  subi  déjà  l'influence 
nouvelle  qui  s'infiltrait  en  Egypte,  contrairement  à  celle  de 
l'Ethiopie;  il  était  rami  des  éti'fOKjcrs^  respectait  peu  les  cou- 
tumes antiques,  et  de  ce  fait  était  devenu  suspect  aux  Prêtres  et 
au  peuple  de  leurs  villes.  Dans  une  révolte  amenée  par  une 
expédition  malheureuse,  Apriès  fut  pris  et  détrôné  par  Ahmès  ou 
Amasis,  un  simple  particulier,  un  Ropaït  [2).  Amasis  abandonna 
le  roi  déchu  au  peuple  de  Sais,  qui  le  tua  ;  puis  lui-même  épousa 
Anknas  Râ-nover-het,  dont  il  a  été  question  plus  haut,  la  fille 
aînée  du  groupe  :  son  fils,  Psammetik  III,  devait  ainsi  se  trouver 
le  fils  de  la  fille  ainée.  La  fille  d' Amasis  et  de  la  reine  Anknas  Rà- 
nover-het,  celle  que  demanda  Cambyse,  faisait  partie  du  groupe 
pharaonique  :  elle  pouvait,  «  suivant  l'antique  usage,  »  être 
épousée  par  son  frère;  en  tout  cas,  elle  restait  dépositaire  du 
droit  héréditaire  royal. 

Il  n'en  était  point  de  même  de  la  fille  d'Apriès  :  celle-ci  faisait 
partie  du  groupe  familial  de  sa  mère  (3),  et  non  de  ce  groupe 
pharaonique,  auquel  son  père  seul  avait  appartenu. 

En  donnant  sa  fille  à  Cambyse,  Amasis  eut  éventuellement 
transrais  au  fils  à  naître  cette  union  le  droit  royal,  le  trésor  des 
«  biens  d'injustice  ».  Tandis  qu'en  substituant  à  cette  princesse 
la  fille  d'Apriès,  il  ne  transmettait  aux  Perses  aucune  hérédité 
royale.  On  comprend  donc  parfaitement  les  raisons  qui  ont  guidé, 
suivant  la  version  d'Hérodote,  et  les  conseils  du  médecin  exilé,  et 
la  décision  du  roi  d'Egypte. 


(1)  Voir /«  Science  Sociale,  «  l'Egypte  ancienne,  »  t.  X,  p.  356-357' 

(2)  «  Un  des  hommes  les  plus  considérables  de  l'État,  »  dit  Diodore  (I,  sect.  2). 

(3)  Voir  la  Science  sociale,  t.  IX,  p.  230  :  «  C'est  par  la  inèrc  que  s'accomplit  l'ac- 
cession au  douar  »,  ou  groupe  familial. 


84  LA   SClENCb:   SOCIALE. 

Amasis  était  mort  et  Psammetik  III  rég-nait,  lorsque  Cambyse, 
après  avoir  traversé  le  désert  d'Arabie ,  vint  déployer  son 
armée  en  face  de  l'armée  égyptienne,  à  l'extrémité  de  l'isthme, 
près  de  la  bouche  pélusienne  du  Nil,  suivant  ainsi  l'unique  che- 
min par  lequel  l'Egypte  était  accessible  aux  invasions  venant  du 
nord;  la  voie  déjà  parcourue  jadis  par  les  tribus  des  Pasteurs-Ca- 
valiers et  par  les  troupes  assyriennes.  Les  Perses  forcèrent  le 
passage,  emportèrent  Memphis  après  un  siège  de  quelques  jours, 
et  l'antique  royaume  d'Egypte  s'effondra  :  la  race  égyptienne  ne 
devait  plus  guère  avoir  à  l'avenir  de  Pharaons  nationaux. 

Comme  les  chefs  de  l'ancienne  invasion  des  Pasteurs,  Cam- 
byse fut  d'abord  séduit  par  le  côté  extérieur,  si  grand  et  si  ma- 
jestueux, de  la  situation  pharaonique,  et  résolut  de  se  l'appro- 
prier. 

Le  conquérant  fit  des  avances  aux  vaincus.  «  Il  prit  le  double 
cartouche,  le  protocole  et  le  costume  royal  des  vieux  Pharaons...  » 
Il  fit  réparer  à  ses  frais  le  grand  temple  de  Neith ,  «  il  poussa  le 
zèle  jusqu'à  s'instruire  dans  la  religion  et  reçut  l'initiation  aux 
mystères  d'Osiris  des  mains  du  prêtre  Outsa-Hor-sun  (1)  ».  Mais 
bientôt,  par  suite  de  sa  formation  première  et  de  la  conception 
du  pouvoir  royal  inhérente  à  la  race  médique,  Cambyse  trouva 
des  épines  dans  le  lit  des  Pharaons. 

Être  maître  de  la  terre,  patron  des  agriculteurs,  pourvoir  au 
service  du  pain  quotidien  pour  tout  son  peuple,  telles  n'étaient 
pas,  dans  les  idées  d'un  Mède,  les  fonctions  du  pouvoir  royal  : 
il  lui  appartenait,  au  contraire,  d'après  ces  mêmes  idées,  de  ren- 
dre la  justice  et  d'établir  les  lois  d'une  manière  souveraine  et 
absolue  ;  et  de  saisir,  par  la  police  et  l'administration ,  les  rapports 
existant  entre  ses  sujets.  Après  avoir  abattu  le  pouvoir  pha- 
raonique, le  roi  Perse  devait  penser  qu'aucune  autre  puissance 
en  Egypte  n'était  en  droit  de  s'immiscer  dans  ces  matières  de 
gouvernement.  A  sa  grande  surprise,  il  trouva  en  face  de  lui, 
cantonnés  dans  une  forte  position,  les  Collèges  de  Prêtres. 

Ces  Collèges  remplissaient  trois  fonctions  diverses  :  ils  réglaient 

(1)  Maspero,  Histoire  ancienne,  \).  532. 


L  PXiYI'TE    ANCIENNE.  bo 

et  célébraient  le  culte  des  divinités  et  le  culte  funéraire;  ils 
avaient  le  dépôt  des  coutumes  et  des  lois  nationales;  enfin,  ils 
rendaient  la  justice. 

Dans  l'empire  médiquc,  la  première  de  ces  fonctions  était 
dévolue  aux  mages;  les  deux  autres,  aux  conseillers  ou  juges 
royaux. 

On  trouve  chez  tous  les  peuples  sauvages  adonnés  à  la  chasse 
une  classe  de  devins  ou  sorciers,  seuls  représentants,  dans  ce 
milieu,  des  cultures  IntpllcctuclU's.  Observateurs  plus  habiles  que 
les  autres  des  phénomènes  naturels,  ces  gens  adroits  groupent 
leurs  observations  qu'ils  se  transmettent  d'àg-een  âge,  et  arrivent 
à  en  tirer  certains  pronostics  applicables  aux  arts  usuels  de  la 
population;  ils  s'établissent  ainsi  au-dessus  des  simples  mor- 
tels, comme  intermédiaires  entre  le  peuple  et  la  divinité,  à 
laquelle  ils  prétendent  arracher  les  secrets  de  l'avenir  et  emprun- 
ter un  certain  pouvoir,  grâce  à  des  sacrifices  et  à  des  rites  parti- 
culiers, souvent  bizarres.  Tels  étaient  les  Mages  au  milieu  des 
chasseurs  Touraniens  (1),  premiers  occupants  du  pays,  que  les 
Mèdes  asservirent.  11  parut  de  bonne  politique  aux  rois  Mèdes 
de  maintenir  la  très  grande  influence  exercée  par  les  mages 
sur  la  population  touranienne,  influence  qui  s'étendit  peu  à  peu 
sur  les  Mèdes  de  nation  et  sur  les  souverains  eux-mêmes  (2).  La 
cour  des  rois  Mèdes  ou  Perses  parait  avoir  toujours  compté  parmi 
ses  membres  un  certain  nombre  de  Mages,  que  l'on  consultait 
continuellement  sur  les  événements  futurs,  en  vue  des  résolutions 
à  prendre  (3),  et  auxquels  des  sacrifices  avec  diverses  cérémonies 
et  des  hurlements  magiques  (i)  étaient  commandés  dans  cer- 
taines circonstances. 

Vis-à-vis  de  la  masse  populaire,  le  rôle  des  mages  était  le  même 
qu'à  la  cour;  ils  révélaient  l'avenir  et  présidaient  aux  sacrifices. 
«  Sans  mages,  dit  Hérodote,  point  de  sacrifices  (5).  »  Le  même 
auteur  nous  raconte  comment  se  pratiquait  le  sacrifice  offert  par 

(1)  Maspero,  Histoire  ancienne,  p.  471. 

(2)  Ibid.,  p.  472. 

(3)  Hérodote,  I,  107, etc. 

(4)  Ibld.,  VII,  43,  113,  191. 

(5)  Ibid.,  l,  132. 


86  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

un  Perse  :  il  conduisait  la  victime  en  un  lieu  pur,  et,  couvert 
d'une  tiare  en  feuillage,  il  invoquait  la  divinité.  Mais  celui  qui 
offrait  le  sacrifice  ne  pouvait  demander  des  faveurs  pour  lui  seul  : 
//  devait  prier  pour  la  prospérité  des  Perses  et  du  Roi. 

Il  découpait  la  victime,  la  faisait  bouillir  et  en  déposait  les 
quartiers  sur  Therbe.  A  ce  moment,  le  mage  s'approchait  et 
chantait  la  Théogonie;  le  sacrifice  était  alors  terminé.  Après 
être  demeuré  là  quelque  temps,  le  fidèle  emportait  la  viande 
de  ranimai  sacrifié  et  en  disp)osait  à  son  gré  (1).  Quelle 
était  donc  la  rétribution  du  mage?  Il  n'avait  aucune  part  de 
l'offrande  :  et  d'un  autre  côté,  il  ne  pouvait  vivre  du  commerce, 
comme  le  faisaient  les  Prêtres  d'Ammon  :  au  temps  de  Cyrus , 
la  Médie  entière  était  encore  organisée  sur  le  type  du  domaine 
plein  et  ilnij  existait  pas  même  de  marchés  (2)  :  chaque  commu- 
nauté agricole  se  suffisait  à  elle-même  sans  acheter  ni  vendre. 

Je  ne  vois  pas  que  les  mages  aient  pu  se  procurer,  par  l'exercice 
de  leur  profession,  des  ressources  indépendantes.  Mais  ils  pou- 
vaient vivre  de  traitements,  fournis  par  les  rois;  ceux  de  la  cour, 
en  raison  de  leurs  fonctions  près  du  souverain  ,  et  ceux  des  pro- 
vinces, en  raison  de  leur  participation  aux  sacrifices,  où  la  prière 
pour  le  roi  et  le  i^euple  entier  était  obligatoire,  comme  nous 
venons  de  le  voir  :  quoique  offert  par  un  particulier,  le  sacri- 
fice était  à  la  fois  un  acte  du  culte  privé  et  un  acte  du  culte 
public. 

Ainsi^  les  mages  étaient  passés  au  rang  d'institution  gouverne- 
mentale; c'étaient  des  fonctionnaires,  des  soutiens  du  pouvoir. 
«  U  roi,  disaient-ils  à  Astyage,  à  nous  aussi  il  importe  grandement 
que  ton  pouvoir  se  maintienne  :  tant  que  tu  règnes,  nous  avons 
notre  part  d'autorité  et  tu  nous  concèdes  de  grands  honneurs.  Il 
nous  appartient  donc  de  veiller  à  ta  sécurité  et  à  celle  de  ton 
gouvernement  »  (3). 

Par  voie  de  conséquence,  le  roi,  qui  les  soutenait  et  les  faisait 
vivre,  voulait  tirer  d'eux  un  service   régulier  et  satisfaisant;  et 

(1}  Hérodote,  I,  132. 
(2;  Ibkl.,  I,  153. 
(3)  Ibid.,  1,  120. 


l'kgypte  ancienne.  87 

lorsqu'il  était  mécontent,  les  mages  ne  trouvaient,  ni  en  eux- 
mêmes  ni  au  dehors,  aucune  force  de  résistance,  aucun  appui. 
Il  semblait  même  très  juste  à  tout  le  monde  que  le  roi  auquel 
un  mage  avait  manqué,  par  exemple  en  interprétant  mal  un 
songe,  le  fit  essoriller  ou  empaler  (1). 

Évidemment  on  ne  peut  comparer  le  sort  dépendant  et  instable 
des  Mages  en  Médie,  ni  à  la  situation  des  Mages  astronomes  d'As- 
syrie, confrères  du  «  Roi-vicaire  des  Dieux  >>;  ni  à  celle  des  «  Rois- 
mages  »  ou  seigneurs  marchands  de  l'Arabie  et  de  la  ligne  com- 
merciale des  Indes;  ni  à  celle  des  Collèges  de  Prêtres  Égyptiens, 
patrons  du  commerce  lointain  et  du  commerce  local  des  finan- 
ciers clioachytes,  bien  assis  sur  leur  dotation  territoriale,  le 
<(  Neter-Hotep  d'Ammon  »,  qui  était  constituée  en  vue  du  service 
à  perpétuité  des  panégyries.  Non  seulement  ces  Prêtres  Égyptiens, 
enrichis  par  les  caravanes  Éthiopiennes,  jouissaient  d'une  large 
indépendance ,  mais  encore,  appuyés  sur  leurs  clients  des  villes 
mortuaires,  ils  formaient  dans  l'État  égyptien_,  comme  nous  l'a- 
vons vu,  une  société  à  part,  se  gouvernant  elle-même;  de  plus, 
par  leur  science  réelle,  leur  sagesse  traditionnelle,  et  à  cause  des 
services  indispensables  qu'ils  rendaient  au  grand  patron  agricole 
de  rÉgypte,  ils  étaient  et  avaient  été  de  tout  temps  les  gouver- 
neurs assidus  de  la  personne  même  du  roi  (2). 

C'est  donc  à  bon  droit  qu'Hérodote  déclare  les  Mages  «  très 
différents  des  autres  hommes ,  et  en  particulier  des  Prêtres  égyp- 
tiens »  (3). 

Quant  au  service  de  la  justice,  nous  avons  exposé  précédem- 
ment comment  et  pourquoi  les  Prêtres  d'iVmmon  en  étaient  char- 
gés en  Egypte  ;  nous  avons  montré  leurs  notaires ,  leurs  tribunaux 
locaux  et  leur  tribunal  suprême ,  composé  de  délégués  des  prin- 
cipaux collèges,  exerçant  librement  de  par  l'autorité  traditionnelle 
qui  remontait  aux  confréries  primitives  des  Déserts ,  en  appliquant 
les  lois  antiques  dont  leurs  sanctuaires  conservaient  inviolable- 
ment  le  dépôt.  Pharaon  ne  pouvait  mettre  la  main  sur  cette  jus- 

(1)  Hérodote,  I,  69,  128. 

(2)  Voir  Diodore,  liv.  I,  sect.2,  XXII. 

(3)  Hérodote,  I,  140. 


88  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

tice,  à  laquelle  étaient  confiées  toutes  les  causes  pendantes  entre 
les  particuliers  qui  possédaient  individuellement  quelque  chose, 
c'est-à-dire  entre  tous  ceux  qui  n'étaient  pas  exclusivement  les 
hommes  du  roi,  les  colons  de  ses  domaines. 

Le  spectacle  offert  par  Tortcanisation  judiciaire  chez  les  Mèdes 
est  tout  contraire  :  ce  qui  s'explique  par  l'origine  du  pouvoir, 
par  le  mode  d'élévation  de  Déiokès  au  rang  souverain.  Dans 
l'empire  médique,  «  toute  justice  émane  du  roi  ».  Il  y  a  bien 
un  corps  de  conseillers  auliques,  déjuges  royaux  chargés  de  con- 
server et  de  compulser  les  anciens  édits  et  sentences  des  princes  : 
mais  un  trait  cité  par  le  «  Père  de  l'Histoire  »  nous  fixera  sur  la 
valeur  morale  de  ces  légistes  primitifs.  L'anecdote  se  rapporte 
précisément  au  conquérant  de  l'Egypte,  dont  nous  nous  occu- 
pons en  ce  moment. 

Avant  son  départ  pour  l'Egypte,  Gambyse  eut  l'idée  d'épouser 
sa  sœur  :  or,  elle  était  sa  sœur  de  père  et  de  mère,  et  un  tel  ma- 
riage était  contraire  aux  usages  des  Perses.  Avant  de  violer  ou- 
vertement les  coutumes,  si  respectées  des  peuples  patriarcaux,  Gam- 
byse jugea  prudent  de  se  couvrir  d'une  autorité  quelconque.  Il 
convoqua  donc  les  Juges  royaux,  «  interprètes  des  lois  des  ancê- 
tres »,  et  leur  soumit  la  question  qui  lui  tenait  à  cœur.  Après  en 
avoir  délibéré,  les  membres  du  suprême  tribunal,  nommés  à 
vie  par  le  roi,  mais  révocables  en  cas  d'iniquité  flagrante,  —  dont 
le  roi  était  l'appréciateur,  —  firent,  dit  Hérodote,  «  une  réponse 
aussi  équitable  que  prudente.  »  Je  trouve  la  réponse  plutôt  pru- 
dente qu'équitable  :  comme  le  remarque  l'historien,  «  ils  ne  pou- 
vaient résister  sans  exposer  leur  «  vie  ».  —  «  0  roi,  répondirent 
les  Juges  du  conseil,  nous  ne  trouvons,  à  vrai  dire,  aucune  loi 
qui  permette  au  frère  d'épouser  sa  sœur;  mais  nom  en  connais- 
sons  une  autre ^  qui  permet  au  roi  dex  Perses  de  faire  tout  ce 
qu'il  voudra   (1).  » 

On  peut  s'imaginer  quel  heurt  violent  reçurent  les  idées  auto- 
cratiques du  roi  Perse,  quelle  exaspération  il  dut  ressentir,  lors- 
qu'après  avoir  vaincu  le  Pharaon,  et  s'étant  misa  sa  place,  il  se 

(1)  Hérodote,  III,  31. 


L  EGYPTE   ANCIENNE.  89 

trouva  simplement  revêtu  d'une  charge  de  patron  agricole  et  in- 
dustriel, environnée  il  est  vrai  de  grandes  démontralions  de  res- 
pect, d'honneurs  extérieurs,  mais  entourée  aussi  d'une  inflexible 
réglementation;  lorsqu'à  côté  de  cette  situation  patronale,  il 
s'aperçut  qu'il  en  existait  une  autre  parfaitement  indépendante, 
tenant  les  villes  principales  de  son  empire,  et  régie  par  une  asso- 
ciation qui  se  gouvernait  elle-même;  lorsqu'il  vit  les  gens  qui 
composaient  cette  association  célébrer  un  culte  et  des  rites  à  eux 
propres,  vivre  de  ressources  placées  hors  de  son  atteinte,  rendre 
la  justice  au  nom  de  leurs  Confréries  et  en  vertu  de  lois  indépen- 
dantes de  la  volonté  du  prince  ;  lorsqu'enfin  les  chefs  de  cette  as- 
sociation poussèrent  leurs  prétentions  jusqu'à  lui  adresser  chaque 
matin  leurs  remontrances,  à  régler  ses  heures  de  travail  et  d'au- 
dience et  tous  les  détails  de  sa  vie  intime  (1). 

De  leur  côté,  les  Prêtres  Égyptiens  se  trouvaient  pour  la  pre- 
mière fois  en  présence  d'un  monarque  de  cette  sorte;  ils  ne  com- 
prenaient rien  à  ce  pouvoir  absolu,  omnipotent,  faisant  lui-même 
les  lois,  tranchant  tous  les  litiges  par  sa  propre  volonté,  et  ne  se 
mHant  en  rien  de  l'art  nourricier  des  peuples.  Ils  crurent  que 
Cambyse  était  fou  :  leurs  successeurs  transmirent  cette  opinion  à 
Hérodote  (2). 

Le  roi  des  Perses  conservait  cependant  assez  de  lucidité  pour 
se  bien  rendre  compte  de  la  base  sur  laquelle  reposait  la  puis- 
sance sacerdotale  qu'il  voulait  abattre.  Il  résolut  d'attaquer  les 
Confréries  religieuses  dans  leur  racine,  et  dirigea  vers  le  midi, 
vers  la  région  des  Chameliers,  une  grande  démonstration  mili- 
taire. 

Arrivée  à  Thèbes,  l'expédition  se  bifurqua.  Cinquante  mille 
hommes  prirent  le  chemin  de  l'Oasis  d'Ammon.  Le  reste  de  l'ar- 
mée avec  le  roi  en  personne  se  dirigea  sur  l'Ethiopie  :  elle  ne  put  y 
arriver.  Entrée  dans  le  Désert  de  sable,  après  avoir  fait  environ 
la  cinquième  partie  du  chemin,  l'immense  colonne  vit  tous  ses 
approvisionnements  épuisés  ;  on  mangea  les  bêtes  de  somme,  on 
arracha  les  maigres  herbes    des  hamada,    pour  s'en   nourrir; 

(1)  Voir  Diodore,  loc.  cit. 

(2)  Voir  Hérodote,  111,  25,  29,  38,  etc. 


90  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

puis  les  soldats  en  vinrent  à  se  manger  entre  eux  ,  et  dévorèrent 
un  homme  sur  dix.  Il  fallut  se  replier  devant  l'inexorable  résis- 
tance de  la  force  des  choses,  devant  cette  barrière  de  la  faim  et 
de  la  soif  qui  ferme  la  région  des  sables  à  tout  groupement  de 
multitude. 

Pendant  ce  temps,  le  corps  de  troupes  dirigé  sur  l'Oasis  d'Am- 
mon  éprouvait  un  sort  encore  plus  lamentable.  Il  disparut  en 
entier  ;  pas  un  homme  n'en  revint  porter  des  nouvelles.  Cette 
armée  fut-elle,  à  mi-chemin  des  sept  jours  de  marche  qui  sépa- 
rent Thèbes  de  l'Oasis,  engloutie  sous  les  sables  amoncelés  par 
le  simoun,  victime,  elle  aussi,  des  forces  naturelles  qui  protègent 
le  désert  ?  ou  bien  faut-il  voir  dans  cette  tradition  une  allégo- 
rie ;  et,  comparant  aux  grains  de  sable  soulevés  par  le  vent  du 
sud  les  innombrables  associés  d'Ammon  accourus  àl'appel  de  leurs 
chefs,  faut-il  évoquer  à  propos  de  Cambyse  le  souvenir  de  l'a- 
néantissement complet  de  la  première  armée  anglo-égyptienne 
envoyée  contre  le  Mahdi?  «  Nul  n'en  peut  rien  dire,  conclut  Hé- 
rodote, sinon  les  Ammoniens  eux-mêmes  ou  ceux  qui  les  ont 
entendus   »  (1). 

Le  roi  revint  à  Memphis,  ayant  perdu  la  plupart  des  siens, 
et  plus  corroucé  que  jamais.  0,  ironie  du  sort  !  ce  jour-là  même, 
le  peuple  en  habit  de  fête  célébrait  les  solennités  d'Apis,  sous 
la  direction  de  ces  Prêtres  dont  Cambyse  avait  en  vain  médité 
la  ruine.  Le  monarque  crut  que  l'on  insultait  à  ses  revers  :  il  se 
vengea  en  Mède  ;  il  fit  traiter  comme  des  simples  mages  les  chefs 
de  la  ville  et  les  Prêtres,  et  blessa  le  bœuf  Apis  d'un  coup  d'é- 
pée;  il  viola  les  sépultures,  tourna  en  dérision  le  dieu  Phtali  (2), 
brûla  les  statues  des  divinités.  A  la  suite  de  ces  excès,  il  est  pro- 
bable que  la  sédition  gronda  en  Egypte  et  que  la  position  devint 
difficile  (3);  car,  peu  après,  nous  retrouvons  Cambyse  campé  avec 
son  armée  à  Ecbatane  en  Syrie.  C'est  là  [qu'il  apprit  l'usurpation 
du  faux  Smerdis,  et  qu'il  mourut  (4),  sans  laisser  de  postérité. 


(1)  Hérodote,  III,  25,  26. 

(2)  Ibid.,  III,  27,  28,   21»,  37,  etc. 

(3)  Ibi(L,  m,  62  à  66. 

(4)  Cf.  Maspero,  Histoire  ancienne,  p.  536. 


l'Egypte  ancienne.  'Jl 


m.  —  l'accommodement  entre  la  formation  médique 

ET    LA     formation    ÉGYPTIENNE. 

A  Tépoque  de  la  mort  de  Cambyse,  commença  pour  le  Clan 
politique  dominant  des  Acliéménides  l'ère  des  complots  et  des 
crimes  de  cour,  des  rivalités  personnelles  et  des  guerres  intes- 
tines pour  la  possession  du  trône.  Il  est  évident  que  la  formation 
de  la  race  médique,  comme  du  reste  celle  de  toutes  les  races 
purement  patriarcales,  se  prêtait  fort  mal  à  la  constitution  de 

, pouvoirs  publics  sérieux  et  stables.  Si  nous  comparons  aux  in- 
cessantes révolutions  de  palais  qui  sévirent  chez  les  Perses  l'or- 
dre et  la  régularité  qui  régnèrent  si  longtemps  en  Egypte,  la 
transmission  paisible  du  trône  qui  s'y  effectuait  d'un  pharaon  à 
son  successeur,  —  et  même  d'une  dynastie  à  une  autre  lorsque 
l'intervention  étrangère  ne  venait  point  troubler  les  choses,  — 
nous  devrons  conclure  que  les  modifications  de  l'état  patriar- 
cal qui  distinguent  la  race  des  Chameliers  du  grand  Désert 
sont  favorables  à  la  constitution  d'un  pouvoir  public  fort  et 
stable  !  Ce  pouvoir  public  repose  en  effet,  dans  les  monarchies 
issues  des  Steppes  pauvres,  sur  une  force  sociale  de  premier  or- 
dre, le pati'ontKic  qu'il cxfi'ce par  lui-même  sur  les  mo^jens  d'exis- 
tence de  la  nation. 

Mais  si  nous  comparons  entre  elles  les  races  soumises  à  ces 
deux  sortes  de  pouvoirs  publics,  nous  devrons  constater  une 
différence  tout  à  l'avantage  de  la  race  indo-européenne.  Le 
fellah,  le  colon  égyptien,  courbé  sous  le  patronage  complet  et 
écrasant  de  l'État,  demeure  imperfectible  et  ne  peut  acquérir 
aucune  des  qualités  nécessaires  pour  s'élever  dans  la  hiérarchie 

-  sociale,  à  tel  point  qu'il  est  encore  de  nos  jours  ce  qu'il  était 
au  temps  des  pharaons  préhistoriques;  et  l'expansion  de  la 
race  agricole  égyptienne  hors  de  ses  frontières  est  nulle.  Tan- 
dis que  les  communautés  aryennes  primitives,  dont  les  Mèdes 
nous  offrent  un  exemple,  voient  passer  au-dessus  d'elles,  sans 
en  être  directement  atteintes,  les  fluctuations  du  pouvoir  poli- 


92  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

tique;  indépenclantes  de  ce  pouvoir  quant  à  leurs  moyens  d'exis- 
tence et  quant  à  leur  vie  propre  et  intérieure,  elles  demeurent 
accessibles  à  toutes  les  modifications,  à  tous  les  perfectionne- 
ments d'ordre  privé  qu'amèneront  les  temps  et  les  lieux  di- 
vers. 

Darius,  fils  d'Hystaspès,  Achéménide,  qui  remplaça  Cambyse 
sur  le  trône,  fut  le  véritable  auteur  de  l'organisation  adminis- 
trative dans  la  monarchie  des  Perses.  Son  œuvre  même  témoi- 
gne qu'il  sentait  bien  la  condition  pour  ainsi  dire  extérieure  du 
pouvoir  que  les  circonstances  l'amenaient  à  exercer  sur  les  po- 
pulations des  anciens  empires  Oasiens.  ((  Il  voulut,  dit  M.  Mas- 
pero,  rompre  avec  les  traditions  du  passé,  et  fonder  sur  de^ 
principes  nouveaux  un  véritable  État  perse,  différent  de  ce  qu  ri- 
vaient été  jusqu'alors  les  anciens  empires  asiatiques  (1),  »  Sa 
politique,  parfaitement  d'accord  avec  la  conception  médique  du 
gouvernement,  fut  de  laisser  à  chacune  des  nations  de  son  Em- 
pire la  constitution  qui  lui  était  propre,  ses  rites,  ses  mœurs. 
Examinons  en  particulier  ce  qu'il  fit  pour  la  terre  des  Pharaons. 

L'Egypte  forma  dans  l'Empire  des  Perses  une  province  uni- 
que; elle  conserva,  sous  Darius  et  ses  successeurs,  ses  nomar- 
ques  héréditaires  (2),  exerçant  chacun  sur  son  territoire  le  pa- 
tronage agricole,  continuant  à  détenir  et  à  diriger  les  moyens 
d'existence  de  leurs  populations.  Un  satrape,  nommé  par  le  roi, 
résidant  à  3Iempliis,  maintenait  la  paix  entre  les  nomarques  ;  il 
empêchait  les  querelles  d'ambition  ou  d'empiétements,  en  s'ap- 
puyant  sur  une  garnison  perse  campée  dans  la  Citadelle  Blan- 
che de  Memphis  (3).  Le  satrape  avait  en  outre  pour  mission 
de  faire  rentrer  l'impôt.  Or  cet  impôt,  par  sa  nature  et  par  les 
conséquences  qui  en  découlent,  mérite  d'être  spécialementobservé. 

Pour  nous  rendre  compte  des  mesures  administratives  et  fis- 
cales appliquées  par  les  rois  perses  sur  les  bords  du  Nil,  ne 
perdons  pas  de  vue  la  division  du  peuple  égyptien  en  deux 
classes  bien  distinctes  :  d'une  part  la  population  agricole,  les 

(1)  Maspero,  Histoire  ancienne,}).  543. 

(2)  Ibid.,  p.  543,  .^53,  etc. 

(3)  Hérodote,  III,  91. 


l'Egypte  ancienne.  93 

ouvriers  et  lonctionnaires  des  villes  royales,  vivant  de  la  part 
de  grains  acquise  au  maître,  Pharaon  ou  nomarque,  comme 
redevance  de  ses  colons  partiaires;  d'autre  part,  la  classe  des 
commerçants,  caravaniers  ou  financiers  funéraires,  occupant  les 
villes   des  morts  sons  le  patronage  des  Confréries    religieuses. 

Aux  premiers,  les  rois  perses  ne  demandaient  presque  rien; 
seulement  le  produit  des  poissons  du  lac  Mœris,  et  cent  vingt 
mille  mesures  de  blé,  consommées  sur  place  par  la  garnison 
étrangère  de  Memphis  (1).  Ainsi  le  bit'  du  Pharaon  restait  pres- 
que en  entier  aux  mains  des  nomarques;  ceux-ci,  devenus  les 
remplaçants  fractionnaires  de  l'ancien  maître  du  fleuve  (2) ,  de- 
meuraient chargés  en  sa  place,  comme  de  juste,  des  travaux  et 
des  services  de  tout  genre  auxquels  Pharaon  devait  j^résider 
jadis  et  constituaient  ce  patronage  de  la  vie  privée  dont  la 
monarchie  perse  n'entendait  pas  se  mêler. 

Du  reste,  l'importation  des  blés  égyptiens  en  Médie  aurait  été 
un  non-sens;  ce  pays  produisait  largement  le  grain  qu'il  pou- 
vait consommer.  11  fournit  encore  aujourd'hui  des  récoltes 
abondantes  :  le  seul  district  de  Kermanschah  présentait  récem- 
ment un  excédent  disponible  d'environ  80.000  tonnes  de  fro- 
ment (3).  Comment  le  trésor  perse  aurait-il  tiré  parti  de  la 
part  royale  du  blé  d'Egypte,  au  milieu  des  communautés  à 
domaine  plein  de  la  Médie?  Dans  ce  pays,  les  princes,  les  fonc- 
tionnaires, les  artisans  étaient  membres  d'une  communauté 
familiale  possédant  des  terres  ou  des  troupeaux;  ils  s'alimen- 
taient dune  part  des  produits  de  cette  communauté;  ils  n'allaient 
pas,  comme  le  scribe  ou  X ami-doré  de  Pharaon ,  quérir  des 
rations  mensuelles  au  grenier  royal. 

Ce  qu'il  fallait  au  trésor  d'Ecbatane  ou  de  Persépolis ,  c'était 
de  targent  pour  solder  le  luxe  de  la  cour,  les  dépenses  de  guerre, 
les  salaires  d'une  administration  centralisée.  Le  fisc  se  procurait 
les  métaux  précieux  par  une  taxe  imposée  aux  provinces,  per- 
çue par  les  satrapes  pour  le  compte  du  roi,  et  transmise  au  trésor 

• 

(1)  Hérodote,  III,  91. 

(2)  Voir  la  Science  sociale,  «  l'Egypte  ancienne,  »  t.  XI,  p.  355.  359. 

(3)  Reclus,  t.  IX,  p.  302,  303. 


1)4  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

royal.  Le  produit  de  ces  tributs  au  temps  de  Darius  est  évalué 
par  Hérodote  au  poids  de  1V.5G0  talents  euboïques.  L'or  et  l'ar- 
gent ainsi  recueillis  étaient  fondus  et  coulés  en  lingots.  Lorsque 
le  roi  avait  besoin  d'argent,  il  faisait  monnoyer  la  somme  néces- 
saire (1). 

Mais  les  métaux  précieux,  soit  en  lingots  soit  en  monnaie, 
sont  généralement  entre  les  mains  des  commerçants.  Rares  chez 
les  cultivateurs,  ils  abondaient  dans  les  colonies  grecques  de 
l'Asie  Mineure,  chez  les  Babyloniens  (2),  et,  en  Egypte,  chez  les 
«  seigneurs  marchands  »  et  les  financiers  funéraires.  L'adminis- 
tration fiscale  créée  par  Darius  s'adressa  donc  à  ces  détenteurs 
du  numéraire.  La  province  d'Egypte,  avec  la  Libye  limitrophe, 
Cyrène  et  Barca,  fut  taxée  à  sept  cents  talents  (3). 

Mais,  pour  faire  verser  dans  les  caisses  royales  cette  somme 
considérable  par  les  négociants  égyptiens,  il  était  nécessaire  de  ne 
pas  entraver  leurs  opérations  commerciales;  il  fallait  respecter 
les  conditions  propres  à  en  assurer  le  succès,  et  nous  savons 
qu'une  des  premières  nécessités,  pour  le  commerce  des  Déserts, 
est  le  fonctionnement  des  Confréries  religieuses.  Darius  comprit 
qu'il  était  de  son  intérêt  de  soutenir  les  prêtres  d'Ammon  :  il  ne 
tomba  pas  dans  les  erreurs  de  Cambyse.  Nous  le  voyons  réparer 
les  temples  abattus  par  son  prédécesseur,  destituer  et  mettre  à 
mort  un  satrape  qui  opprimait  les  Prêtres,  pleurer  Apis  mort, 
honorer  le  temple  de  Phtah  et  y  faire  des  sacrifices.  Il  restaura 
les  voies  commerciales  d'Egypte ,  celle  du  Soudan  et  celle  de 
Coptos,  et  rouvrit  le  canal  des  Deux-Mers.  La  reconnaissance  des 
prêtres  égyptiens  le  plaça  au  nombre  des  six  grands  législa- 
teurs (4). 

La  méthode  administrative  de  Darius  fut  continuée  après  lui 
par  les  rois  perses.  Après  le  premier  choc  entre  la  formation 
mède  de  Gamljyse  et  les  nécessités  vitales  de  l'Egypte,  raccommo- 
dement mutuel  se  fit  par  la  politique  darienne.   Le  roi  voulait 


(1)  Hérodote,  m,  89  à  97. 
(2;  IbicL,  1,  192. 

(3)  Hérodote,  111,  91. 

(4)  Maspero,  Histoire  ancienne,  p.  550,  552. 


L  liGYl'Tr:    ANCIENNE.  ÎJo 

obtenir  de  l'argent;  il  en  retirait  facilement  de  la  province  égyp- 
tienne en  favorisant  les  conditions  propres  à  son  commerce,  en 
laissant  agir,  libres  et  respectées,  les  Confréries  religieuses  en 
relations  avec  les  Déserts.  Le  Perse  ne  voulait  pas  s'occuper  du 
patronage  privé  du  peuple  :  il  en  était  dispensé,  et  satisfaisait 
la  partie  agricole  du  pays  en  abandonnant  ce  soin  aux  nomar- 
ques  héréditaires  et  en  mettant  la  paix  entre  ceux-ci.  Sous  ce 
régime,  le  sol  égyptien  profitait,  comme  au  temps  des  Pharaons 
nationaux,  des  crues  bienfaisantes  et  des  irrigations  du  fleuve,  il 
produisait  de  belles  récoltes,  alimentant  le  va-et-vient  des  cara- 
vanes, enrichissant  marchands  et  convoyeurs.  Le  blé  d'Egypte 
s'écoulait  abondamment  et  librement  vers  l'Ethiopie  qu'il  devait 
nourrir.  Aussi  la  domination  des  Perses  n'eut-elle  pas  à  repousser 
les  grandes  et  soudaines  invasions  du  Sud  qui  étaient  jadis  inter- 
venues contre  les  Pasteurs  et  contre  les  Assyriens. 

Notons  bien  que  la  conduite  du  roi  des  Perses  à  l'égard  des  no- 
marques  était  absolument  conforme  aux  principes  mèdes  touchant 
le  pouvoir  public.  Le  roi  considérait  ces  seigneurs  héréditaires 
égyptiens,  non  comme  ses  régisseurs,  ainsi  que  le  faisait  Pha- 
raon, mais  comme  les  chefs  de  grandes  communautés  agricoles, 
chargés  par  là  même  de  diriger  les  habitants  de  leurs  nomes 
dans  leur  art  nourricier.  Il  leur  laissait  sur  ce  point  toute  latitude 
et  ne  faisait  pas  rentrer  le  blé  à  son  trésor;  il  n'avait  cure  de  le 
prendre  d'une  main  pour  le  reverser  de  l'autre  en  subventions 
et  en  travaux.  Mais  le  pouvoir  public  perse  intervenait  entre  les 
nomarques,  saisissait  les  rapports  existant  entre  eux,  en  tran- 
chant leurs  querelles  et  les  maintenant  en  paix  les  uns  vis-à-vis 
des  autres. 

Ainsi,  en  remplaçant  nominalement  les  anciens  Pharaons,  Da- 
rius et  ses  successeurs  n'adoptaient  pas  le  moule  social  pharao- 
nique. Ils  exportaient  hors  du  lieu  de  leur  primitive  formation 
une  conception  du  pouvoir  public  plus  large,  moins  dépendante 
du  Lieu,  et  s'adaptant  de  fait  à  des  lieux  différents. 

Cependant,  des  complications,  des  révoltes  qui  allèrent  jusqu'à 
la  fondation  de  dynasties  éphémères,  se  produisirent  de  temps  à 
autre  en  Egypte,  principalement  dans  le  Delta.  iMais  nous  arrê- 


Î)G  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

tons  ici  le  cliapitre  de  Faction  exercée  par  la  race  médique  dans 
la  vallée  du  Nil.  Car  les  dernières  convulsions  du  peuple  égyptien 
avaient  à  la  fois  pour  cause  et  pour  moyen  d'action  l'effort  d'une 
race  nouvelle,  qui  de  toutes  parts  abordait  l'empire  mède  et  pré- 
parait sa  ruine.  Sortie,  elle  aussi,  de  la  source  aryenne,  la  race 
grecque  était  destinée  à  jouer  un  rôle  prépondérant  en  Egypte, 
comme  dans  le  reste  de  l'Ancien  Monde. 

A.  de  Préville. 

[A  suivre.) 


Le  Directeur-Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TYPOGllAPHIE   FlllMIX-DIDOr   ET    c'".    —  MESXIL   (EURE). 


QUESTIONS  DU  JOUR 


LES  RETRAITES  OUVRIÈRES 


ET 


LE  PROJET  DE  LOI  DE  M.  CONSTANS. 


Le  Gouvernement  actuel  arrive  à  cette  période  connue  dans 
ITiistoire  politique  de  notre  pays  où  le  pouvoir  établi  prend 
ombrage  des  ouvriers,  s'effraie  de  leurs  revendications  et  cherche 
à.  les  apaiser.  Le  second  Empire  a  connu  ces  terreurs  peu  de 
temps  avant  sa  chute  ;  les  opportunistes  tremblent  à  leur  tour 
aujourd'hui  devant  le  spectre  de  la  Commune  et  se  demandent 
comment  ils  pourraient  chasser  cette  vision  menaçante. 

C'est  sous  le  coup  de  ces  préoccupations  que  M.  le  ministre 
de  rintérieur  et  M.  le  ministre  des  Finances  ont  préparé  le 
projet  de  loi  sur  les  retraites  ouvrières,  qui  a  été  distribué  aux 
Chambres.  Il  me  semble  voir  d'ici  ces  deux  personnages,  ren- 
versés dans  leurs  fauteuils  officiels,  se  faire  part  de  leurs  craintes 
et  aboutir  à  cette  conclusion  :  ce  II  faut  absolument  donner  des 
gages  aux  ouvriers,  » 

L'Exposé  des  motifs  traduit  d'ailleurs  en  langage  solennel  cette 
conversation  supposée.  Quand  des  politiciens  déclarent  que  «  l'é- 
tat de  l'opinion,  les  espérances  qui  agitent  partout  les  classes 
laborieuses...  rendent  de  plus  en  plus  évidente  et  impérieuse 
la  nécessité  d'opérer  des  réformes  sociales  »,   cela  signifie  très 

T.  xu.  7 


98  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

clairement  qu'ils  jugent  utile  d'intervenir  dans  la  question  sociale 
pour  conserver  le  pouvoir. 

Mais,  quel  que  soit  le  mobile  qui  détermine  l'initiative  gou- 
vernementale en  faveur  des  Caisses  de  Retraites  ouvrières,  nous 
nous  trouvons,  nous  autres  contribuables  et  patrons,  doublement 
atteints  par  le  projet  de  loi  proposé.  De  leur  côté,  les  ouvriers, 
contribuables  eux  aussi,  sentiront  retoml)er  sur  eux  par  voie  d'im- 
pôts le  fardeau  de  la  générosité  gouvernementale  ;  tout  le  monde 
est  donc  intéi'essé  à  connaître  la  cbarge  considérable  que  crée  la 
législation  nouvelle  et  à  la  comparer  au  bénéfice  que  peuvent  en 
retirer  les  ouvriers. 

I.   CE  QUE    LES    RETRAITES    OUVRIÈRES    COUTERAIENT  A    LA  NATION. 

Elles  coûteraient  fort  cher.  L'Exposé  des  motifs  prévoit  pour 
l'État  une  charge  de  cent  millions  par  an.  Mais  le  nombre  des 
participants  sur  lequel  est  basé  son  calcul  paraît  trop  faible  et  le 
taux  de  la  capitalisation  à  4  p.  100  semlîle  au  contraire  exagéré. 
Des  prévisions  sérieuses  aboutissent  au  chiffre  de  trois  cent 
soixante-dix  millions. 

Voilà  ce  que  supporteraient  la  généralité  des  contribuables; 
mais  ce  n'est  pas  tout.  Les  patrons  agricoles,  industriels  ou  com- 
merçants, qui  sont  des  contribuables  comme  les  autres,  se  ver- 
raient en  outre  frappés  d'un  double  impôt  spécial.  Il  leur  fau- 
drait verser  0  fr.  05  ou  0  fr.  10  par  jour  au  profit  de  chacun  de 
leurs  ouvriers  ou  employés  participant  à  la  Caisse  des  Retraites, 
et  ils  auraient  encore  à  acquitter  un  droit  de  0  fr.  10  par  jour  et 
par  tète  pour  chacun  de  leurs  ouvriers  ou  employés  étrangers.  Et 
remarquez  que  cela  n'atteint  pas  seulement  les  agriculteurs,  les 
industriels  ou  les  commerçants  ;  cela  atteint  également  le  père  de 
famille  qui  a  placé  près  de  ses  enfants  une  gouvernante  anglaise 
ou  allemande  pour  leur  faire  apprendre  l'anglais  ou  l'allemand 
et  les  préparer  ainsi  de  longue  date  au  baccalauréat  et  à  Saint- 
Cyr.  Il  paiera  bel  et  bien  30  fr.  50  par  an  d'impôt  au  même  Gou- 
vernement qui  lui  recommande  de  faire  étudier  les  langues 
étrangères  à  ses  enfants. 


LKS    RKTRAITKS    OUVRIÈRES.  Oî> 

Pour  lui,  il  est  vrai,  la  charge  sera  supportable,  parce  qu'il 
n'emploie  qu'une  personne  étrangère.  Elle  deviendra  infiniment 
plus  lourde  pour  l'entrepreneur  faisant  travailler  une  bande  de 
terrassiers  italiens,  pour  le  fabricant  d'horlogerie  qui  aura  l)esoin 
d'ouvriers  suisses,  pour  le  commerçant  qui  fait  tenir  sa  compta- 
bilité par  des  Allemands. 

A  cela  on  me  répondra  peut-être  que  cette  charge  n'est  en 
somme  qu'un  devoir  de  patronage,  que  la  classe  dirigeante  né- 
glige ses  devoirs  envers  la  classe  ouvrière,  qu'il  est  bon  de  faire 
renaître  chez  elle,  même  par  l'effet  d'une  contrainte  légale,  le 
sentiment  de  sa  responsabilité,  et  qu'à  défaut  d'initiatives  person- 
nelles efficaces,  les  pouvoirs  publics  peuvent  intervenir  utilement. 

Cette  théorie  est  assez  en  faveur  aujourd'hui  en  France.  Le 
patronage  obligatoire  trouve  des  sympathies  avouées  parmi  plus 
d'un  ami  des  ouvriers,  et  le  projet  de  loi  a  bien  soin  d'exploiter 
ces  sympathies.  L'Exposé  des  motifs  fait  sonner  bien  haut  la  paix 
sociale,  la  protection  du  travail  national,  la  philanthropie  et  le 
reste.  Le  renard  politicien  s'est  affublé  pour  la  circonstance  de  la 
dépouille  des  économistes  socialistes.  11  le  sent  si  bien  qu'il  va  au- 
devant  de  l'objection  :  «  Peut  être  verra-t-on  dans  la  réforme  des 
tendances  au  socialisme;  mais  un  mot,  surtout  celui-là  dont  on  a 
tant  abusé,  ne  peut  être  une  raison  déterminante  pour  écarter 
une  combinaison  qui  ne  tend  qu'à  fortifier  et  féconder  l'initia- 
tive individuelle  (1).  » 

Laissons  donc  là  raccusation  de  socialisme.  De  quelque  théorie 
qu'elle  s'inspire,  la  loi  produira  certains  effets,  et  c'est  là  ce  qui 
nous  intéresse.  Qu'elle  organise  le  patronage  au  gré  des  uns  ou 
des  autres,  toujours  est-il  qu'elle  a  la  prétention  de  l'organiser; 
or  il  est  certain  qu'elle  le  désorganise. 

Que  fait-elle  en  effet?  Elle  impose  à  tous  les  chefs  d'industrie, 
à  tous  les  propriétaires,  à  tous  les  employciw^,  une  libéralité  que 
certains  d'entre  eux  ont  librement  consentie  à  leurs  employés.  On 
a  loué,  et  avec  juste  raison,  les  grands  industriels  qui  établis- 
saient des  primes  à  la  prévoyance  de  leurs  ouvriers  en  majorant 

(t)  V.  l'Exposé  des  inolifs,  §  III. 


100  LA     SCTE^fCE    SOCIALE. 

leurs  dépôts  aux  caisses  d'épargne,  aux  sociétés  de  secours  ou  de 
retraites;  on  a  proclamé  qu'ils  faisaient  en  cela  œuvre  de  patrons, 
mais  est-ce  à  dire  que  tous  les  maîtres  qui  acquitteront  l'impôt 
établi  par  la  loi  feront,  eux  aussi,  (leuvre  de  patrons?  pas  le  moins 
du  monde. 

Pour  exercer  le  patronage,  il  faut  l'exercer  volontairement,  et 
pouvoir  l'exercer,  il  faut  avoir  un  souci  véritable  des  gens  dont 
on  dirige  le  travail  ;  il  faut  dirig-er  ce  travail  assez  habilement  et 
assez  heureusement  pour  qu'il  soit  rémunérateur  et  permette  au 
patron  l'amélioration  du  sort  de  ses  ouvriers;  en  d'autres  termes, 
pour  être  un  patron  patronnant  efficacement,  il  faut  être  à  la  fois 
un  patron  bienveillant  et  un  patron  prospère.  Si  la  première 
des  qualités  fait  défaut,  il  ne  saurait  y  avoir  patronag'e,  mais  si 
la  seconde  manque,  l'atelier  lui-même  disparait,  l'affaire  croule. 
Un  chef  d'exploitation  constituant  volontairement  son  industrie 
ou  sa  culture  de  manière  à  servir  à  la  fois  les  intérêts  de  ses 
ouvriers  et  les  siens  propres  est  seul  un  bon  type  de  patron. 

Or  la  loi  est  impuissante  à  créer  des  patrons  bienveillants  ou 
des  patrons  prospères,  par  conséquent  à  organiser  le  patronage. 

Elle  aboutit  même  à  le  désorganiser,  et  de  deux  façons.  En  pre- 
mier lieu,  certains  chefs  d'industrie  qui  ont  établi  des  com- 
binaisons de  salaires  profitables  à  leurs  ouvriers,  pourront  se  voir 
obligés  de  les  abandonner  en  présence  des  charges  nouvelles  que 
le  législateur  leur  impose.  En  second  lieu,  ceux  qui  pourraient  se 
préoccuper  utilement  d'améliorer  le  sort  des  travailleurs  qu'ils 
emploient  seront  détournés  de  leurs  bonnes  intentions  par  la 
contrainte  qu'on  fera  peser  sur  eux.  Il  semblera  à  beaucoup 
d'entre  eux  que  leur  responsabilité  est  dégagée,  que  ce  n'est  pas  à 
eux  d'exercer  le  patronage,  puisque  le  Gouvernement  a  pris  en 
main  les  intérêts  de  la  classe  ouvrière.  Plusieurs  même  se  senti- 
ront irrités  contre  leurs  subordonnés  ;  ils  leur  en  voudront  de 
leur  crédit  auprès  des  pouvoirs  publics,  et  l'antagonisme  ne  fera 
que  s'accroître.  Les  rapports  de  patrons  à  ouvriers  seront  plus 
tendus  qu'auparavant. 

La. paix  sociale,  dont  l'Exposé  des  motifs  semble  se  préoccuper, 
se  trouvera  ainsi  gravement  compromise,  et  l'industrie  nationale, 


LI':S    HKTUAITKS    OCVIUKUKS.  101 

que  l'on  désire  protéger,  sera  atteinte  par  raugmeiitation  de  frais 
généraux  qu'on  lui  crée.  De  ce  côté-là,  il  n'y  aura  donc  que  des 
résultats  malheureux,  des  charges  pécuniaires  entraînant,  au 
lieu  d'avantages,  de  grands  inconvénients  sociaux. 

En  plus,  le  projet  de  M.  Constans  offre  un  vrai  danger  au 
point  de  vue  des  finances.  Ce  n'est  pas  tout  de  verser  de 
l'argent  dans  une  caisse,  il  faut  encore  en  trouver  l'emploi 
si  on  veut  le  faire  fructifier,  et  il  faut  le  faire  fructifier  pour 
qu'il  rapporte  4  p.  100,  comme  le  prévoit  le  projet  de  loi. 
Or  il  est  permis  de  se  demander  quelle  entreprise  pourra 
mettre  en  œuvre  les  milliards  qui  viendront  s'engouffrer  dans 
la  caisse  des  retraites.  Les  prévisions  officielles  indiquent  une 
somme  de  neuf  milliards  au  bout  de  la  quarantième  année, 
de  onze  milliards  au  bout  de  la  soixantième.  Que  fera-t-on  de 
cette  somme?  Restée  sans  utilisation  facile,  elle  sera  bien  tentante 
pour  les  politiciens  au  pouvoir  dans  ce  temps-là,  et  cela  vaudra  la 
peine  d'invoquer  la  raison  d'État.  Le  projet  donne,  il  est  vrai, 
la  faculté  de  s'adresser  à  des  sociétés  de  prévoyance  autorisées, 
mais  ces  sociétés  comptent  elles-mêmes  sur  l'État  pour  l'emploi  de 
leurs  fonds,  et  voilà,  en  fin  de  compte,  neuf  milliards  enlevés  aux 
fécondes  initiatives  de  l'industrie,  de  la  culture  et  du  commerce, 
neuf  milliards  stérilisés. 

Donc,  augmentation  considérable  d'impôts,  lourde  charge  pour 
les  patrons,  excitation  à  l'antagonisme  des  classes,  pléthore  finan- 
cière provoquant  des  scandales  et,  en  même  temps  appauvrisse- 
ment général  de  la  nation,  dont  le  capital  se  verra  inutilisé,  tel  est 
le  bilan  du  projet  de  loi  en  ce  qui  concerne  la  classe  non  ou- 
vrière. Les  ouvriers  doivent-ils  en  retirer  des  avantages  tels  que 
ces  graves  inconvénients  puissent  être  acceptés? 

II.    CE    QUE    LES    RETRAITES    OUVRIÈRES    DONNERAIENT 

AUX    TRAVAILLEURS. 

Le  but  poursuivi  par  la  loi  est  d'assurer  aux  ouvriers  la  sécurité 
du  vieil  âge.  C'est  bien  quelque  chose  si  on  y  réussit.  Pour 
cela  on  veut  encourager  l'épargne.  Après  avoir  constaté  que  la 


102  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

Caisse  nationale  des  retraites,  créée  depuis  quelques  années, 
ne  reçoit  presque  aucun  versement,  l'Exposé  des  motifs  attribue 
ce  résultat  à  ce  que  les  sentiments  de  prévoyance  ne  sont  pas 
encore  assez  développés  et  propose  en  somme  d'établir  un  système 
de  primes  à  la  prévoyance  pour  alimenter  une  nouvelle  caisse 
du  même  genre.  Peut-être  aurait-il  mieux  valu  trouver  autre 
chose  puisque  la  première  expérience  a  si  mal  tourné,  de  la- 
veu  même  de  ceux  qui  l'ont  tentée;  mais  le  Gouvernement  s'en- 
tête à  son  idée  de  retraites  ouvrières  et  tient  absolument  à  assurer 
la  sécurité  du  vieil  âge  à  l'aide  de  pensions, 

La  clientèle  à  laquelle  il  s'adresse  n'est  pas  de  cet  avis,  et  il 
en  conclut  qu'elle  manque  de  prévoyance;  erreur  capitale.  On 
peut  adresser  des  reproches  aux  travailleurs  français,  mais  celui- 
ci  n'est  pas  fondé.  Notre  population  laborieuse  est  la  plus  éco- 
nome de  l'Europe  ;  nos  paysans  surtout  possèdent  à  un  rare  de- 
gré l'aptitude  à  l'épargne;  il  est  assez  curieux  de  voir  un  mi- 
nistre français  leur  dénier  une  qualité  que  tout  le  monde  leur 
reconnaît.  Aux  États-Unis,  où  des  émig-rants  de  toutes  nations 
se  rencontrent,  où  il  est  facile,  par  conséquent,  d'étudier  leurs 
mérites  comparatifs,  la  modération  des  Français  contraste  sin- 
gulièrement avec  le  gaspillage  de  l'Américain,  de  l'Irlandais  et 
les  besoins  compliqués  de  l'Anglo-Saxon.  Même  auprès  des  Alle- 
mands, le  Français  conserve  sa  supériorité  comme  pouvoir  d'é- 
pargne. S'il  ne  verse  pas  à  la  Caisse  nationale  des  retraites  actuel- 
lement existante,  c'est  donc  que  ce  mode  d'épargne  ne  lui  con- 
vient pas.   Voilà  tout. 

Est-ce  bien  surprenant?  Je  disais  tout  à  l'heure  que  les  paysans, 
les  ouvriers  ruraux,  étaient  les  plus  prévoyants  parmi  les 
Français;  je  ne  crois  pas  avoir  besoin  d'insister  sur  ce  point  pour 
le  faire  admettre.  Or,  voyez  comment  le  paysan  épargne  :  il 
met  de  l'argent  dans  un  bas  pour  acheter  de  la  terre,  il  la  paie 
même  très  cher,  cette  terre,  parce  qu'il  en  a  grande  envie  et 
qu'elle  lui  assure  l'indépendance.  Une  fois  possesseur  d'une  éten- 
due suffisante  pour  qu'il  puisse  vivre  de  ses  produits,  lui  et  sa 
famille,  il  est  complètement  maître  de  ses  moyens  d'existence,  et 
c'est  l'homme  le  plus  satisfait  qui  soit  au  monde.  Sans  arriver 


LES    RETRAITES   OUVRIÈRES.  103 

jusque-là .  il  suffit  qu'il  ait  pu  se  constituer  un  très  petit  do- 
maine pour  mettre  sa  vieillesse  à  l'abri  du  besoin;  c'est  sa  ma- 
nière à  lui  (ras!<w'or  la  s('curité  du  vieil  âge  ;  il  la  comprend , 
elle  est  appropriée  à  ses  goûts,  à  ses  aptitudes,  et,  par-dessus  le 
marché,  elle  fait  le  fonds  de  la  fortune  de  la  France. 

Quand  on  vient  parler  à  cet  homme  de  retraites  ouvrières,  il 
secoue  la  tête  d'un  air  de  méfiance  et  pense  que  ce  ne  sont  pas 
Icà  ses  affaires;  supposez  que  le  projet  de  loi  passe  tel  qu'il  a 
été  rédigé,  l'ouvrier  de  campagne  ne  fera,  bien  entendu,  aucune 
déclaration  à  la  mairie  de  sa  commune  et  sera  censé  par  consé- 
quent vouloir  bénéficier  des  avantages  de  la  loi;  l'article  3  sup- 
pose en  effet  aux  travailleurs  français  l'intention  générale  de  se 
constituer  une  retraite  :  «  Celui  qui  loue  ses  services,  y  est-il 
dit,  est  présumé  vouloir  bénéficier  des  avantages  de  la  loi,  sauf 
déclaration  contraire  devant  le  maire  de  la  localité  qu'il  habite.  » 

Comme  beaucoup  de  présomptions  légales,  celle-ci  ne  répon- 
dra aucunement  à  la  réalité  en  ce  qui  concerne  les  campagnards, 
et  je  vois  d'ici  la  figure  d'un  terrassier  ou  d'un  bouvier  appre- 
nant qu'il  leur  faut  subir  une  retenue  de  5  ou  de  10  centimes 
par  jour.  Peu  leur  importera  la  perspective  d'avoir  une  pension 
dans  vingt-cinq  ans  ;  elle  sera  trop  éloignée  pour  les  séduire.  Au 
fond,  cette  loi  conçue,  à  coup  sûr,  dans  un  grand  esprit  de  bien- 
veillance à  leur  égard,  leur  apparaîtra  comme  un  artifice  de  fisca- 
lité pour  augmenter  les  impôts. 

Vis-à-vis  des  paysans,  l'échec  de  l'entreprise  sera  donc  complet; 
ils  seront  dans  la  situation  de  gens  dont  on  a  voulu  faire  le 
bonheur  malgré  eux  et  pardonneront  difficilement  une  sembla- 
ble initiative  au  Gouvernement. 

Dans  les  ateliers  urbains,  l'impression  première  sera  peut- 
être  différente.  Les  milieux  urbains  ne  créent  pas  l'amour  de 
la  terre,  ils  font  perdre  l'habitude  des  rudes  travaux  de  la  cul- 
ture et  font  naître,  par  le  commerce  qui  y  règne,  le  goût  et  l'in- 
telligence de  la  richesse  mobilière.  Ainsi  prédisposés  à  devenir 
rentiers,  les  ouvriers  des  villes  verront  avec  plaisir  leur  épargne 
se  grossir  par  les  contributions  de  leur  patron  et  de  l'Etat;  à 
l'inverse  du  paysan ,  qui  redoute  les  dispositions  de  la  loi  comme 


404  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

une  nouvelle  augmentation  d'impôts,  l'ouvrier  de  ville  les  ac- 
ceptera volontiers  de  prime  abord  ;  mais  leur  popularité  ne  sera 
pas  de  longue  durée. 

11  faut  bien  se  rendre  compte,  en  effet,  que  les  Retraites  établies 
par  la  nouvelle  législation  satisferont  peu  les  ouvriers. 

Les  imprévoyants  se  lasseront  assez  vite  d'une  retenue  qui 
diminuera  le  budget  de  leurs  dépenses.  Un  grand  industriel,  in- 
terrogé dernièrement  à  ce  sujet,  exprimait  le  vœu  que  la  rete- 
nue sur  les  salaires  en  vue  de  la  retraite  fût  obligatoire  ;  «  sans 
cela,  disait-il,  on  n'arrivera  pas  à  conjurer  l'irrémédiable  impré- 
voyance de  la  classe  ouvrière.  »  Je  suis  bien  de  l'avis  de  cet  in- 
dustriel quant  au  fait  de  l'imprévoyance  ;  je  ne  crois  pas  que  la 
retenue  obligatoire  soit  très  efficace  à  la  combattre,  parce  qu'un 
mécanisme  financier  ne  saurait  détruire  ce  défaut;  en  tous  cas, 
il  est  bien  certain  que  les  ouvriers  prévoyants  seront  seuls  à 
profiter  de  la  loi,  telle  qu'elle  est  projetée. 

Il  leur  faudra  même  un  très  fort  penchant  à  la  prévoyance. 
Quand  un  père  de  famille  a  des  enfants  à  élever,  que  son  salaire 
suffit  difficilement  à  faire  marcher  la  maison,  c'est  lui  demander 
un  lourd  sacrifice  que  de  mettre  de  côté  en  prévision  de  sa  vieil- 
lesse ,  —  à  laquelle  il  peut  ne  pas  atteindre ,  —  les  15  ou  les 
30  francs  qui  constituent  son  versement  annuel. 

D'autre  part,  si  cet  ouvrier  n'a  pas  de  charges,  s'il  est  garçon, 
il  arrivera  facilement  à  une  plus  forte  épargne  et  aura  soin  de  la 
capitaliser  de  telle  manière  qu'il  puisse  l'employer  à  son  gré  dans 
un  moment  de  chômage  ou  de  maladie,  ou  bien  à  l'époque  de 
son  mariage,  pour  se  créer  une  installation,  pour  acheter  une 
maison,  si  possible. 

Mais  l'ouvrier  qui  aura  commencé  ses  versements  à  la  Caisse 
des  retraites  ouvrières  aura  bien  soin  de  ne  pas  acheter  de  mai- 
son, de  dissimuler  son  avoir,  car  la  pension  qu'on  lui  promet  ne 
lui  sera  servie  qu'autant  que  ses  ressources  annuelles  ne  dépasse- 
ront pas  COO  francs;  tout  revenu  possédé  par  lui  viendra  en  dé- 
duction de  la  retraite  qui  lui  sera  allouée. 

Il  suit  de  là  que,  par  une  contradiction  bizarre,  la  loi  projetée 
met  des  entraves  à  l'esprit  d'épargne  ;  elle  l'encourage  chez  les 


LES    RETRAITES    OUVRIÈRES.  10") 

imprévoyants,  mais  elle  le  décourage  chez  les  prévoyants.  Le  ré- 
sultat vaut  la  peine  d'être  noté. 

Pourquoi  cette  somme  de  GOO  francs  a-t-elle  paru  au  légis- 
lateur suffisante  pour  assurer  la  sécurité  du  vieil  âge?  Il  serait 
bien  embarrassé  de  le  dire,  et  voilà  encore  une  présomption 
légale  absolument  fantaisiste.  Je  vois  chaque  jour,  en  Limousin, 
de  vieux  métayers  ruinés,  se  déclarer  parfaitement  heureux  et 
vivre  réellement  à  l'abri  du  besoin  quand  ils  peuvent  gagner 
300  francs  par  an.  En  ville,  un  homme  obligé  de  payer  un 
loyer  relativement  élevé,  habitué  à  une  nourriture  plus  subs- 
tantielle, se  trouvera  fort  gêné  avec  600  francs. 

Tout  le  système  de  la  loi  repose  d'ailleurs  sur  une  série  de 
présomptions  de  ce  genre.  Impossible  d'imaginer  rien  de  plus 
artificiel  ;  elle  n'est  faite  ni  pour  les  ouvriers  ruraux  ni  pour 
les  artisans  des  villes,  elle  est  conçue  en  vue  d'un  ouvrier  idéal 
capable  d'épargner  de  vingt-cinq  à  cinquante-six  ans ,  ayant  pu 
épargner  nue  trentaine  de  francs  par  an  mais  n'ayant  pas  épar- 
gné davantage.  Cet  ouvrier  a-t-il  jamais  existé?  Je  ne  le  crois  pas. 

En  premier  lieu,  il  n'est  pas  exact  qu'un  homme  économe 
commence  généralement  à  épargner  à  vingt-cinq  ans.  Quand  un 
ouvrier  n'est  pas  marié ,  de  dix-huit  à  vingt-cinq  ans ,  il  lui  est 
facile  de  mettre  de  côté  une  partie  de  ses  salaires.  S'il  n'y  par- 
vient pas  à  ce  moment,  il  y  parviendra  encore  bien  moins,  une 
fois  père  de  famille. 

D'une  manière  générale,  les  ouvriers  susceptibles  de  prévoyance 
peuvent  économiser,  surtout  à  deux  époques  de  leur  vie  :  la  pre- 
mière, quand  ils  sont  garçons,  la  seconde,  quand  leurs  enfants 
commencent  àgagnerleur  vie  tout  seuls.  Entre  ces  deux  époques 
se  place  une  période  presque  toujours  difficile,  où  le  travail  du 
père  suffit  avec  peine  à  l'éducation  de  la  famille,  où  d'anciennes 
épargnes  sont  employées  à  la  dépense  du  ménage.  L'épargne 
journalière  que  suppose  la  loi  est  en  contradiction  avec  ces  faits. 

Encore  n'est-ce  là  qu'un  des  aspects  des  cas  variés  et  innom- 
brables qui  se  présentent.  Ainsi,  la  loi  nomme  spécialement  les 
métayers  parmi  les  catégories  d'individus  qu'elle  indique  comme 
devant  bénéficier  de  ces  dispositions.  Voilà  des  gens  qui  ne  re- 


100  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

çoivent  pas  de  salaires  journaliers.  A  la  fin  de  Fannée,  quand  le 
propriétaire  règle  avec  eux,  il  leur  remet  la  part  de  bénéfice  qui 
leur  revient,  ou  bien  il  passe  à  leur  compte  la  dette  dont  ils  se 
trouvent  chargés  par  suite  des  avances  qui  leur  ont  été  consenties. 
Dans  le  premier  cas,  un  métayer  prospère  dédaignera  de  mettre 
15  à  30  francs  de  côté  pour  s'assurer  une  retraite  et  redoutera 
surtout  de  faire  un  versement  dont  le  l)énéfice  ne  lui  sera  acquis 
que  s'il  en  fait  vingt-neuf  autres.  Dans  le  second  cas,  il  ne  pourra 
même  pas  verser  15  francs  :  il  ne  les  aura  pas. 

Les  Retraites  ont  été  instituées  depuis  longtemps,  et  avec  raison, 
en  vue  d'une  classe  d'individus  toute  spéciale,  la  classe  des  fonc- 
tionnaires. Là  elles  sont  justifiées  et  donnent  de  bons  résultats. 

En  effet,  les  fonctionnaires  ont  des  moyens  d'existence  réguliers 
et  artificiels;  pas  de  chômages,  pas  de  crises  industrielles;  leur 
salaire  est  indépendant  des  circonstances  diverses  qui  viennent 
affecter  le  monde  du  travail.  Dans  ces  conditions,  il  est  facile 
de  calculer  quel  prélèvement  ils  peuvent  consentir  sur  leurs  res- 
sources annuelles  pour  se  constituer  une  rente  viagère  au  mo- 
ment où  on  les  rendra  à  la  vie  privée.  Les  ressources  ne  changent 
pas  en  effet;  elles  sont  toujours  les  mêmes  pour  une  catégorie 
donnée  de  fonctionnaires.  De  plus,  il  est  particulièrement  néces- 
saire pour  eux  d'avoir  une  retraite.  Habitués  à  toucher  réguliè- 
rement leurs  revenus,  mis  à  l'abri  de  toutes  les  fluctuations  par 
le  système  artificiel  dans  lequel  on  les  a  placés,  ils  se  trouveraient 
incapables,  une  fois  jetés  en  dehors  de  ce  système  et  rendus  aux 
conditions  naturelles  de  la  vie,  de  pourvoir  à  leurs  besoins  par 
leur  travail;  d'ailleurs,  ils  ne  cessent  d'être  fonctionnaires  qu'à 
un  moment  où  l'âge  a  abattus  leur  énergie. 

Mais  encore  a-t-il  fallu,  pour  organiser  les  Caisses  de  retraites 
administratives,  contraindre  les  fonctionnaires  à  subir  une  rete- 
nue sur  leurs  appointements.  Pourtant  il  s'agissait  là  de  gens  plus 
prévoyants  dans  leur  ensemble  que  les  ouvriers ,  et  aussi  de 
gens  auxquels  la  retraite  est  plus  nécessaire.  Si  les  fonctionnaires 
sont  assurés  en  effet  contre  le  chômage,  s'ils  ne  tombent  jamais 
dans  le  dénùment  absolu,  il  leur  est  interdit  d'autre  part  de  se 
créer  des  ressources  accessoires,  de  faire  aucune  entreprise  lu- 


LES    lîiri'RAITKS    OUVRIÈRES.  107 

crativo.  Un  magistrat,  un  militaire  ne  peuvent  poursuivre  aucun 
travail  fructueux;  pour  eux,  ce  serait  manquer  à  un  devoir  pro- 
fessionnel que  d'être  engagés  dans  une  opération  commerciale 
ou  industrielle.  L'ouvrier  qui  s'élève,  au  contraire,  peut  dans 
bien  des  cas  employer  son  épargne  à  sa  profession  même,  deve- 
nir chef  d'atelier  ou  du  moins  travailler  à  son  compte.  Dans  ce 
cas,  il  n'y  a  pas  de  retraite  pour  lui,  il  y  a  mieux  que  cela,  il  y  a 
l'indépendance  véritable.  Au  milieu  des  traverses  qu'il  a  à  subir, 
l'ouvrier  peut  nourrir  l'espoir  d'arriver  à  être  son  maître;  cet 
espoir  est  interdit  au  fonctionnaire.  Si  haut  que  celui-ci  s'élève 
dans  sa  profession,  il  restera  toujours  dépendant,  il  ne  sera  jamais 
maître  de  ses  moyens  d'existence.  On  comprend  bien  qu'une  re- 
traite soit  nécessaire  à  un  homme  de  ce  genre.  C'est  la  prolon- 
gation artificielle  d'une  situation  artificielle. 

Parmi  les  personnes  visées  par  la  loi  sur  les  Retraites  ouvrières, 
je  n'aperçois  qu'une  catégorie  dont  la  situation  se  rapproche 
de  celle  des  fonctionnaires,  ce  sont  les  domestiques. 

Voilà  en  effet  des  gens  qui  ne  dirigent  pas  leur  travail  et  qui 
se  trouvent,  en  plus,  déchargés  de  toute  direction  en  ce  qui  con- 
cerne leur  vie  journalière,  leur  mode  d'existence.  La  retraite  de 
600  francs  sera-t-elle  efficace  pour  eux? 

Non,  même  pas  pour  eux.  D'abord,  beaucoup  d'entre  eux  ne 
se  font  domestiques  que  temporairement,  pour  amasser  un  pe- 
tit capital  et  l'employer  ensuite.  C'est  très  souvent  le  cas  pour  les 
valets  de  ferme,  qui  deviennent  fermiers,  métayers,  petits  proprié- 
taires. C'est  le  cas  aussi  pour  une  foule  d'autres,  même  en  ville. 
Tous  ceux-là  n'étant  pas  disposés  à  rester  domestiques  pendant 
trente  ans  n'ont  pas  avantage  à  faire  les  versements.  Restent 
ceux  qui  sont  ancrés  dans  leur  profession,  qui  servent  tant  qu'ils 
ont  des  forces,  célibataires  en  général.  Ceux-là  pourront  bien  faire 
les  versements;  mais  quand,  à  cinquante-six  ans,  ils  voudront 
toucher  la  pension  promise,  l'enquête  que  l'on  fera  sur  leurs 
ressources  prouvera  qu'elles  sont  supérieures  à  600  francs  —  et, 
dans  ce  cas,  ils  n'auront  rien,  —  ou  bien  qu'elles  s'élèvent  à  la 
moitié,  au  quart  de  cette  somme,  auquel  cas,  ils  ne  toucheront  que 
300  ou  kbO  francs.  Ajoutez  que  toute  fausse  déclaration  de  leur 


108  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

part  entraînera  une  amende  de  50  à  500  francs  et  la  perte  de  leurs 
droits  à  la  majoration  promise  par  l'État,  de  sorte  qu'avec  un 
peu  de  mauvaise  volonté  il  sera  presque  toujours  facile  au  di- 
recteur du  contentieux  de  la  Caisse  des  Retraites  de  contester  les 
déclarations  et  de  soustraire  FÉtat  à  ses  engagements. 

En  résumé,  l'ouvrier  économe  se  verra  reprocher  l'argent  qu'il 
aura  gagné  à  la  sueur  de  son  froot,  et  lorsque  le  quart  d'heure 
de  Rabelais  sonnera  pour  la  Caisse  des  Retraites,  elle  deviendra 
l'objet  de  la  plus  méritée  des  impopularités. 

Mais,  à  côté  de  l'avantage  personnel  des  ouvriers,  l'Exposé 
des  motifs  met  en  avant  une  question  d'intérêt  général  qu'il 
importe  d'examiner  :  «  Le  travail  national,  la  richesse  publique 
elle-même  ne  peuvent  tirer  qu'un  large  profit  de  réformes  des- 
tinées à  rendre  l'avenir  de  l'ouvrier  moins  incertain.  »  Telle  est 
l'hypothèse.  Nous  avons  vu  combien  elle  était  fausse  en  ce  qui 
concerne  la  richesse  publique  et  quelles  graves  objections  éco- 
nomiques soulevait  le  projet  de  loi.  Est-elle  plus  justifiée  pour 
le  travail  national? 

III.    LA    PROTECTION    DU    TRAVAIL    NATIONAL. 

Le  raisonnement  du  législateur  est  très  simple  :  Les  ouvriers 
français  recevant  de  leurs  patrons  et  de  l'Etat  certains  avantages 
dont  seront  privés  les  ouvriers  étrangers,  ils  les  dépasseront  dans 
la  lutte  économique  internationale  ;  ils  auront  sur  eux  une  avance. 

Or,  à  supposer  que  les  avantages  constitués  par  la  loi  soient 
sérieux,  le  travail  national  ne  pourrait  qu'y  perdre. 

Je  ne  veux  pas  descendre  dans  l'arène  où  protectionnistes  et 
libre-échangistes  échangent  leurs  arguments,  ce  serait  sortir  ab- 
solument de  la  question  qui  nous  occupe  aujourd'hui  ;  mais  je 
dois  faire  remarquer  que  les  plus  convaincus  des  protectionnistes 
n'ont  jamais  pensé  à  faire  protéger  le  travail  national  aux  frais  de 
ce  travail  lui-même.  Qu'on  imagine  d'imposer  des  droits  de  douane 
à  la  marchandise  étrangère  qui  entre  en  France,  cela  touche  tou- 
jours dans  une  certaine  mesure  l'étranger  qui  l'introduit  ;  mais 
que  les  ouvriers  étrangers  ne  puissent  pas  être  employés  par  des 


LKS    lŒTRAlTHS    OUVUIÈHKS.  lOfl 

patrons  français  qui  en  ont  besoin,  sans  que  ceux-ci  aient  à  ac- 
quitter un  droit  de  10  centimes  par  jour  et  par  tète,  je  ne  vois 
pas  bien  en  quoi  cela  protège  le  travail  national. 

Cela  protège-t-il  du  moins  le  travailleur  français?  oui;  mais 
bien  maladroitement.  Nous  nous  plaignons  de  temps  à  autre  que 
nos  paysans  et  nos  artisans  ne  colonisent  pas,  ne  sachent  pas  se 
créer  de  situations  en  dehors  de  la  sphère  étroite  des  ateliers 
français;  pense-t-on  que  des  mesures  de  ce  genre  soient  bien 
faites  pour  favoriser  notre  expansion? Le  Gouvernement  dépense 
de  l'argent  pour  nos  colonies,  il  en  dépense  beaucoup,  et  sans 
grand  profit  ;  faut-il  encore  qu'il  en  dépense  pour  détourner  les 
travailleurs  français  de  toute  entreprise  éloignée?  Voyez  quelle 
sera  la  situation  d'un  homme  de  trente-cinq  ans,  ayant  versé  ré- 
gulièrement dix  annuités  à  la  Caisse  des  Retraites  et  désireux 
d'aller  chercher  aux  États-Unis  ou  ailleurs  un  meilleur  emploi 
de  son  habileté  professionnelle.  En  plus  de  toutes  les  objections, 
de  tous  les  obstacles  qu'il  trouvera  sur  sa  route,  la  loi  actuelle 
en  constituera  encore  un  nouveau;  il  lui  faudra  perdre  tout  le  bé- 
néfice d'une  épargne  accumulée  depuis  dix  ans!  Une  fois  de  plus, 
en  voulant  créer  une  tutelle,  l'État  aura  forgé  une  entrave. 

Et  pourtant,  s'il  est  une  époque  où  les  entraves  soient  nuisibles, 
c'est  bien  la  nôtre.  L'Exposé  des  motifs  lui-même  reconnaît  que 
nous  sommes  à  une  heure  de  transformation,  de  crise;  qui  peut 
dire  ce  que  sera  le  régime  du  travail  dans  trente  ans  d'ici?  Qui 
sait  si  les  inventions  scientifiques,  en  amenant,  comme  tout  porte 
à  le  croire,  une  distribution  plus  facile  de  la  force  motrice,  ne  con- 
tribueront pas  à  la  décentralisation  des  ateliers,  comme  la  pro- 
duction à  la  vapeur  a  conduit  à  leur  centralisation?  Au  moment  où 
de  semblables  questions  se  posent,  quand  il  est  permis  d'espérer 
pour  les  ouvriers  un  accès  plus  facile  à  la  situation  de  patrons,  n'y 
a-t-il  pas  imprudence  coupable  à  les  endormir  de  plus  en  plus 
dans  une  sécurité  mensongère,  à  les  enfoncer  dans  une  mé- 
diocrité inguérissable  ? 

La  seule  chose  dont  on  soit  assuré,  c'est  que  plus  l'application 
des  sciences  à  l'industrie  fera  de  progrès,  mieux  l'énergie  de 
l'homme  sera  secondée  et  plus  l'écart  sera  grand  entre  ceux  qui 


110  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

développent  cette  énergie  et  ceux  qui  la  laissent  sommeiller. 
Dans  les  sociétés  peu  avancées  au  point  de  vue  matériel,  chez 
les  pasteurs,  chez  les  sauvages,  chez  les  primitifs  en  un  mot, 
la  valeur  personnelle  de  l'homme  a  peu  d'occasions  de  se 
montrer  et  de  se  développer,  et  une  égalité  assez  réelle  s'é- 
tablit entre  tous  les  membres  de  ces  sociétés;  mais,  à  mesure 
que  les  méthodes  de  travail  se  compUquent,  la  sélection  se 
fait  entre  les  individus  capables  de  diriger  les  autres.  Il  ne 
suffit  plus  d'être  désigné  par  l'âge  pour  conduire  l'atelier  de  tra- 
vail :  il  faut  avoir  un  ensemble  de  qualités  spéciales. 

Il  est  clair  que  nous  marchons  tous  les  jours  vers  un  état  de 
société  de  plus  en  plus  compliqué  où  cette  sélection  est  de  plus 
en  plus  nécessaire.  Pour  la  prospérité  générale,  pour  l'avantage 
de  la  classe  ouvrière  qui  aspire  à  monter,  comme  pour  l'avan- 
tage de  la  classe  patronale  qui  a  besoin  de  se  recruter,  il  importe 
que  rien  ne  vienne  entraver  cette  sélection  et  que  tout  conspire 
à  en  assurer  l'heureux  fonctionnement. 

Voilà  en  réalité  ce  qu'il  faut  au  travail  national  et  aux  travail- 
leurs nationaux  pour  les  protéger  efficacement.  Il  ne  s'agit  pas 
de  convertir  nos  ouvriers  en  fonctionnaires,  de  faire  dépendre  de 
l'État  la  sécurité  de  leur  vieillesse,  il  faut  leur  apprendre  à 
être  des  hommes,  et,  autant  que  possible,  à  devenir  indépendants. 

Est-ce  un  rêve  que  cela?  Non  pas.  Cela  existe  dans  plus  d'un 
pays;  cela  existe  partout  où  la  prospérité  agricole  et  industrielle  va 
se  développant;  cela  existe  chez  nous  dans  une  certaine  mesure  ; 
cela  existe  à  un  degré  remarquable  dans  les  contrées  peuplées 
d'Anglo-Saxons  ;  cela  existe  plus  que  partout  ailleurs  peut-être 
aux  États-Unis,  grâce  au  champ  merveilleux  qui  s'offre  à  l'acti- 
vité générale.  En  France,  il  y  a  grand  besoin  de  seconder  ce  mou- 
vement, au  lieu  de  l'étouffer  sous  les  combinaisons  du  socialisme 
d'État,  et  c'est  la  vraie  réponse  aux  aspirations  de  la  classe  ouvrière. 

IV,    —    LE   VRAI    BESOIN    DE    LA    CLASSE    OUVRIÈRE, 

Le  vrai  besoin  des  ouvriers,  comme  le  vrai  besoin  des  enfants, 
c'est  d'être  éievcs,  d'être  rendus  progressivement  capables  de  se 


LES    MKTHAITES    OUVRIÈRES.  lli 

suffire  à  eux-mêmes  ;  les  chois  d'ateliers  soucieux  du  Ijien-êlre 
de  leurs  employés  et  des  devoirs  de  leur  situation  ne  doivent 
jamais  perdre  cela  de  vue. 

Pour  obtenir  ce  résultat,  il  faut  deux  conditions  principales  : 
chez  les  patrons,  le  désir  d'attirer  à  eux  tous  les  éléments  de  la 
classe  ouvrière  capables  de  monter  ;  chez  les  ouvriers,  le  désir 
vrai  de  l'indépendance,  appuyé  sur  l'énergie  personnelle. 

Ce  désir  de  l'indépendance  est  plus  ou  moins  vigoureux,  plus 
ou  moins  éclairé,  mais  il  est  généralement  assez  répandu.  On 
peut  dire  qu'à  l'état  latent  ou  à  l'état  avoué  il  existe  chez  la  masse 
des  ouvriers  ;  mais  les  patrons  ont  pour  mission  de  le  diriger,  de 
faciliter  son  essor. 

Au  lieu  de  cela,  beaucoup,  —  j'entends  parmi  les  meilleurs, 
parmi  ceux  qui  ont  pour  leurs  ouvriers  une  réelle  sollicitude,  - — 
ne  comprennent  pas  le  patronag-e  de  cette  manière.  Ils  se  bornent 
simplement  à  rendre  plus  douce  à  leurs  employés  la  condition 
ouvrière;  quelques-uns  même  s'imposent,  en  vue  de  ce  résultat, 
des  sacrifices  véritables,  dont  le  caractère  généreux  ne  saurait 
être  méconnu  ;  ils  agissent  comme  certains  parents,  qui  essaient 
de  conquérir  l'affection  et  la  reconnaissance  de  leurs  enfants  en 
leur  accordant  tout  ce  qu'ils  demandent.  On  sait  comment 
cela  réussit  d'ordinaire  pour  l'éducation  des  enfants.  Le  succès 
est  à  peu  près  le  même  pour  le  patronage  des  ouvriers.  Il  n'y  a 
point  de  bornes  aux  exigences  des  enfants  et  des  ouvriers,  et  c'est 
une  entreprise  folle  de  vouloir  les  satisfaire.  Aujourd'hui  l'État 
s'imagine  de  majorer  leurs  épargnes  après  avoir  contraint  les 
patrons  à  les  majorer,  eux  aussi;  demain,  les  ouvriers  ne  se  con- 
tenteront pas  d'une  retraite  :  ils  voudront  que  l'État  leur  assure 
un  minimum  de  salaire  ;  bientôt  il  faudra  leur  consentir  à  tous 
une  inscription  de  rente  au  grand-livre  de  la  dette  puljlique. 

Et  quand  même  on  en  viendrait  là,  le  bien-être  de  la  classe  ou- 
vrière n'en  serait  guère  augmenté.  Comme  des  enfants  gâtés,  ces 
rentiers  improvisés  gaspilleraient  leurs  ressources,  et  la  question 
ouvrière  se  poserait  tout  aussi  menaçante. 

Donc,  rien  à  espérer  de  ce  côté.  Reste  la  ressource  de  l'éduca- 
tion véritable,  du  patronage  efficace.  Je  confonds  à  dessein  ces 


112  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

deux  expressions  parce  qu'elles  s'appliquent  à  des  faits  du  même 
ordre.  Bien  entendu,  je  n'ai  pas  la  prétention  de  formuler  ici  en 
(juelques  sentences  le  code  de  l'éducation  et  du  patronage;  je 
constate  seulement  que  partout  où  l'éducation  et  le  patronage 
forment  des  hommes  indépendants,  l'idée  dominante  qui  dirige 
est  plutôt  une  idée  d'exemple  à  donner  qu'une  idée  de  contrainte 
à  exercer,  une  idée  de  liberté,  plutôt  qu'une  idée  de  tutelle. 

S'il  s'agit  de  former  les  enfants  à  vivre  groupés  autour  d'un 
patriarche;  les  ouvriers,  à  prendre  place  dans  une  corporation 
fermée,  étroite,  je  comprends  bien  que  ce  programme  d'éduca- 
tion et  de  patronage  ne  vaut  plus  rien  :  c'est  de  discipline  qu'il 
faut  parler  alors  et  non  d'indépendance.  Mais,  en  France,  au 
dix-neuvième  siècle,  il  ne  saurait  être  question  pour  nous  ni  de 
familles  patriarcales,  ni  de  corporations  fermées  ;  le  monde  devient 
de  plus  en  plus  une  grande  lice  dans  laquelle  il  faut  descendre 
bon  gré  mal  gré  pour  prendre  part  à  la  lutte  ;  la  fuir,  c'est  se  dé- 
clarer vaincu  d'avance  ;  le  seul  parti  raisonnable  est  de  s'armer 
en  vue  de  cette  lutte. 

Comment  les  patrons  peuvent-ils  aider  leurs  ouvriers  à  accep- 
ter la  lutte  d'abord,  à  s'y  préparer  ensuite? 

Ils  peuvent  les  aider  à  accepter  la  lutte  en  l'acceptant  eux- 
mêmes.  Un  patron  qui,  au  vu  et  au  su  de  ses  ouvriers,  est  courbé 
sous  son  labeur,  qui  court  des  risques,  qui  travaille  réellement, 
fait  plus  pour  la  paix  de  son  atelier  que  tous  les  raisonnements 
du  monde.  Il  apprend  à  ses  ouvriers  que  la  vie  du  riche  n'est 
pas  exempte  de  soucis,  qu'il  faut  des  efforts  pour  le  maintenir 
à  un  rang  élevé  comme  pour  gagner  le  pain  du  pauvre. 

De  plus,  il  s'assure  leur  sympathie  et,  par  là,  leur  confiance, 
deux  conditions  essentielles  à  son  action  utile. 

Ce  résultat  une  fois  acquis,  la  seconde  partie  de  la  tâche  devient 
possible;  le  patron,  aimé  de  ses  ouvriers,  ayant  auprès  d'eux  l'au- 
torité morale  que  donne  la  confiance,  peut  les  préparer  utilement 
à  la  lutte,  contribuer  à  les  élever. 

Quel  moyen  prennent  pour  cela  ceux  qui  réussissent  le  mieux? 
U  n'est  pas  possible  de  l'indiquer.  Tous  les  moyens  sont  bons 
qui  paraissent  bons  à  un  patron  connaissant  bien  ses  ouvriers, 


LKS    lŒTHAITES    OLVRIKHKS.  i  1  !{ 

pourvu  toutefois  qu'ils  visent  le  vrai  but  du  patronage,  qu'ils 
tendent  à  compléter  la  capacité  de  l'ouvrier  en  lui  facilitant  l'ap- 
prentissage de  l'indépendance.  Dans  certains  ateliers  vous  verrez 
la  participation  aux  bénéfices  donner  d'excellents  résultats  au 
point  de  vue  de  la  paix  sociale;  dans  d'autres,  ce  sera  la  forme 
coopérative;  ailleurs,  le  patron  n'aura  recours  à  aucune  combi- 
naison spéciale ,  mais  partout  ce  qui  soutient  et  rend  efficaces 
la  participation,  la  coopération,  les  institutions  de  prévoyance  et 
autres  créées  en  vue  des  ouvriers,  c'est  la  confiance  réciproque 
du  patron  et  de   l'ouvrier  basée    sur  le  travail. 

Quand  l'État  veut  emprunter  aux  patrons  quelques-unes  de 
leurs  pratiques  pour  répondre  aux  aspirations  des  ouvriers,  son 
intervention  manque  toujours  de  cet  élément  fécond  ;  il  n'a  pas 
et  ne  peut  pas  avoir  la  confiance  des  travailleurs  ;  il  n'est  qu'une 
collectivité  étrangère  à  leurs  soucis,  vivant  d'une  autre  vie;  il 
représente  pour  eux  le  fonctionnaire,  le  rentier,  le  bourgeois, 
c'est-à-dire  l'homme  placé  en  dehors  des  conditions  incertaines 
auxquels  eux,  ouvrier,  sont  soumis  comme  tout  être  attendant  sa 
vie  de  son  travail.  L'État  a  et  il  mérite  leur  défiance. 

Ce  n'est  donc  pas  assez  de  dire,  comme  je  l'ai  fait  au  début  de 
cet  article,  que  la  loi  sur  les  Caisses  de  Retraites  ouvrières  char- 
gera les  contribuables  sans  profit  pour  les  ouvriers,  si  on  l'adopte 
telle  qu'elle  est  proposée;  il  faut  ajouter  que  les  modifications, 
les  amendements  qu'elle  pourrait  subir  ne  sauraient  la  rendre 
efficace.  Elle  est  frappée  d'une  double  incapacité,  car  elle  met  le 
patronage  entre  les  mains  de  l'État  impuissant  à  l'exercer  et  tend 
à  soustraire  artificiellement  l'ouvrier  aux  réalités  de  sa  situation, 
au  lieu  de  lui  apprendre  à  surmonter  les  obstacles  qui,  dans  la 
classe  ouvrière  comme  dans  toute  autre,  se  dressent  sur  notre 
chemin  à  tous. 

Le  projet  de  loi  tourne  le  dos  à  la  solution  moderne  de  la 
question  ouvrière. 

Paul    DE    ROUSIERS. 


r r 


LA  PROPRIETE. 

[Coum  de  Mrfhodc  de  la  Scinice  sociale. 


II 


LA  COMMUNAUTÉ 
ET  LA  PROPRIÉTÉ  FAMILIALE 


Après  avoir  établi,  dans  notre  précédente  étude,  que  la  Pro- 
priété ,  c'est-à-dire  la  disposition  exclusive  du  Lieu ,  était  en 
même  temps  la  conséquence  et  la  condition  préalable  du  Travail, 
nous  avons  fait  remarquer,  par  la  simple  observation  des  phé- 
nomènes qui  nous  passent  sous  les  yeux,  qu'en  chaque  endroit 
cette  exclusion  des  autres  par  le  travailleur  n'avait  pas  le  même 


degré  d'intensité. 


//  y  a  donc  des  Espèces  différentes  de  Propriété. 

Gomment  évoluent  ces  Espèces. 

Ces  espèces  naissent,  croissent,  se  succèdent,  la  Propriété  s'af- 
iirme  et  se  développe  à  mesure  que  l'exclusion  des  autres  par 
le  groupe  qui  travaille  devient  plus  complète.  Or  cette  exclusion 
devient  d'autant  plus  sensible,  d'autant  plus  complète,  qu'elle 
est,  1°  plus  continue,  et  que,  2",  le  nombre  de  ceux  qui  dispo- 
sent de  ce  point  déterminé  du  Lieu,  d'où  ils  excluent  les  autres, 
est  moins  considérable.  Ce  sont  là  choses  établies;  d'où  cette 
seconde  proposition  :  Les  Espèces  de  la  Propriété  vont  en  se 
déoelojjpant  suivant  le  degré  croissaîit  crcxclusivistne. 

Mais  comment  se  constituent  ces  Espèces? 

(1)  Voir  le  précédent  article  sur  la  Propiiélé,  la  Science  sociale,  t.  XII,  p.  34. 


LA    l'ROI'RlÉTÉ.  l'J.-) 

La  cause  constituante  des  espèces  appartient  évidemment  au 
même  ordre  de  phénomènes  que  la  cause  constituante  de  la  classe 
générale  dont  ces  espèces  font  partie.  C'est  le  Travail  qui  cons- 
titue la  Propriété,  c'est  dans  le  Travail  que  l'on  doit  rencontrer 
la  cause  constituante  des  espèces  de  la  Propriété. 

En  observant  le  Travail  nous  avons  remarqué  que  le  groupe- 
ment des  travailleurs  en  était  la  condition  nécessaire  ;  mais  nous 
avons  remarqué  en  même  temps  que,  suivant  l'intensité  du  Tra- 
vail, les  hommes  ne  s'engagent  pas  dans  les  mêmes  groupements. 
A  mesure  que  le  Travail  devient  plus  intense  les  hommes  sont 
obligés  de  passer  du  groupement  communautaire  au  groupement 
famihal,  et  du  groupement  familial  au  groupement  patronal. 
Ces  groupements  nécessaires  des  travailleurs  n'ont  pas  pour  seule 
efficacité  d'assurer  au  Travail  une  direction  de  plus  en  plus  émi- 
nente  en  la  confiant  aux  plus  capables  ;  ils  font  plus,  ils  assu- 
rent en  même  temps  la  disposition  des  objets  ou  instruments  du 
Travail  à  ces  capal^les;  —  car  il  n'y  aurait  pas  de  direction  pos- 
sible, si  ceux  qui  doivent  diriger  le  Travail  n'avaient  pas  la  dis- 
position des  choses  nécessaires  au  Travail,  —  et  qu'est-ce  que 
cette  disposition  des  choses  nécessaires  au  Travail,  si  ce  n'est  la 
Propriété  ? 

On  constate  ainsi  qu'à  chaque  espèce  de  groupement  pour  le 
Travail  correspond  nécessairement  une  disposition  particulière 
du  Lieu,  c'est-à-dire  une  espèce  particulière  de  Propriété.  D'où 
cette  troisième  proposition  :  L^.s  Espèces  de  la  Propriété  se  cons- 
lituent  (Vapvés  les  groupements  du  Travail. 

Ainsi  nous  retenons  de  notre  étude  générale  sur  la  Propriété 
ces  trois  propositions  que  nous  vérifierons  dans  l'étude  particu- 
lière de  chaque  espèce  : 

î.  —  Il  y  i^  des  Espèces  différentes  de  Propriété. 

IL  —  Les  Espèces  vont  en  se  développant  suivant  le  degré 
croissant  d'exclusivisme. 

III.  —  Elles  se  constituent  d'après  les  groupements  du  Tra- 
vail. 

Ceci  posé,  passons  à  l'étude  de  la  première  des  espèces  de  la 
Propriété,  la  Communauté. 


110  LA    SCIENCE  SOCIALE. 

I.    LA    COMMUNAUTÉ    OUVRIÈRE. 

Lorsque  plusieurs  hommes  se  livrent  ensemble  à  un  travail 
qui  n'exig-e  aucun  eft'ort  considérable,  aucune  sul^ordination 
vigoureuse  des  incapables  aux  plus  capables,  comme  cela  se  ren- 
contre dans  l'art  pastoral,  dans  la  culture  rudimentaire  et  pure- 
ment extensive,  etc.,  on  voit  immédiatement  se  manifester 
la  conséquence  du  peu  d'intensité  de  leurs  efforts  et  dans  la 
direction  du  Travail  et  dans  la  disposition  du  Lieu  que  ce  travail 
réclame.  La  direction  du  Travail  parait  suffisamment  assurée, 
tant  elle  est  minime,  par  le  chef  naturel  du  groupement  dont 
ces  hommes  font  partie,  en  vertu  même  de  leur  naissance  :  la 
famille  patriarcale.  Quant  à  la  disposition  du  Lieu,  c'est-à-dire 
la  Propriété,  elle  peut  demeurer  et  elle  demeure  à  l'ensemble 
des  membres  de  ce  groupe,  à  cette  Communauté;  aucun  membre 
du  groupe  n'en  est  exclu,  tellement  est  faible  et  réduite  la  dis- 
position que  chacun  fait  de  ce  Lieu.  —  La  Communauté  dans  le 
Travail  amène  la  Communauté  dans  la  Propriété.  —  On  a  ainsi 
la  première  espèce  de  Propriété  :  la  Communauté  ouvrière. 

Nous  ne  disons  pas  simplement  la  Communauté,  nous  spécifions 
que  cette  Communauté  est  <(  ouvrière  »  :  pourquoi? 

Pourquoi  la  Communauté  non  ouvrière  est-elle  ainsi  séparée 
de  la  Communauté  ouvrière?  la  Communauté  non  ouvrière  est 
cependant  bien  une  forme  de  la  Propriété,  elle  aussi. 

C'est  que  la  Communauté  non  ouvrière,  dont  le  type  le  plus 
connu  est  la  Société  par  actions,  loin  de  présenter  la  moindre  ana- 
logie avec  la  Communauté  ouvrière,  offre  au  contraire  le  mode 
d'appropriation  le  plus  opposé.  La  Communauté  non  ouvrière 
doit  se  classer  et  s'étudier  avec  la  Propriété  patronale,  et  non 
avec  la  Communauté  ouvrière^  puisque,  quand  elle  présente  son 
type  normal  «  la  Société  par  action  »,  quand  elle  est  dans  sa  fonc- 
tion régulière,  elle  est  un  succédané  du  grand  patron  et  vient 
le  remplacer  dans  les  cas  où  il  n'est  plus  suffisamment  apte  lui- 
même  à  posséder.  La  Communauté  non  ouvrière  doit  donc  se 
classer  dans  la  Propriété  patronale,  aprh  la  Propriété  du  grand 


LA    PROPRIÉTÉ.  m 

patron;  c'est  la  Propriété  patronale  collective  qui  vient  après  la 
Propriété  patronale  particulière,  dont  elle  est  une  complication. 

11  ne  s'agit  donc  ici  que  de  la  Communauté  ouvrière.  Cette 
Communauté  ouvrière  se  classe  en  tète  de  toutes  les  espèces  de  la 
Propriété,  parce  qu'elle  présente  le  moindre  degré  d'exclusivisme, 
la  disposition  qu'elle  fait  du  Lieu  est  la  moins  continue  dans 
le  temps,  la  moins  absolue  dans  l'usage  et  la  plus  large  quant  au 
nombre  des  personnes  participantes  ;  c'est  donc  bien  la  moins 
exclusive.  La  tribu  pastorale  de  la  steppe,  les  familles  patriar- 
cales eneas'ées  dans  le  régime  du  mir  russe  ou  dans  les  Commu- 
nautés  domestiques  des  pays  sud-slaves,  etc.,  sont  aujourd'hui 
des  exemples  classiques,  et  leur  régime  de  Propriété  est  assez 
connu  pour  qu'il  n'y  ait  pas  besoin  d'insister  lorsqu'on  dit  qu'il 
présente  le  moindre  degré  d'exclusivisme. 

La  Communauté  définie,  voyons  quelles  sont  ses  Variétés. 

Les  Variétés  de  la  Propriété  ne  sont  pas  déterminées,  comme 
ses  espèces,  par  les  formes  différentes  des  groupements  du  travail 
nécessitant  un  degré  donné  d'exclusivisme  :  elles  appartiennent  à 
la  même  forme  de  groupement ,  elles  présentent  évidemment  le 
même  degré  d'exclusivisme,  puisqu'elles  appartiennent  à  la  même 
espèce. 

Les  Variétés  de  la  Propriété  sont  déterminées,  pour  chacune  de 
ses  espèces,  par  le  but  auquel  répond  la  Propriété,  auquel  satisfait 
cet  exclusivisme  :  elles  sont  déterminées  parla  destination  du  lieu. 

Cette  destination,  on  la  connaît  :  on  dispose  du  Lieu,  soit  pour 
le  mode  d'existence,  c'est-à-dire  pour  établir  un  Foi/er  en  un  en- 
droit déterminé,  soit  pour  acquérir  des  moyens  d'existence,  uu 
Atelier  y  en  exploitant  le  sol  par  le  Domaine  ou  V  Industrie. 

Ces  destinations  différentes,  le  foyer,  le  domaine  et  l'industrie, 
que  peut  recevoir  le  Lieu^  créent,  au  point  de  vue  social,  des  Va- 
riétés, parce  que,  pour  la  même  forme  de  groupement,  pour  le 
même  degré  d'exclusivisme,  pour  la  même  Espèce,  elles  marquent 
des  ditférences  et  des  degrés  dans  la  difficulté  de  posséder,  dans 
les  complications  sociales  qui  s'ensuivent  et  dans  l'instabilité  de 
la  Propriété. 


118  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Ainsi  :  les.  Espèces  répondent  à  des  degrés  d'exclusivisme  carac- 
térisés jmr  des  groupements  différents  ; 

Les  Variétés  répondoit  à  des  degrés  secondaires  de  difficulté  à 
posséder,  caractérisés  par  les  destinations  du  bien,  sans  forme  nou- 
velle de  groupement. 

Le  tableau  de  la  Propriété  nous  donne  donc  comme  Variétés 
de  la  première  espèce  : 

I.  —  COMMUNAUTÉ  (ouvrière). 
Du  Foyer  :  1". 

Domaine   :    2". 


De  l'Atelier 


Industrie  :    3". 


La  première  de  ces  Variétés,  qui  retrouve  son  analogue  dans 
chaque  Espèce  de  la  Propriété,  se  distingue  des  autres  Variétés  par 
un  caractère  qui  appelle  tout  particulièrement  notre  attention. 
La  propriété  (communautaire  ou  autre)  du  Foyer  ne  procède  pas 
du  Travail  :  par  là.  elle  s'oppose  très  nettement  aux  autres  Va- 
riétés de  la  Propriété,  à  la  Propriété  du  Domaine  et  à  celle  de 
l'Industrie,  à  la  Propriété  de  l'Atelier  en  un  mot,  qui  procède, 
elle  au  contraire,  des  nécessités  du  Travail. 

Établissons  tout  d'abord  d'une  façon  très  nette  ce  que  nous  en- 
tendons par  Propriété  du  Foyer  et  par  Propriété  de  l'Atelier,  nous 
dirons  ensuite  pourquoi  la  Propriété  du  Foyer  se  classe  avant 
celle  de  l'Atelier. 

La  Propriété  du  Foyer  est  celle  ([ui  a  pour  objet  l'endroit  (la 
tente,  la  hutte,  la  maison),  où  s'accomplissent,  pour  chaque  famille, 
les  différentes  opérations  du  moc/e  d'existence;  c'est  l'endroit  où  la 
famille  prend  sa  nourriture,  son  repos,  etc.. 

La  Propriété  de  l'Atelier  est  celle  qui  a  pour  objet  l'endroit, 
les  endroits,  où  les  différents  membres  de  la  famille  ouvrière  ac- 
quièrent par  leur  travail  leurs  mogens  d'existence;  ce  sont  ses 
champs,  son  domaine  pour  le  paysan,  c'est  la  fabrique,  l'usine, 
l'atelier  domestique,  pour  l'ouvrier  de  la  fabrication,  etc.. 

Il  y  a  entre  ces  deux  genres  de  Propriété  des  différences  con- 
sidérables. Tandis  que  la  Propriété  de  l'atelier  s'organise  en  vue 


LA    l'ROPRIÉTl':.  H9 

du  Travail,  et  en  suit  la  loi,  parce  que  c'est  à  l'atelier  que  s'effec- 
tue le  Travail,  la  Propriété  du  foyer  s'organise  pour  un  autre  but  : 
elle  n'est  pas  faite  pour  le  Travail,  pour  acquérir  des  moyens  d'exis- 
tence, mais  elle  répond  à  une  autre  nécessité,  à  la  nécessité  d'a- 
voir un  endroit  où  l'on  puisse  se  reposer  et  prendre  ses  repas,  elle 
est  faite  pour  le  mode  d'existence. 

Alors  pourquoi  classer  ici  cette  Propriété  du  foyer?  Ne  vau- 
drait-il pas  mieux  la  classer  et  l'étudier  après  le  Mode  d'Existence, 
comme  nous  classons  et  étudions  maintenant  la  Propriété  de  l'A- 
telier après  les  Moyens  d'Existence?  Il  y  a  plus;  nous  avons,  dans 
notre  étude  générale  sur  la  propriété,  montré  que  la  Propriété 
était  en  même  temps  la  conséquence  et  la  condition  préalable  du 
Travail,  qu'elle  était  une  nécessité  pour  le  Travail,  et  nous  voici 
en  face  d'une  Propriété,  la  propriété  du  Foyer,  qui,  à  première 
vue,  ne  parait  nullement  être  la  conséquence  du  travail  :  est-elle 
bien  classée  ici? 

Nous  avons  défini  la  Propriété  :  La  disposition  exclusive  du  lieu; 
eh  bien,  soit  que  l'homme  veuille  faire  d'un  point  déterminé  du 
Lieu  son  foyer  ou  son  atelier,  il  a  besoin,  dans  l'un  et  l'autre  cas. 
d'avoir  «  la  disposition  exclusive  de  ce  lieu  ».  Maintenant,  que 
cette  disposition  exclusive,  que  la  Propriété  soit  une  conséquence 
du  Travail  dans  un  cas,  du  Mode  d'Existence  dans  un  autre  cas, 
cela  se  peut  et  cela  est  :  on  a  donc  un  même  phénomène  d'ex- 
clusion provenant  de  deux  causes  différentes,  des  Moyens  d'Exis- 
tence et  du  Mode  d'Existence;  mais  il  n'en  reste  pas  moins  vrai 
que  la  principale  cause^  la  grande  cause,  la  cause  génératrice 
par  excellence,  la  cause  la  plus  féconde  de  la  Propriété,  sans  com- 
paraison, est  et  reste  le  Travail,  les  xMoyens  d'Existence;  c'est  par 
l'observation  du  Travail  qu'on  arrive  à  la  conception  complète 
de  la  Propriété,  c'est  le  Travail  qui  constitue  la  Propriété  de  beau- 
coup la  plus  importante,  c'est  donc  parle  fait  le  plus  important, 
par  sa  relation  avec  le  Travail,  que  l'on  doit  alors  classer  le  phé- 
nomène delà  Propriété;  et  c'est  autour  de  ce  fait,  de  cette  dis- 
position exclusive  du  Lieu  nécessitée  par  le  Travail,  que  l'on  doit 
grouper  tous  les  autres  cas  de  disposition  exclusive  du  Lieu,  alors 
même  qu'ils  ne  proviennent  pas  de  la  même  cause,  à  savoir  du 


120  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Travail.  C'est  crailleurs  par  ce  rapprochement  nécessaire  de  la 
Propriété  du  foyer  et  de  la  Propriété  de  l'Atelier  que  Ton  verra 
très  exactement  ressortir  leurs  différences,  différences  de  causes 
et  différences  d'effets. 

C'est  donc  bien  ici,  à  ce  tableau  de  la  Propriété,  que  doit  se 
classer  la  propriété  du  Foyer.  Soit;  mais  pourquoi  la  classer 
(ivant  celle  de  l'Atelier? 

Au  même  degré  d'exclusivisme,  c'est-à-dire  que  la  Propriété 
soit  communautaire ,  familiale  ou  patronale,  la  Propriété  du 
Foyer  est  celle  qui  exige  le  moins  de  capacités,  qui  est  la  propriété 
la  plus  facile  à  posséder,  à  retenir,  celle  dont  on  peut  le  moins 
aisément  se  passer;  c'est  donc  la  plus  élémentaire,  la  plus  stable 
et  la  plus  universelle.  Ces  caractères  de  simplicité,  de  stabilité  et 
d'universalité  lui  assurent  le  premier  rang  et  la  font  classer  avant 
la  Propriété  de  l'Atelier,  puisque  nous  allons  toujours  du  simple 
au  composé,  du  facile  au  compliqué,  du    général  au  particulier. 

On  conçoit  sans  effort  les  causes  qui  agissent  pour  assurer  à  la 
l^ropriété  du  Foyer  ces  caractères.  Servant  pour  le  mode  d'exis- 
tence, elle  n'est  pas  productive,  sa  possession  est  donc  praticable 
à  tous,  même  aux  incapables  du  travail;  sa  nécessité,  qui  est  de 
tous  les  instants,  assure  sa  stabilité;  et  de  ces  causes  réunies,  ré- 
sulte son  universalité,  sa  grande  généralité.  Comparez  les  capa- 
cités qaïui  paijmii  doit  avoir  pour  jouir  utilement  de  son  champ, 
pour  le  posséder,  aux  qualités  dont  le  commun  a  besoin  pour 
jouir  utilement  de  sa  maison.  Pour  posséder  utilement  un  champ, 
il  faut  le  faire  produire;  il  faut  avoir  la  science  de  la  culture,  la 
rare  énergie  de  la  prévoyance,  il  faut  épargner  sur  la  récolte  les 
semences  de  la  récolte  prochaine,  distribuer  sur  toute  l'année  les 
produits  recueillis,  etc.;  dans  les  moments  de  crise,  il  faut  savoir 
défendre  son  bien  contre  l'endettement,  l'hypothèque,  cette 
aliénation  k  longue  échéance  qui  parait  d'autant  moins  redoutable 
qu'on  croit  avoir  pour  soi  le  temps,  qu'en  fait  on  a  contre  soi  ; 
pour  posséder  utilement  sa  maison,  au  contraire,  il  suffit  de 
l'habiter,  et  on  regarde  à  deux  fois  avant  de  l'aliéner,  parce  qu'on 
en  sent  le  besoin  à  chaque  instant. 

Aussi  l'on  remarque  que,  tandis  que  le  commun  n'arrive  que 


LA    PROPRIÉTÉ.  121 

(lifficilcinent  à  la  Propi'iéfé  de  l'Atelier,  et  que,  seuls,  les  pré- 
voyants conservent  de  cotte  l*ropriété,  la  masse  est  capable  de 
posséder  son  Foyer,  Cela  est  tellement  vrai  que ,  lorsqu'on  veut 
cantonner,  rendre  sédentaires  les  nomades,  lorsqu'on  leur  dis- 
tribue, ainsi  (jue  le  gouvernement  russe  le  fait  pour  les  liacbkirs 
de  l'Oural,  des  maisons  et  des  terres,  on  constate  au  bout  de  quel- 
(]ues  années  que,  si  le  plus  grand  nombre  ont  laissé  leurs  terres 
en  friche,  pas  un  seul  n'a  abandonné  la  maison  qui  lui  avait  été 
donnée;  ils  laissent  la  Propriété  de  l'Atelier  parce  qu'elle  est  dif- 
ficile à  posséder,  tandis  qu'ils  retiennent  la  Propriété  du  Foyer  qui 
n'exige  aucune  qualité. 

Après  la  Propriété  du  Foyer,  nous  avons  classé  la  Propriété  de 
l'Atelier  ;  elle  se  subdivise  en  Propriété  du  Domaine  et  en  Pro- 
priété de  l'Industrie,  selon  que  cet  atelier  sert  aux  travaux  de  la 
simple  Récolte  et  de  l'Extraction  ou  aux  travaux  de  la  Fabrication 
et  des  Transports.  Ces  deux  genres  de  Propriété  diffèrent  entre 
eux  autant  que  les  travaux  qui  leur  donnent  naissance. 

Ces  variétés  déterminées  et  classées,  recherchons  quelles  sont 
les  conséquences  sociales  produites  par  le  degré  particulier  d'ex- 
clusivisme que  présente  la  Communauté. 

Le  fait  caractéristique  de  la  Propriété  communautaire  est  de 
n'être  compatible  quavec  un  régime  de  travail  aussi  peut  intense 
que  faiblement  productif. 

C'est  là  un  fait  constant  qui  se  manifeste  et  dans  les  Commu- 
nautés les  plus  larges,  comme  les  tribus  pastorales  de  la  steppe 
asiatique,  et  dans  les  Communautés  réduites  à  une  seule  famille 
patriarcale  comme  celles  qu'on  rencontre  dans  les  pays  sud- 
slaves.  Seulement,  des  premières  aux  dernières,  le  fait  va  dimi- 
nuant, autant  que  diminue  l'extension  même  de  la  communauté. 
Dès  que,  sous  l'empire  de  la  nécessité,  les  travailleurs  sont  obligés 
à  de  plus  grands  efforts,  la  Communauté  se  fractionne,  ses  dimen- 
sions se  resserrent  ;  les  divers  biens  communs  sont  possédés  par 
moins  de  membres,  pour  un  temps  plus  long,  et  pour  des  usages 
moins  limités.  C'est  d'ailleurs  ce  que  va  nous  révéler  dans  le  dé- 
tail l'observation  des  Variétés  de  la  Communauté. 


122  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Le  Foyer  est,  à  vrai  dire,  le  liieii  qui  se  prête  le  moins  à  une 
large  appropriation  communautaire.  Alors  même  qu'il  passe  pour 
être  possédé  par  une  grande  Communauté,  sa  jouissance  se  frac- 
tionne forcément,  tout  au  moins  entre  les  principaux  ménages, 
qui  se  répartissent  les  tentes  d'une  même  famille.  Dans  les  plus 
grandes  Communautés,  chez  les  pasteurs  nomades,  chaque  por- 
tion notable  de  la  famille  a  sa  tente  :  il  y  a  à  cela  autant  de  né- 
cessités matérielles  que  de  raisons  morales.  En  réalité,  le  foyer  n'est 
censé  possédé  par  la  Communauté  tout  entière,  que  parce  qu'il 
suit  forcément,  surtout  à  l'origine,  la  loi  d'appropriation  du 
bien  principal,  le  pàturag-e  ou  le  troupeau,  à  l'exploitation  des- 
quels il  se  rattache.  La  tribu,  ou  famille  patriarcale,  jouissant  en 
effet  de  ses  pâturages  ou  de  ses  troupeaux  en  communauté,  elle 
n'a  pas  de  raison  pour  avoir,  tout  d'abord,  un  autre  régime  de 
Propriété  à  l'égard  des  foyers  où  sont  établis  les  ménages  qui  la 
composent.  Cependant  le  Foyer  tend  tellement,  de  sa  nature 
même,  à  être  possédé  par  la  partie  de  la  famille  qu'il  abrite,  que, 
dans  toutes  les  Communautés  moins  primitives,  on  voit  les  mai- 
sons devenir  propriétés  particulières,  le  domaine  restant  com- 
mun. De  nos  jours,  on  peut  observer  ce  fait  en  Russie  où,  tandis 
que  la  terre  est  encore  possédée  par  la  grande  communauté,  — 
la  communauté  de  tous  les  habitants  du  village,  le  Mir,  —  la 
maison,  ouizba,  est  possédée  héréditairement  par  chaque  ménage. 
Dans  l'antiquité  gréco-romaine,  on  peut  remarquer  que  la  de- 
meure avec  le  verger  qui  l'entourait,  l'â'pîco;  des  Grecs,  VJiortus 
des  Latins,  était  propriété  privée,  alors  que  les  terres  cultivables 
et  les  pâturages  étaient  encore  biens  communs. 

Ce  n'est  là  d'ailleurs  que  la  sanction  donnée  par  les  coutumes 
ou  par  les  lois  à  un  état  de  fait  évident  :  même  lorsque  les  foyers 
sont  possédés  par  la  communauté,  ce  sont  les  simples  mé- 
nages qui  en  jouissent.  Le  Foyer  est  donc  en  réalité  l'objet 
d'une  appropriation  assez  peu  communautaire  ;  c'est  en  vertu 
d'une  loi  naturelle  qu'il  tend,  à  évoluer  vers  la  Propriété  fami- 
liale. 

C'est  avec  la  Communauté  du  Domaine  que  l'on  voit  le  mieux 
se  dessiner  les  caractères  de  la  Communauté.  Je  n'ai  pas  à  décrire 


LA  i'Iîoi'Riétp:.  12;$ 

les  différents  typesdc  ce  genre,  cela  aété  i'aitdans  cette  Flevuc  (1). 
Je  rappellerai  seulement  que  l'on  voit  ces  Communautés  de 
Domaines  aller  se  réduisant  peu  à  peu,  pour  se  dissoudre  enfin, 
à  mesure  que  la  nécessité  d'une  production,  et  par  là  même  d'un 
travail  plus  intense,  exige  que  le  travailleur  ait  une  disposition 
plus  exclusive  du  sol.  On  peut  suivre  sur  une  carte,  en  s'avan- 
çant  de  l'Orient  à  l'Occident,  cette  évolution  de  la  Propriété  com- 
munautaire. Je  vais  le  montrer  rapidement. 

Tout  d'abord,  la  Communauté  comprend  tous  les  membres  de 
la  tribu,  de  la  nation  ;  le  sol  leur  appartient  collectivement,  et  ils 
en  jouissent  pour  un  usage  déterminé  et  pour  un  temps  limité, 
le  temps  du  pâturage.  Chez  ces  Communautés  pastorales,  la  Pro- 
priété du  domaine  apparaît  aussi  peu  que  le  travail,  cependant 
elle  existe  ;  la  steppe  la  plus  libre  est,  tout  au  moins  sous  une  forme 
déterminée,  la  Propriété  de  la  tribu  pendant  le  temps  du  pâturage, 
puisque  pendant  ce  temps  cette  tribu  en  exclut  toutes  les  autres. 

Lorsque  les  nomades  deviennent  sédentaires  et,  de  pasteurs 
qu'ils  étaient,  se  transforment  en  agriculteurs  pour  les  causes 
que  l'on  sait,  la  Communauté  se  réduit;  elle  ne  comprend  plus 
la  nation  ou  la  tribu,  elle  se  limite  au  village.  C'est  la  Com- 
munauté des  habitants  d'un  même  village,  c'est  le  mir  qui  est 
en  Russie  propriétaire  des  terres  que  les  paysans  cultivent;  c'est 
à  la  disposition  du  mir  que  les  terres  retournent  périodiquement 
pour  être  partagées  â  nouveau.  Or,  avec  ce  système  de  partages 
périodiques,  d'appropriation  limitée  à  un  temps  assez  court,  le 
travail  ne  peut  être  très  productif,  cela  se  comprend  facilement, 
les  paysans  ne  voulant  pas  entreprendre  des  améliorations  dont 
le  bénéfice  reviendrait  à  d'autres.  Aussi  les  plus  grands  admira- 
teurs de  ces  Communautés  villageoises ,  M.  de  Laveleye  entre 
autres,  sont-ils  obligés  de  confesser  les  inconvénients  d'un  tel  ré- 
gime de  biens;  la  nécessité  d'une  production  plus  intense  se  faisant 
sentir,  les  paysans  demandent  aujourd'hui  au  Gouvernement  de 
fixer  pour  la  jouissance  des  terres  arables  une  durée  beaucoup 
plus  longue. 

(1)  Voir  la  Science  sociale,  t.  II,  p.  405  et  la  suite  des  éludes  de  M.  Ueuiolins 
sur  les  Sociétés  patriarcales. 


124  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Sons  l'empire  de  cette  nécessité,  la  Communanté  se  réduit 
encore  :  la  Communauté  villageoise  se  dissout,  et  ce  sont  les  fa- 
milles patriarcales,  familles  composées  de  quelques  ménages  seu- 
lement, qui  deviennent  propriétaires  du  sol;  chacune  de  ces  Com- 
munautés familiales  s'étalîlit  sur  un  domaine,  d'où  elle  exclut  à 
tout  jamais  les  autres  (Communautés  ,  parce  qu'elle  a  besoin  d'en 
avoir  la  disposition  continue  et  héréditaire.  C'est  avec  ces  Com- 
munautés de  familles  c|ue  l'on  peut  le  mieux  étudier  la  Propriété 
communautaire  du  Domaine,  parce  que  chez  elles  l'exclusion  des 
autres  fait  que  l'appropriation  est  assez  accentuée,  pour  qu'on 
ait  devant  soi  un  type  dont  les  formes  se  dessinent  nettement.  — 
Ces  Communautés  familiales ,  mes  lecteurs  les  connaissent,  les 
paysans  du  Haouran  et  les  paysans  bulgares  en  présentent  d'ex- 
cellents spécimens  (1).  3Iais  ce  c|ui  est  curieux  à  noter,  ce  qui 
nous  prouve  bien  que  nous  sommes  en  face  de  la  dernière  évo- 
lution du  type  communautaire  et  que,  dès  que  la  nécessité  d'une 
production  plus  grande  va  exiger  un  travail  plus  intense,  la  Com- 
munauté devra  disparaître,  ce  sont  les  nombreuses  manifesta- 
tions auticommunautairescjue  l'on  relève  dans  ces  Communautés 
domestiques.  Le  chef  de  la  Communauté  n'est  plus  le  chef  naturel 
de  la  famille,  mais  un  chef  élu,  choisi  pour  sa  qualité  de  bon 
travailleur  et  d'homme  prévoyant;  ses  pouvoirs  sont  limités,  ses 
actes  sont  contrôlés  par  le  Conseil  de  famille,  conseil  composé 
des  chefs  de  ménage  et  des  plus  rudes  travailleurs.  Le  pécule, 
cette  première  propriété  privée,  individuelle,  apparaît  comme 
un  stimulant  nécessaire  et  comme  une  soupape  de  sûreté  indis- 
pensable pour  empêcher  la  Communauté  d'éclater  sous  la  pous- 
sée des  travailleurs  mécontents  de  voir  tout  le  fruit  de  leur 
peine  servir  à  dispenser  d'efforts  les  paresseux  et  les  indolents. 
Que  de  brèches  dans  la  Communauté  !  Tous  ses  membres  restent 
co  propriétaires  des  biens,  du  Domaine,  mais  la  plupart  sont 
exclus  de  sa  disposition  qui  appartient  au  Conseil. 

Aussi  ces  Communautés  de  famille,  ces  zadrugas,  qui  hier  en- 
core couvraient  les  pays  sud-Slaves ,  disparaissent   de  jour   en 


1)  Voir  La  Science  sociale.  Ibid. 


LA    I'ROI>RIÉTÉ.  125 

joui",  malgré  les  avantages  très  réels  qu'elles  présentent,  avantages 
qui  frappaient  surtout  les  observateurs  européens  venus  des 
parties  tout  à  fait  désorganisées  de  rOccident.  Les  pays  sud- 
Slaves,  mis  en  contact  par  les  chemins  de  fer  avec  les  nations 
plus  avancées  dans  la  culture  et  dans  les  arts  industriels,  se 
voient  contraints,  pour  ne  pas  succomber  dans  la  lutte  écono- 
mique, d'utiliser  les  avantages  que  leur  assure  la  richesse  de  leur 
sol,  et  de  se  livrer  à  un  travail  plus  intense.  Dans  chaque 
Communauté,  on  comprend  qu'il  faut  faire  effort,  produire  da- 
vantage, travailler  avec  plus  d'énergie  ;  les  capables,  les  tra- 
vailleurs, les  prévoyants,  ne  veulent  pas  que  tout  le  fruit  de 
leur  peine  soit  absorbé  par  les  paresseux  et  les  imprévoyants; 
ils  provoquent  la  dissolution  de  la  Communauté  et  ont  soin 
d'exclure  du  lot  qui  leur  échoit  les  autres  membres  de  leur  an- 
cienne Communauté.  Avec  la  culture  intense  la  Propriété  fami 
liale  apparaît. 

Cependant,  ne  voit-on  pas,  en  dehors  d  e  cette  zone  de  la  Pro- 
priété communautaire,  dans  les  pays  les  plus  avancés  pour  la 
production  et  le  travail  intensif,  de  nombreuses  Communautés, 
véritables  Ilots  au  milieu  de  l'Europe?  La  Suisse,  avec  ses  pâ- 
turages, ses  allemens,  ses  bourgeoisies;  la  France,  avec  ses 
biens  communaux,  etc.,  ne  paraissent-elles  pas  faire  une 
réelle  exception,  et  peut-on  s'expliquer  pour  (pielle  cause  ces 
larges  Communautés  persistent  au  milieu  de  populations  en 
général  si  avancées  dans  la  voie  du  travail? 

Il  suffit  de  considérer  avec  un  peu  d'attention  la  nature  par- 
ticulière, la  composition  de  ces  biens  communautaires,  pour  se 
rendre  compte  que  cette  exception  apparente  est  la  plus  évi- 
dente confirmation  du  caractère  principal  dont  nous  avons 
marqué  la  Communauté.  La  Communauté  n'a  persisté  dans  l'Eu- 
rope occidentale  que  là  où  la  nature  intransfonnable  du  sol  a 
empêché  tout  travail  intensif.  La  Suisse  est  le  plus  remarquable 
exemple  de  ce  fait. 

On  trouve  encore  une  nouvelle  confirmation  du  caractère  que 
présente  la  Propriété  communautaire,  dans  l'impossibilité  que 
les  faits  démontrent  chaque  jour  d'appliquer  ce  régime  de  pro- 


126  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

priété  aux  forêts  et  aux  mines.  L'art  des  Forêts  et  l'art  des  Mines 
demandent  une  dose  de  prévoyance  dont  sont  incapables  les  fa- 
milles ouvrières  et  surtout  les  Communautés  domestiques;  d'ail- 
leurs celles-ci  ne  possèdent  ni  les  capitaux  ni  la  science  néces- 
saires pour  mener  à  bien  dételles  exploitations.  Chacun  sait  que 
les  forêts  disparaissent  entre  les  mains  des  Communautés  vil- 
lageoises, à  moins  que  leur  jouissance  ne  soit  réglée  et  surveillée 
par  la  province  ou  par  l'État;  et  des  faits  récents  ont  démontré 
à  nouveau  quelle  erreur  sociale  et  scientifique  on  commettait 
lorsqu'on  voulait  donner  «  lamine  aux    mineurs  ». 

Il  apparaît  donc  clairement  que  la  Communauté  du  domaine 
n'est  possible  que  lorsqu'il  s'agit  d'un  domaine  de  culture  et 
lorsque  l'état   social  permet  la  culture  extensive. 

Voyons  maintenant  la  Communauté  de  l'Industrie.  Les  com- 
munautés ouvrières  industrielles  sont  aussi  rares  que  peu  déve- 
loppées; elles  présentent  deux  formes  différentes,  suivant  qu'elles 
sont  formées  par  les  membres  d'une  même  famille  patriarcale, 
ou  par  des  associés  individuels. 

Pour  que  ces  Communautés  puissent  fonctionner,  il  faut  que 
le  travail  auquel  elles  s'adonnent  soit  très  simple,  n'exige  aucun 
capital,  aucune  prévoyance  et  aucune  science  de  direction. 
Bien  rares  sont  les  travaux,  soit  dans  la  Fabrication  soit  dans  les 
Transports,  qui  réalisent  de  telles  conditions!  Qu'y  a-t-il  déplus 
contraire,  en  effet,  aux  conditions  de  stabilité  qu'exige  la  Commu- 
nauté que  l'Industrie,  dont  la  caractéristique,  ainsi  que  nous 
l'avons  établi  en  étudiant  le  travail,  est  précisément  l'instabi- 
lité et  le  progrès  des  méthodes?  Pour  que  la  Fabrication  pros- 
père, pour  que  les  Transports  se  développent,  il  faut  que  l'esprit 
d'initiative,  que  l'efïbrt  individuel  soient  portés  au  paroxysme; 
cette  intensité  nécessaire  dans  le  travail  serait  impossible  si  le 
travailleur  n'était  assuré  de  la  disposition  exclusive  du  fruit  de 
son  travail.  Il  est  donc  de  toute  évidence  que  l'Industrie  ré- 
pugne naturellement  et  essentiellement  aux  liens  que  la  Commu- 
nauté impose. 

Voyez  plutôt  quelles  sont  les  fabrications  entreprises  par  les 


LA  raoPHiÉTÉ.  127 

communautés  familiales?  ce  sont  des  fabrications  à  la  main,  ce 
sont  les  nattes,  les  tapis...  que  les  familles  patriarcales  tissent 
pendant  les  longs  loisirs  que  leur  laisse  l'art  pastoral  ;  ce  sont 
les  rétamages  de  chaudrons  qu'entreprennent  les  Communautés 
familiales  des  Tziganes  errant  misérablement  à  travers  l'Europe. 
Ces  fabrications  communautaires  ont  partout  le  même  caractère, 
d'ùtre  aussi  réduites  que  routinières.  L'Orient,  le  pays  de  la 
Communauté,  n'est  pas  le  pays  de  la  Fabrication;  c'est  là  un 
fait  connu  de  tous. 

Le  régime  de  la  Communauté  est  tellement  réfractaire  à  toute 
entreprise  industrielle  que,  lorsqu'en  1848  l'État  voulut  réaliser 
les  idées  communistes  de  Louis  Blanc  et  décida  que  plusieurs 
millions  seraient  mis  à  la  disposition  des  ouvriers  pour  leur 
permettre,  en  leur  fournissant  le  capital  qui  leur  manquait, 
de  fonder  des  associations  de  production,  des  communautés  in- 
dustrielles, le  plus  piteux  échec  ne  tarda  pas  à  prouver  à  nouveau 
l'incompatibilité  absolue  qui  existe  entre  la  Propriété  commu- 
nautaire ouvrière  et  l'industrie  moderne.  Je  n'ai  pas  à  rappeler  ici 
des  faits  que  tout  le  monde  connaît  et  à  refaire  l'histoire  de  ces 
associations;  elles  périrent  toutes  par  la  même  cause,  la  pa- 
resse et  l'imprévoyance  de  la  majorité  des  associés,  qui  ne  vou- 
laient pas  travailler  et  prétendaient  jouir  du  fruit  des  efforls 
de  ceux  qui  travaillaient. 

On  peut  donc  conclure,  d'une  façon  très  nette,  que  la  Propriété 
communautaire  n'est  compatible  qu'avec  un  travail  qui  demande 
peu  d'efforts  et  peu  de  prévoyance;  son  meilleur  objet  paraît 
être  le  Domaine  exploité   par  la  culture  extensive. 


IL    LA    PROPRIÉTÉ    FAMILIALE. 

La  nécessité  d'un  travail  plus  intense  s'imposant  pour  des 
causes  que  nous  n'avons  pas  à  énumérer  ici,  l'ancien  groupe- 
ment communautaire,  qui  suffisait  pour  un  travail  facile  et  pour 
une  disposition  peu  exclusive  du  lieu,  devient  tout  à  coup  inef- 
ficace, la  communauté  se  brise  et  les  familles  issues  d'un  même 


128  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ancêtre,  qui  la  composaient,  s'établissent  isolément;  chaque  mé- 
nage, voulant  conserver  pour  lui  seul  le  fruit  de  son  travail, 
exclut  du  lieu  dont  il  dispose  les  autres  ménages,  avec  qui 
hier  encore  il  était  en  Communauté.  Avec  le  travail  intensif  une 
disposition  plus  exclusive  du  lieu  devient  nécessaire,  et  la  Pro- 
priété familiale  apparaît. 

La  Propriété  familiale  est  donc  la  Propriété  possédée  par  un 
simple  ménage  ouvrier  ou  petit  patron. 

De  quel  simple  ménage  est-il  ici  question?  Le  type  normal 
du  simple  ménage  est  le  simple  ménage  en  famille-souche.  Ceci 
nous  apparaîtra  clairement  lorsque  nous  en  serons  arrivés  à 
l'étude  de  la  famille;  pour  le  moment,  nous  devons  demander 
à  nos  lecteurs  de  bien  vouloir  l'admettre.  Néanmoins,  —  ou 
plutôt  par  conséquent,  —  ce  que  nous  allons  dire  de  la  Pro- 
priété familiale  possédée  par  le  simple  ménage  en  famille-sou- 
che s'entend  aussi,  à  quelques  nuances  près,  pour  le  simple  mé- 
nage en  famille  instable,  puisque  le  simple  ménage  instable 
n'est  qu'une  dégénérescence  du  type  complet,  qui  est  le  simple 
ménage  en  famille-souche. 

Il  faut  encore  remarquer  que  l'on  rencontre  beaucoup  de 
propriétés  familiales  très  analogues  à  la  Propriété  familiale 
possédée  par  un  simple  ménage  ouvrier  ou  petit  patron;  telles 
sont,  par  exemple,  les  propriétés  familiales  du  petit  rentier,  du 
maître  d'école...  ;  ces  propriétés,  cela  est  évident,  se  classent  ici 
même  à  raison  de  cette  analogie  avec  le  type  que  nous  avons 
spécifié,  elles  en  constituent  les  variétés.  Mais  nous  ne  pouvons 
prendreaucunedecesvariétés  pour  type,  parce  qu'elles  répondent 
soit  à  une  situation  comme  celle  de  bourgeois,  soit  à  un  travail 
non  manuel,  comme  celui  du  maître  d'école,  qui  sont  beaucoup 
plus  complexes  et  beaucoup  moins  normaux  dans  l'organisa- 
tion sociale  que  la  situation  et  que  le  travail  manuel  de  l'ou- 
vrier. La  Propriété  familiale  est  donc  justement  caractérisée  par 
ceci  :  c'est  qu'elle  présente  le  degré  de  possession  exclusive  du 
Lieu  nécessaire  à  un  simple  mémuje  ouvrier  ou  de  petit  patron 
pour  travailler  éi  son  propre  compte.  C'est  précisément  pour 
cela  que  cette  Propriété  est  appelée  familiale. 


LA    PROPRIÉTÉ.  120 

La  Propriété  familiale  se  divise  en  deux  grandes  séries,  selon 
(|u'elle  est  linùlvc  ou  illimitée.  Qu'entend-on  par  là? 

La  l>ropriété  familiale  limitée  est  celle  qui  ne  comporte  pas 
toute  disposition  (juclconque  de  la  chose  possédée  pour  s'en  dé- 
mettre. On  dira,  par  exemple,  que  la  propriété  est  limitée  si  elle 
ne  peut  être  ni  saisie,  ni  hypothéquée,  ni  vendue. 

La  Propriété  familiale  illimitée  est  au  contraire  celle  qui  com- 
porte toute  disposition  quelconque  de  la  chose  pour  s'en  dé- 
mettre. 

Cette  différence,  qu'introduit  entre  ces  deux  genres  de  propriété 
familiale  la  limitation  des  droits  du  propriétaire,  doit  être  notée, 
parce  qu'elle  fait  ressortir  une  fois  de  plus  l'énorme  influence 
que  la  capacité  plus  ou  moins  grande  à  posséder  joue  dans  la  dé- 
termination de  la  Propriété;  et  c'est  précisément  sur  cette  capa- 
cité à  posséder,  à  disposer  du  Lieu,  qu'est  fondé  notre  tableau 
de  la  Propriété. 

Il  est  d'observation  courante  que  le  plus  grand  nombre  des  mé- 
nages ouvriers  ou  petits  patrons,  et  des  simples  ménages  analo- 
gues, ne  sont  capables  de  la  Propriété  familiale  qu'autant  qu'elle 
est  limitée.  La  jouissance  des  droits  complets  de  la  Propriété 
leur  est  dangereuse,  car  elle  les  conduit,  s'ils  n'ont  une  grande 
prévoyance,  à  se  laisser  peu  à  peu  déposséder  de  leur  bien;  l'hy- 
pothèque et  la  vente,  qui  sont  la  plus  complète  manifestation  du 
droit  du  propriétaire,  puisqu'elles  lui  permettent  de  transformer 
son  bien,  en  sont  aussi  la  manifestation  la  plus  dangereuse,  puis- 
qu'elles le  dépouillent  de  ce  bien.  Aussi  a-t-on  été  amené  dans 
bien  des  cas  à  Umilcr  les  droits  du  propriétaire,  à  lui  laisser 
seulement  les  droits  utiles,  c'est-à-dire  le  droit  de  jouir  et  de 
transmettre  par  succession,  et  à  retenir  les  droits  éminents  qui 
sont  les  droits  de  vente  et  d'hypothèque.  Suivant  les  circonstances, 
cette  limitation  a  été  et  est  volontaire  ou  forcée.  Avec  le  régime  de 
la  féodalité  elle  était  forcée.  Le  seigneur,  en  concédant  des  terres, 
retenait  pour  lui  ce  qu'on  appelait  «  le  domaine  éminent  »,  c'est- 
à-dire  la  faculté  d'aliénation.  Aujourd'hui,  avec  le  régime  de 
Yliomestcad.  c'est  le  paysan  lui-même  qui  limite  volontairement 
ses  droits  ;  en  faisant  inscrire  publiquement  sa  terre,  il  fait  con- 


l'JO  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

naître  à  tous  qu'il  s'enlève  le  droit  de  l'hypothéquer  et  qu'elle 
n'entre  pas  dans  le  gage  de  ses  créanciers. 

Nous  devons  tenir  compte  de  cette  Propriété  limitée,  son 
amoindrissement  ne  lui  enlève  pas  son  caractère  essentiel,  qui 
la  fait  classer  ici;  et,  d'ailleurs,  si  on  ne  devait  classer  à  la  Pro- 
priété familiale  que  la  Propriété  familiale  illimitée,  le  plus  grand 
nombre  des  propriétés  possédées  par  les  simples  ménages  ou- 
vriers aux  diverses  époques  disparaîtraient  de  ce  Tableau.  Mais 
nous  devons  classer  la  Propriété  limitée  avant  l'illimitée,  par  le 
fait  même  qu'elle  suppose  une  capacité  inférieure  chez  le  pro- 
priétaire, puisque,  s'il  sait  posséder  utilement  son  bien,  il  est 
moins  capable  de  le  conserver. 

La  Propriété  familiale  limitée  ou  illimitée  déterminée  et  clas- 
sée, passons  à  l'étude  de  ses  Variétés.  Donnons  ici  le  tableau 
de  ces  variétés. 

II.  —  PROPRIÉTÉ  FAMILIALE  Qimitée  ou  illimitée). 

1.  —  Propriété  familiale  du  Foyer. 

2.  —  Propriété  familiale  de  l'Atelier. 

A.  —  dw  Domaine. 

a.  —  du  petit  domaine. 

b.  —  du  domaine  fragmentaire. 

B.  —  de  l'Industrie. 

a.  ~  de  la  petite  industrie    (   a.  —  domestique, 
principale.  l   ?■  —  patronale. 

Ij.  —  de  la  petite  industrie  accessoire. 

Les  variétés  de  la  Propriété  étant  déterminées  pour  chaque 
Espèce,  comme  nous  l'avons  dit,  par  les  différentes  destinations 
du  lieu,  il  est  évident  que  nous  avons  pour  la  Propriété  fami- 
liale, tout  comme  nous  avons  eu  pour  la  Communautaire,  deux 
variétés,  puisque,  quel  que  soit  le  degré  d'exclusivisme,  c'est-à- 
dire  quelle  que  soit  l'Espèce  de  la  Propriété,  cet  exclusivisme 
est  pratiqué ,  cette  propriété  est  possédée  tantôt  pour  le  Mode 
d'Existence,  —  et  on  a  la  Propriété  du  Foyer,  —  tantôt  pour 
les  Moyens  d'Existence,  —  et  on  a  la  Propriété  de  l'Atelier. 

La  Propriété  familiale  du  Foyer  se  classe  avant  la  Propriété 


LA    l'ROPRIKTK.  131 

familiale  de  l'Atelier  pour  les  mêmes  raisons  que  nous  avons 
données  lorsqu'il  s'est  agi  delà  Propriété  eoniniunautaire;  elle 
est  plus  simple,  plus  facile  à  posséder,  demande  moins  de  ca- 
pacités;  elle  doit  donc  passer  la  première. 

Il  y  a  autant  de  g-enres  différents  de  Propriété  familiale  de  FA- 
telier,  qu'il  y  a  de  groupements  différents  dans  le  Travail,  qui 
permettent  au  simple  ménage  ouvrier  ou  petit  patron  de  tra- 
vailler à  son  propre  compte. 

Les  travaux  d'extraction  donneront  ainsi  : 

La  Proprirti'  fainiVuilc  du  petit  domaine  ,  c'est-à-dire  la  pro- 
priété d'un  atelier  de  culture  qui  constitue  un  moyen  suffisant 
d'existence  pour  un  simple  ménag-e.  Le  domaine  du  paysan  fran- 
çais en  offre  l'exemple  le  plus  à  notre  portée, 

La  Propriété  familiale  du  domaine  fraç/mentaire ,  c'est-à-dire 
la  propriété  d'un  atelier  de  culture  qui  ne  constitue  pas  un  moyen 
d'existence  suffisant  pour  un  simple  ménage.  Le  domaine  en 
bordier  en  donne  le  type  le  plus  ordinaire. 

On  doit  classer  la  Propriété  du  petit  domaine  avant  celle  du 
domaine  fragmentaire,  parce  qu'il  n'y  a  qu'une  mesure  assez 
fixe  des  conditions  qui  constituent  le  petit  domaine  :  c'est  le  do- 
maine nécessaire  pour  nourrir  un  simple  ménage  ;  tandis  que 
le  domaine  fragmentaire  étant  le  domaine  insuffisant  à  cette  fin. 
on  comprend  facilement  qu'il  puisse  y  avoir  mille  degrés  dans 
cette  insuffisance,  donc  des  types  de  plus  en  plus  réduits  de  do- 
maine fragmentaire.  Il  est  scientifique  de  classer  le  type  ferme 
et  normal  avant  les  types  vacillants  et  dégénérescents. 

Les  travaux  de  la  Fabrication  et  des  Transports  donneront  : 

La  Propriété  familiale  de  la  petite  Industrie  pyrincipale ,  c'est- 
à-dire  la  propriété  d'un  atelier  de  Fabrication  ou  de  Transports 
qui  assure  un  moyen  suffisant  d'existence  pour  un  simple  ménage. 

Ici  nous  faisons  une  distinction,  et  nous  avons  deux  propriétés 
différentes  selon  que  la  petite  industrie  principale  esi  domestique 
ou  patronale.  Pourquoi  faire  ressortir  cette  distinction?  pourquoi 
déterminer  deux  propriétés  familiales  de  l'atelier,  selon  que  le 
travail  est  entrepris  par  un  ouvrier  pour  son  propre  compte  ou 
par  un  ouvrier  petit  patron  avec  le  concours  d'un  ou  deux  ou- 


132  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

vriers;  et  surtout  pourquoi  l'indiquer  quand  il  s'agit  de  la  pro- 
priété familiale  de  l'atelier  ïiidu^viel?  Cela  ne  se  remarque-t-il 
pas  aussi  pour  l'atelier  du  domaine? 

On  exprime  ici  cette  distinction,  parce  que  c'est  ici,  c'est  dans 
l'atelier  industriel,  que  la  différence  de  capacité  au  point  de  vue 
de  l'aptitude  à  posséder  éclate  le  plus  largement  entre  \ ouvrier 
%i  le  ix'tit  patron,  jusque-là  parfaitement  confondus.  Cette  dif- 
férence de  capacité,  dont  il  n'est  pas  tenu  compte  dans  le  reste 
du  Tableau,  doit  être  rigoureusement  notée  ici,  parce  que  c'est 
précisément  ici,  au  sujet  de  l'aptitude  à  posséder  utilement  un 
atelier  industriel,  que  les  deux  types  de  l'ouvrier  et  du  petit  pa- 
tron divergent  complètement.  Ce  n'est,  en  effet,  ni  pour  posséder 
un  Foyer,  ni  pour  posséder  un  petit  Domaine  qu'il  faut  une  capa- 
cité bien  différente  à  celui  qui  est  ouvrier,  maître  du  travail  de 
sa  famille  (car  il  ne  peut  être  question  que  de  cet  ouvrier  dans 
V\nà\i'&iv\e  principale)  et  à  celui  qui  est  ouvrier-patron,  maitre 
d'un  ou  deux  domestiques  de  ferme,  ou  de  quelques  journaliers. 
Tandis  que  dan>^  l'Industrie  il  y  a  une  différence  énorme  entre 
les  capacités  d'un  ouvrier  qui  n'a  à  régler  la  Propriété  de  son 
atelier  que  sur  so)i  seul  travail,  et  les  capacités  d'un  petit  patron- 
ouvrier  qui  doit  régler  cette  Propriété  sur  If  travail  de  trois  ou 
quatre  ouvriers  à  sa  c/iarf/e. 

Il  s'ensuit  tout  naturellement  que  nous  devons  classer  la  Pro- 
priété de  l'Industrie  principale  domestique,  c'est-à-dire  celle  de 
l'ouvrier  non-patron,  avant  la  Propriété  de  l'industrie  principale 
patronale,  c'est-à-dire  celle  de  l'ouvrier  petit  patron,  parce  que 
Ja  domestique,  exige  moins  de  capacité  et  est  par  conséquent  plus 
simple  que  la  patronale.  Ces  deux  genres  de  propriétés  peuvent 
être  représentés  par  le  menuisier  de  campagne  pour  l'industrie 
domestique,  et  par  le  serrurier  de  ville  pour  l'industrie  patronale. 

La  Pro/jrielé  familiale  de  la  petite  industrie  accessoire  est 
la  propriété  d'un  atelier  de  Fabrication  ou  de  Transport  qui 
n'est  pas  un  moyen  d'existence  suffisant  pour  un  simple  ménage. 
Par  le  fait  même  que  la  Propriété  de  cet  atelier  constitue  par  défi- 
nition un  moyen  d'existence  insuffisant,  elle  doit  se  classer  après 
la  Propriété  de  l'atelier  de  l'industrie  principale,  qui  constitue 


F.A    l'ROI'RIKTÉ.  13.'} 

1111  moyen  cVexistenco  suffisant.  Il  n'y  a  qu'un  type,  qu'une  me- 
sure d'un  atelier  constituant  un  moyen  d'existence  suffisant  pour 
un  simple  ménage,  tandis  qu'il  peut  y  avoir  et  qu'il  y  a  mille 
mesures  d'ateliers  insuffisants  pour  ce  but,  suivant  les  degrés  in- 
nombrables de  cette  insuffisance.  Il  est  naturel  de  classer  le 
type  normal  avant  les  dégénérescences.  La  proj^riété  du  paysan 
sabotier  présente  un  assez  bon  exemple  de  cette  dernière  pro- 
priété. 

Nous  avons  vu  la  Propriété  familiale  naître  et  se  développer 
sous  l'empire  de  la  nécessité  d'une  production  plus  abondante. 
La  Communauté  a  été  brisée  par  le  travail  plus  intense  et  chaque 
chef  de  ménage  s'en  est  allé  de  son  côté,  excluant  ses  associés 
d'hier  du  Lieu  qu'il  s'était  réservé.  Avec  la  Propriété  familiale,  une 
solide  race  de  paysans  s'est  formée,  s'est  implantée  au  sol,  l'In- 
dustrie est  née,   la  Fabrication  s'est  développée. 

Mais  si  la  Propriété  familiale  a  permis  cet  accroisement  dans 
la  production  ;  si  elle  a  assuré,  lors  de  la  dissolution  des  Com- 
munautés, chaque  ménage  d'un  foyer  et  d'un  atelier,  elle  n'a  pu, 
là  surtout  où  elle  était  illimitée,  rendre  prévoyants  tous  ces  petits 
propriétaires.  Peu  à  peu  les  imprévoyants  ont  aliéné,  lambeau 
par  lambeau,  cette  Propriété,  et  se  sont  trouvés,  et  se  trouvent 
encore  chaque  jour,  sans  propriété.  Cependant  ces  imprévoyants 
ont  besoin  d'avoir  un  foyer  où  ils  reposent,  un  atelier  où  ils  tra- 
vaillent, ils  ont  besoin  de  jouir,  à  un  titre  quelconque,  de  cette 
Propriété  qu'ils  ont  laissé  échapper  de  leurs  mains.  Il  y  a  là 
une  question  sociale,  comment  est-elle  résolue? 

11  y  a  plus  :  cette  Propriété  familiale  n'offre  à  celui  qui  la 
possède  que  peu  de  ressources  pour  entreprendre  les  grands 
travaux  de  l'Extraction,  de  la  Fabrication  et  des  Transports,  si 
nécessaires  à  une  société  agglomérée  sur  un  petit  territoire;  il 
faut  donc  aux  grandes  entreprises  du  Travail  un  régime  de  Pro- 
priété particulier  ;  quelle  est  cette  nouvelle  Espèce  de  Propriété? 

C'est  ce  que  nous  étudierons  la  prochaine  fois, 
[A  suivn'.) 

Robert  Pinot. 


LA 


FRANCE  EN  INDO-CHINE^ 


II. 


LES  RÉSULTATS  DE  NOTRE  ADMINISTRATION; 
LES  RÉFORMES  NÉCESSAIRES  (1)  . 

Notre  précédente  étude  a  montré  comment  l'Indo-Chine  ne  se 
prête  à  aucun  autre  mode  de  colonisation  que  celui  de  l'exploita- 
tion commerciale,  mode  incomplet,  très  instalîle  par  nature. 

D'autre  part,  nous  avons  vu  que  la  population  annamite,  uni- 
quement adonnée  à  l'exploitation  directe  du  sol,  offrait  un  type 
intéressant  et  même  sympathique  d'organisation  sociale,  modelé 
sur  le  régime  communautaire.  Mais  de  nombreux  et  caractéris- 
tiques exemples  nous  ont  contraints  de  constater  que  la  France,  en 
imposant  sa  domination  dans  ces  pays,  y  a  introduit  eu  même 
tenq^s  un  système  politique  et  administratif  éminemment  propre 
à  les  troubler,  à  les  désorganiser,  à  les  ruiner. 

Les  résultats  d'un  tel  mode  de  gestion  n'ont  pas  tardé  à  se  faire 
sentir.  Les  voici  dans  toute  leur  désolante  vérité. 

1.   LES  RÉSULTATS  DE  NOTRE  OCCUPATION  AU  POINT  DE  VUE  FRANÇAIS. 

Au  point  de  vue  français,  les  résultats  de  notre  occupation  sont 
déploral)les.  Nous  aboutissons  au  gâchis,  au  désordre,  à  l'impuis- 
sance les  mieux  caractérisés. 

(i)Voir  le  premier  article  dans  la  livraison  précédente. 


f.A    KIÎANCK    EN    INDO-CIIINK.  135 

Ktd'abord,  laclmiiiistratiou  coloniale  se  montre  engénéral  d'une 
insouciance  et  d'une  prodigalité  inimaginables.  Eu  Cocliinchine, 
dit  M.  deLanessan,  «  l'énorme  budget  créé  par  le  conseil  colonial 
et  l'administration  préfectorale,  dontla  colonie  a  été  dotée  en  1879, 
est  absorbé  chaque  année  par  un  personnel  trop  nombreux  et 
par  des  travaux  improductifs...  On  m'a  montré  à  Cantho  un  pont 
en  pierre,  œuvre  des  Ponts  et  Chaussées,  sous  lequel  il  ne  passe 
pas  d'eau,  et  sur  lequel  il  n'existe  pas  de  route.  On  se  demande  ce 
qu'il  fait  au  milieu  du  marécage  dans  lequel  il  a  été  construit  ». 
Nous  ne  savons  même  pas  conserver  les  travaux  utiles  établis  par 
les  Annamites  avant  la  conquête  .  «  En  Cochinchine  même,  nous 
avons  laissé  s'envaser  les  magnifiques  canaux  creusés  jadis  par  les 
Annamites  et  nous  n'avons  fait  que  très  peu  de  routes.  »  Il  est  vrai 
qu'on  parlait  beaucoup  de  construire  des  chemins  de  fer  très  pro- 
fitables à  leurs  entrepreneurs,  en  vue  de  remplacer  des  canaux  peu 
coûteux,  mais  arriérés  au  gré  de  ces  colons  avisés. 

Voici  un  fait  plus  significatif  encore  :  cette  administration 
si  nombreuse,  si  compliquée,  n'a  pas  su  seulement  procurer  à  nos 
soldats  des  abris  convenables  et  adaptés  au  climat!  C'est  M.  de 
Lanessan  qui  le  constate  en  ces  termes  :  «  Quand  on  arrive  dans 
notre  Indo-Chine  après  avoir  visité  les  Indes  anglaises,  on  éprouve 
à  la  vue  de  nos  soldats  et  de  leur  installation  un  sentiment  très 
pénible.  Autant  les  soldats  anglais  sont  propres,  bien  tenus,  bien 
logés  et  bien  nourris,  autant  les  nôtres  sont  malpropres,  négligés, 
mal  nourris  et  mal  logés,  » 

En  revanche,  l'administration  a  su  procurer  à  ses  amis  de  jolis 
bénéfices.  En  188G,  au  Tonkin,  comme  elle  manquait  de  locaux 
pour  loger  ses  approvisionnements,  elle  passa  un  marché  avec 
un  entrepreneur  qui  s'engageait  à  construire  les  bâtiments  néces- 
saires :  elle  lui  alloua  un  loyer  annuel  de  180.000  francs  pour  des 
magasins  valant  600.000  francs;  soit  un  revenu  de  30  0/0  par 
an.  (De  Laxessax.) 

Voici  encore  un  plaisant  exemple  de  ce  gaspillage,  La  justice 
française  installée  au  Cambodge  a  coûté  en  188T,  selon  le  même 
observateur,  Ti.OOO  francs.  Or,  en  trois  mois,  le  tribunal  de  Pnom- 
Penh,  la  capitale,  n'a  eu  à  juger  pour  tout  procès  «  qu'une  contes- 


136  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

tation  entre  une  cabaretière  et  deux  chanteurs  ambulants  ».  Et 
l'on  réclame  contre  l'inactivité  de  nos  tribunaux  d'arrondisse- 
ment! Ils  sont  surchargés  de  besogne,  si  on  leur  compare  leurs 
collègues  du  Cambodge. 

Ces  fonctionnaires  si  peu  occupés  cherchent  à  tuer  le  temps 
en  se  disputant  les  uns  les  autres.  Les  conflits  sont  facilités  d'ail- 
leurs par  les  nuances  que  nous  avons  signalées  dans  l'organisa- 
tion générale  du  pays.  M.  de  Lanessan  dit  à  ce  propos  : 
«  Au  moment  où  je  visitai  l'Annam,  le  plus  déplorable  dé- 
sordrp  régnait  dans  F  administration,  du  protectorat.  La  Cochin- 
chine ,  qui,  sous  prétexte  de  pacification,  venait  de  s'emparer 
du  sud  de  l'Annam ,  y  avait  placé  un  administrateur  dont  les 
actes  étaient  ceux  d'un  principicule  indépendant  et  autonome.  11 
avait  affermé  les  douanes  du  Binh-Thuan  et  du  Khanli-Hoa,  etc. 
Mais  l'administration  des  douanes  du  Tonkin  ne  reconnais- 
sant ni  son  autorité  ni  les  mesures  prises  par  lui ,  les  jonques 
étaient  à  cJiaque  instant  exposées  à  payer  deux  fois  les  droits.  » 

Au  Cambodge,  même  situation  :  «  La  seule  administration 
française  importante  et  entièrement  organisée  du  Cambodge, 
celle  des  contributions  indirectes,  échappe  presque  totalement 
à  l'action  du  résident  général.  Les  agents  de  cette  adminis- 
tration ne  reconnaissent  pour  ainsi  dire  pas  son  autorité  ni 
celle  des  résidents.  Bien  plus,  ils  ont  la  prétention  de  jouer 
le  rùle  d'agents  politiques,  s'occupent  de  choses  qui  leur  sont 
entièrement  étrangères,  engagent  les  dépenses  sans  que  la  Ré- 
sidence en  soit  prévenue,  en  un  mot  se  comportent  trop  souvent 
comme  s'ils  représentaient  l'administration  politique  du  protec- 
torat. » 

Au  Tonkin,  les  choses  ne  vont  pas  autrement.  Le  Tempts 
du  17  avril  dernier  contenait  en  effet  ce  récit  instructif  : 
«  Un  fait  tout  récent  va  me  servir  d'exemple  pour  vous  montrer 
comment  la  question  des  pirates  est  traitée  au  Tonkin  :  le 
vice-résident  de  Monkay  signalait  dernièrement  de  nombreuses 
bandes  chinoises  dans  sa  province,  laquelle  a  une  importance 
particulière  en  raison  de  sa  proximité  avec  la  Chine.  Non 
seulement    ce    vice-résident    demandait    d'urgence     des    ren- 


LA    FRANCE    EN    INDO-CIIINi;.  137 

forts,  mais  encore  il  informait  les  exploitants  européens  de 
(juelques  mines  voisines  qu'ils  devaient  déguerpir  au  plus  vite. 
Immédiatement  ÏArr/iir  du  Tonkin,  journal  du  parti  militaire, 
publie  que  tout  est  perdu  à  Monkay,  tandis  que  le  Courrim-  de 
Haïphrnig,  organe  du  régime  civil,  affirme  que  c'est  à  tort  qu'on 
s'affole  et  que  le  vice-résident  est  en  train  do  désorganiser  les 
exploitations  naissantes  par  ses  faux  avis.  Sans  vous  donner 
tous  les  détails  de  cette  polémique,  permettez-moi  de  vous  en 
fournir  la  conclusion  d'après  le  journal  même  qui  approuvait 
le  vice-résident  de  Monkay.  VAi'pnir  du  Tonkin  du  \  mars  s'ex- 
prime ainsi  :  «  M.  le  vice-résident  de  Monkay,  autour  duquel 
«  on  a  fait  tant  de  bruit  pour  rien,  resterait  à  son  poste,  l'admi- 
(i  nistration  s'étant  enfin  aperçue  qu'il  n'y  avait  rien  à  lui  imputer 
«  et  que  les  mouvements  signalés  sur  la  frontière  étaient  exacts. 
«  Tout  provient,  dit-on,  d'un  malentendu,  ou  plutôt  d'une  prise 
«  de  possession  par  les  troupes  chinoises  d'une  partie  du  territoire 
«  de  la  frontière,  qui  jusqu'alors  avait  été  considérée  comme  nous 
<(  appartenant  rt  qui  aurait  été  cédée  à  la  Chine  sans,  que  M.  le 
«  vice-résident  de  Monkai/  en  ait  eu  connaissance .  »  Si  vous  vou- 
lez bien  remarquer  que  cette  question  des  pirates  chinois  de 
Monkay  a  agité  sérieusement  l'opinion  publique  au  Tonkin,  vous 
avouerez  qu'il  est  sincèrement  regrettable  qu'on  cède  des  parties 
de  territoire  à  la  Chine  sans  en  informer  le  résident  français  qui 
gouverne  la  province  intéressée.  Cet  exemple,  que  j'ai  pris  parce 
qu'il  est  tout  frais  et  qu'il  arrive  après  l'aventure  de  Cho-Bo, 
démontre  que  chaque  fonctionnaire  est  livré  à  ses  propres  ins- 
pirations, qu'il  envisage  la  question  de  la  piraterie  à  son  point 
de  vue  et  opère  pour  son  compte  bien  ou  mal,  dans  la  région 
qu'il  est  supposé  administrer.  » 

Voilà  les  faits;  ils  sont  assez  précis  et  significatifs  pour  se 
passer  de  commentaire.  Ajoutons  seulement  ceci  :  cette  anar- 
chie déplorable,  qui  paralyse  notre  administration,  agit  par 
contre-coup  sur  les  autorités  locales  dont  nous  avons  parlé  dans 
le  précédent  article.  Celles-ci,  recevant  des  ordres  de  tous  côtés, 
ne  savent  plus  auquel  entendre,  et  le  désordre  pénètre  jusque 
dans  le  sein  des  petites  communes  annamites. 


138  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Joignez  à  tant  de  causes  de  trouble  Tinstalnlité  des  agents, 
le  Tonkin  a  eu  dix-huit  gouverneurs  en  quinze  ans,  comme 
l'Algérie  cinquante  et  un  en  cinquante-deux  ans!  et  vous  vous 
rendrez  un  compte  à  pou  ])rès  exact  du  gâchis  dans  lequel  nous 
avons  plongé  ce  pays. 

L'ingérence  du  Gouvernement  central  dans  les  affaires  indo- 
chinoises est  en  outre  poussée  jusqu'à  l'absurde.  Ce  dernier 
abus  produit  des  résultats  tout  à  fait  caractéristiques.  Le  20  no- 
vembre 1888,  un  ancien  gouverneur,  M.  Gonstans,  disait  à 
la  trilnme  de  la  Ghambre  des  Députés  :  «  Pendant  mon  séjour 
en  Indo-Ghine,  je  me  suis  trouvé  sous  les  ordres  de  plusieurs 
ministres  de  la  marine  et  de  quatre  sous-secrétaires  d'État 
successifs.  En  arrivant,  j'eus  à  comparer  mes  instructions  avec 
celles  du  général  Begin,  commandant  en  chef  des  forces  mili- 
taires; elles  étaient  directement  opposées.  Il  fallait  en  appeler 
à  l'administration  supérieure  ;  elle  nous  donna  tort  k  tous  les 
deux...  Quand  je  suis  arrivé,  trois  colonnes  étaient  en  marche  : 
on  m'a  demandé  d'en  organiser  deux  autres;  j'ai  demandé  pour- 
quoi, à  quoi  elles  servaient?  On  m'a  répondu  :  Nous  nen  savons 
rien  ;  les  expéditions  ont  été  ordonnées  de  Paris,  on  les  a  entre- 
prises, il  faut  les  achever.  » 

M.  Blanchy,  président  du  Gonseil  colonial  à  Saigon  disait 
aussi  en  1888  :  «  Notre  principal  danger  réside  dans  notre  ins- 
tabilité, et  je  ne  veux  point  parler  ici  de  l'instabilité  des  per- 
sonnes, mais  de  l'instabilité  même  de  nos  institutions.  N'avez- 
vous  point  vu  paraître  dans  les  deux  dernières  années  cette 
série  de  décrets  bizarres  se  supprimant,  se  modifiant  les  uns 
les  autres  avant  même  qu'ils  soient  arrivés  jusqu'à  nous...  Qui 
donc  aurait  l'imprudence  de  projeter  un  établissement  durable 
dans  un  pays  où  les  valeurs  immobilières  peuvent  baisser  de 
vingt  à  quarante  pour  cent  .s7//'  un  simple  caprice  ministériel? 
la  stabilité  nous  est  avant  tout  nécessaire.  » 

Enfin,  le  Temps  du  \h  avril  dernier  rendait  compte  du  fait 
suivant  :  «  L'ingérence  du  ministère  dans  des  questions  de  détail 
a  amené  une  protestation  de  la  part  du  conseil  municipal  de 
Haïphong;  ce  dernier  a  refusé  de  voter  le   budget  de  1891  tel 


LA    KIIANCE    Ei\    L\n0-C1II.\E.  139 

qu'il  a  été  remanié  par  la  résidence  supérieure  à  la  mile,  des 
rpctiftcatlons  reçues  de  Paris.  Le  budget  municipal,  adopté  en 
premier  lieu  par  le  conseil,  avait  été  préparé  avec  le  plus  grand 
soin  par  M.  Ghavassieux,  résident-maire,  puis  approuvé  par  le 
résident  supérieur  et  par  le  gouverneur  général.  Et  voilà  que 
maintenant,  en  plein  mois  de  mars,  la  ville  se  trouve  sans  budget 
arrêté  pour  1891.  »  Après  cela  il  faut  tirer  l'échelle;  les  bureaux 
de  Paris  réglant  le  budget  d'une  ville  du  Tonkin,  dont  le  maire 
est  d'ailleurs  un  fonctionnaire,  n'est-ce  pas  le  modèle  du  genre? 
Et  peut-on  s'étonner  de  voir  le  désordre  partout? 

Et  cependant,  est-il  donc  besoin  de  tant  d'agents,  de  tant  de 
précautions,  de  tant  de  combinaisons  bureaucratiques  pour 
gouverner  ce  pays  si  foncièrement  paisible  et  facile  à  conduire  ! 
Non,  certes;  il  suffit  souvent  d'un  homme  intelligent,  expéri- 
menté, au  courant  de  la  langue  et  des  usages  du  pays,  pour 
contenir  une  province  entière.  «  L'exemple  de  M.  Brière  à  Nam- 
Dinh,  dit  M,  de  Lanessan,  prouve  qii'un  seul  administrateur 
habile  suffit  à  l'exercice  de  toutes  les  fonctions  du  protectorat 
dans  la  plus  vaste  et  la  plus  peuplée  des  provinces  du  Tonkin.  ^) 
Cette  province  compte  à  elle  seule  deux  millions  d'habitants. 

Les  efi'ets  d'un  tel  régime  sur  la  colonisation  et  le  commerce 
sont  aisés  à  prévoir;  ils  ne  peuvent  être  que  mauvais. 

Les  personnes  disposées  à  tenter  quelque  chose  pour  mettre 
en  Aaleur  les  richesses  naturelles  du  pays  rencontrent  mille 
obstacles.  On  leur  fait  subir  des  délais  interminables,  on  leur 
impose  des  formalités  sans  nombre,  on  les  tient  sous  le  coup 
d'un  contrôle  tracassier.  C'est  là  ce  qui  fait  dire  à  iM.  J.  Chailley  : 
*(  Sauf  de  très  rares  exceptions,  on  peut  dire  que  le  peu  qui  a 
été  fait  au  Tonkin  l'a  été  par  des  colons,  mais  non  pas  par  l'ad- 
ministration, ou  avec  l'aide  de  l'administration,  et  quelquefois 
l'a  été  contre  le  gré  de  l'administration.  » 

Quant  au  commerce,  on  a  fait  exactement  tout  ce  qui  pouvait 
l'entraver  ou  même  le  tuer  tout  à  fait.  Pour  se  procurer  de  l'ar- 
gent, l'administration  a  établi  une  foule  de  taxes  sur  le  mouve- 
ment de  la  navigation  :  droits  d'entrée,  de  sortie,  de  cabotage 
fluvial  et  maritime,    de    tonnage,    d'ancrage,  de  phare    (sans 


140  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

qu'on  puisse  trouver  trace,  d'ailleurs,  au  moins  dans  la  plupart 
des  cas,  de  phares,  de  bouées  ou  de  quais).  Au  Cambodge,  après 
avoir  exigé  la  suppression  des  douanes  intérieures  en  1884,  on. 
ne  tarda  guère  à  les  rétablir  sous  une  autre  forme  (un  droit  à 
la  circulation),  mais  au  profit  du  trésor  colonial.  La  Cocliinchine 
faisait  une  exportation  considérable  de  paddys  (riz  brut)  et  de 
riz,  des  droits  de  sortie  exagérés  en  ont  arrêté  la  demande.  Enfin 
l'une  des  plus  grosses  fautes  que  nous  ayons  commises  dans  ces 
pays,  c'est  l'application  faite  à  l'Union  indo-chinoise,  en  1881, 
de  notre  tarif  général  des  douanes,  frappant  de  droits  très  élevés 
toutes  les  importations  étrangères.  Cette  mesure  a  été  un  coup 
mortel  pour  le  commerce,  j)arce  que,  nous  l'avons  dit,  la  France - 
ne  pouvait  à  aucun  point  de  vue  remplir  le  vide  laissé  dès  lors 
par  l'abstention  du  commerce  anglais ,  chinois  ou  allemand. 
M.  de  Lanessan  dit  à  ce  propos  :  «  11  est  manifeste  qu'en  établis- 
sant les  tarifs  de  l'Indo-Chine.  les  administrations  métropolitaine 
et  locale  se  sont  préoccupées  de  toute  autre  chose  que  de  protéger 
l'industrie  française.  Ou  je  me  trompe  fort,  ou  ce  qu'elles  ont 
voulu  par-dessus  tout,  c'est  créer  au  trésor  de  l'Indo-Chine  des 
ressources  susceptibles  de  combler  ses  déficits.  Plus  besoig-neuses 
qu'intelligentes  et  expérimentées,  elles  ont  saisi  l'occasion  que 
leur  fournissaient  les  protectionnistes  de  la  Chambre;  sous  pré- 
texte de  tarifs  protecteurs,  elles  ont  créé  un  tarif  essentiellement 
fiscal.   » 

En  d'autres  termes,  l'action  des  causes  signalées  plus  haut 
amenant  un  âpre  besoin  d'argent,  on  ruine  le  pays  pour  s'en 
procurer,  on  tue  sottement  la  poule  aux  œufs  d'or. 
•  Selon  M.  de  Lanessan,  qui  écrivait  en  1889  :  «  Déjà  on  signale 
une  diminution  considérable  de  toutes  les  affaires,  le  départ  de 
très  nombreux  trafiquants  et  ouvriers  chinois,  des  faillites  nom- 
breuses, le  mécontentement  des  indigènes  qui  fait  craindre 
des  troubles.  »  M.  J.  Chaillcy  exprime  la  même  idée  en  d'autres 
termes.  «  Ainsi,  dit-il,  ce  pays,  qui  est  une  route  commerciale,  on 
l'a  hérissé  de  barrières  artificielles  au  nord  et  au  sud,  à  l'est  et  à 
l'ouest;  ce  peuple,  qui  ne  demande  qu'à  travailler  et  à  échan- 
ger, on  lui  a  rendu  le  commerce  impossible,  soit   en  fermant 


I 


LA    i'RANCi!:    EN    INDO-i:ilINE.  141 

l'entrée  du  pays  aux  marchandises  européennes  par  un  tarif  de 
douanes  insensé,  soit  en  arrêtant,  par  un  conti'at  de  fermes  d'o- 
pium, qui  est  un  chef-d'œuvre  de  sottise,  le  trafic  entre  le  Yun- 
nam  et  le  Tonkin;  ces  meurt-de-faim,  qui  ne  demandaient  qu'à 
déposer  les  armes  contre  un  morceau  de  pain  assuré,  on  les  a 
réduits  à  ia  misèie  en  ne  sachant  ni  leur  ouvrir  au  nord  et  à 
l'est  des  régions  sûres  où  cultiver  leurs  champs,  ni  les  faire 
vivre  des  travaux  publics  indispensables  dans  un  pays  neuf; 
enfin,  ces  pirates  de  profession  que  quelques  travaux  de  fortifi- 
cation judicieusement  placés  ou  des  voies  de  communications 
nouvelles,  canaux,  routes,  chemins  de  fer,  soit  commerciaux 
soit  stratégiques,  auraient  chassés  de  presque  tous  leurs  repaires, 
on  leur  a  comme  abandonné  une  fraction  du  pays,  sauf  à  la 
reconquérir  plus  tard  au  prix  des  plus  cruels  sacrifices.  » 

Ce  n'est  pas  tout  encore;  les  tracasseries  bureaucratiques 
ajoutent  aux  rigueurs  du  fisc;  ainsi,  de  déplorables  règlements 
sont  aggravés  par  la  manière  dont  on  les  applique.  «  Le  doua- 
nier français  ne  se  contente  presque  jamais  de  la  déclaration 
qui  lui  est  faite  par  l'indigène;  il  fait  débarquer  des  marchan- 
dises, les  compte,  les  pèse,  estime  les  objets  un  par  un  et  se 
montre  toujours  disposé  à  dresser  un  procès-verbal  contre 
une  contravention  quelconque  à  des  règlements  que  l'indigène 
ne  connaît  même  pas.  S'il  est  à  déjeuner  ou  s'il  fait  sa  sieste, 
si  l'heure  de  la  fermeture  du  bureau  a  sonné  lorsque  la  barque 
passe,  il  faut  que  celle-ci  s'arrête  et  qu'elle  attende  pendant 
des  heures   et  même  des  journées  entières.  (De  Lanessax.) 

Un  autre  auteur,  M.  .1.  Laffitte,  cite  dans  le  même  sens  ces 
deux  faits  topiques  :  une  jonque  chinoise,  expédiée  d'un  point 
privé  de  bureau  de  poste  à  un  autre  point  également  sans 
bureau  reçut  de  son  propriétaire  des  lettres  à  porter,  que 
cet  homme  scrupuleux  avait  revêtues  d'un  timbre-poste  Visitée 
en  douane,  la  jonque  fut  arrêtée  et  le  patron  condamné  à 
100  francs  d'amende  pour  port  illégal  de  correspondance!  Un 
navire  anglais  naufragé  en  pleine  côte  d'Annam  dut  payer  des 
droits  d'entrée  sur  les  objets  sauvés,  et,  en  outre,  on  réclama  au 
capitaine  des  droits  de  port  et  de  pliare,  alors  que  la  eôte  nof- 


142  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

frait  ni  abri  ni  éclairage.  On  assure  que  l'Anglais  trouva  la 
chose  un  peu  forte,    et  il  n'avait  pas  tort. 

Toutes  ces  mesures  ne  semblent-elles  pas  calculées  comme  à 
plaisir  pour  entraver  les  relations  économiques,  décourager  les 
initiatives,  et  arrêter  le  commerce  européen?  Or,  encore  une  fois, 
nous  ne  j^ouvons  faire  en  Indo-Chine  que  du  commerce,  ou  à 
peu  près.  Par  suite  ,  les  agissements  de  l'administration  tendent 
directement  à  nous  rendre  inutile  une  conquête  déjà  si  coûteuse, 
et  de  plus  à  couper  court  aux  relations  précédemment  établies 
par  les  Européens.  Voilà  pour  ce  qui  concerne  ceux-ci  ;  que 
dirons-nous  au  sujet  des  indigènes? 


11.     —    LKS    RÉSULTATS    HE    l'oCCUPATION    FRANÇAISE    AU    POINT 
DE  VUE  INDIGÈNE. 

Si  les  Français,  les  autres  Européens  et  aussi  les  Chinois, 
souffrent  de  cet  état  de  choses,  les  Annamites  en  pâtissent  plus 
encore.  Nous  savons  par  tout  ce  qui  précède  combien  ils  sont 
troublés  dans  leur  vie  publique  par  l'ingérence  aveugle  ou 
abusive  des  fonctionnaires  français.  Leur  vie  privée  subit  elle- 
même  de  véritables  bouleversements ,  par  l'effet  des  mêmes 
causes.  Le  régime  commercial  prohi])itif  de  1887  a  fait  hausser 
les  prix  d'un  bon  nombre  d'articles  de  consommation.  De  plus 
on  les  rançonne  de  toutes  les  façons.  Us  ont  à  supporter  d'abord 
les  conséquences  de  fréquentes  expéditions  militaires  :  réquisi- 
tions, logements,  corvées  de  transports,  etc.  31.  de  Lanessan  dit 
à  ce  propos  :  «  L'Annamite  est  habitué  aux  corvées  ,  mais  les 
mandarins  ont  soin  de  ne  jamais  l'éloigner  beaucoup  de  son 
village.  Notre  manière  de  procéder  est  toute  différente.  Des 
coolies  levés  au  début  d'une  expédition  ne  reviennent  qu'avec 
elle,  c'est-à-dire  au  bout  d'un,  deux  ou  trois  mois,  quand  ils 
reviennent...  Un  médecin  me  racontait  que  souvent  le  sel  faisant 
défaut  par  suite  de  l'incurie  de  l'intendance ,  les  coolies  étaient 
réduits  à  manger  leur  riz  sans  assaisonnement;  au  bout  de 
quelques  jours  ils  avaient  la  dysenterie.  Parfois  le  riz  lui-même 


LA    KUA.NCE    EN    INDÔ-CilINK.  143 

maïKjuait  et  Ton  donnait  à  ces  malheureux,  après  une  pénible 
journée  de  marche,  du  paddy  (riz  brut)  qu'ils  n'avaient  aucun 
moyen  de  décortiquer  et  que  la  plupart  étaient  obligés  de  laisser 
de  côté  au  risque  de  mourir  de  faim.  La  province  de  Bac-Ninh  a 
été  décimée  par  les  levées  de  coolies,  et  les  habitants  ont  fini  par 
abandonner  leurs  villages  afin  d'échapper  à  notre  contact.  J'ai 
pu  voir  moi-même  sur  la  route  de  Phu-Lang-Tiiong-  au  Kep 
(Tonkin)  les  ruines  de  nombreux  villages  et  les  traces  d'immenses 
rizières  transformées  en  marécages.  » 

Les  fonctionnaires  civils  imposent  de  leur  côté  aux  indigènes 
de  fréquentes  corvées  qui.  pour  être  moins  longues  et  pénibles, 
n'en  sont  pas  moins  vexatoires,  onéreuses  et  arbitraires.  On 
requiert  des  coolies  pour  expédier  des  dépêches,  conduire  des 
jonques,  tracer  des  routes  en  montagne,  transporter  du  maté- 
riel, etc.,  etc.,  et  cela,  sans  pr/>/pr,  bien  entendu. 

Mais  le  moyen  d'exploitation  le  plus  général  et  le  plus  ef- 
ficace, c'est  l'impôt.  On  a  augmenté  les  taxes  anciennes,  et  on 
en  a  imaginé  de  nouvelles.  (De  Lanessan.)  L'ensemble  pèse  lour- 
dement sur  ce  peuple  de  petites  gens.  Et  pourtant  il  ne  suffît  pas 
encore  pour  satisfaire  au  gaspillage  que  nous  avons  signalé. 
On  emploie  en  outre,  pour  tâcher  de  combler  le  déficit,  des 
procédés  inavouables,  comme  la  mise  en  forme  de  maisons  de 
jeu.  cette  fameuse  affaire  qui  a  fait  du  bruit  en  France  il  y  a 
quelque  temps.  Elle  vaut  la  peine  d'être  résumée  ici. 

D'après  M.  de  Lanessan.  «  le  gouvernement  indigène  de  l'An- 
nam  a  toujours  sévèrement  interdit  les  maisons  de  jeu  et  frappé 
de  peines  sévères  les  gens  qui  provoquent  au  jeu.  »  Mais  l'ad- 
ministration française  s'est  montrée  infiniment  moins  scrupuleuse. 
A  peine  maîtresse  de  la  Cochinchine,  elle  chercha  «  dans  le 
fermage  des  jeux  un  moyen  de  se  procurer  des  ressources  dont 
la  colonie  naissante  avait  le  plus  grand  besoin  ».  Les  suites  na- 
turelles de  ce  procédé  immoral  ne  tardèrent  pas  à  se  faire  sentir. 
En  effet ,  les  Annamites  ,  comme  tous  les  individus  sortis  de 
souche  communautaire,  sont  fort  imprévoyants.  Aussi  les  jeux  de 
hasard,  avec  leurs  promesses  et  leurs  émotions,  les  attirent-ils  ir- 
résistiblement. Comme  toujours,  la  perte  et  la  ruine  atteignent 


144  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

en  peu  de  temps  l'immense  majorité  des  joueurs  ,  qui  trop  sou- 
vent se  laissent  ensuite  aller  au  désordre  et  même  au  crime.  «  Le 
vol,  dit  M.  de  Lanessan,  d'abord  discret  et  dissimulé,  puis  la  pi- 
raterie ,  sont  les  phases  consécutives  (Viine  évolution  provocjuée 
(/cens  les  maisons  de  jeu.  C'est  ainsi  que  sont  nées  en  Cochinchine 
la  plupart  des  insurrections.  » 

En  1875,  on  se  décida  enfin  à  supprimer  cette  cause  de  ruine, 
de  démoralisation  et  de  révolte.  Mais  en  1885,  le  besoin  d'argent 
s'ag'gravant,  on  eut  l'idée  de  recourir  de  nouveau  à  cette  source 
infâme.  Le  g-ouverneur  général,  avant  de  se  décider,  crut  de- 
voir ouvrir  une  enquête  préalable  parmi  les  fonctionnaires  et  les 
principaux  indigènes.  Ils  se  montrèrent  presque  unanimes  pour 
repousser  cette  fàclieuse  idée;  mais  l'année  suivante,  en  1886,  les 
maisons  de  jeu  n'eu  furent  pas  moins  réouvertes  sous  la  fausse 
enseigne  de  Bourses  de  Commerce ,  affermées  à  des  Chinois 
moyennant  deux  millions  et  demi  par  an.  On  se  borna  à  en  inter- 
dire l'entrée  aux  Européens,  et,  en  même  temps,  on  imposa  aux 
fermiers  de  ces  prétendues  Bourses  l'aj^onnement  à  dix  journaux 
français;  comment  ceux-ci  auraient-ils  pu  médire  de  leurs  abon- 
nés? (De  Lanessan.) 

En  présence  des  résultats  obtenus  et  des  plaintes  nombreuses 
qui  s'élevaient  de  toutes  parts,  il  fallut  fermer  les  Bourses  de  com- 
merce en  juin  1887;  mais  on  les  remplaça  de  suite  par  huit 
«  Cercles  »,  bientôt  fermés  à  leur  tour,  rouverts  de  nouveau  quel- 
ques mois  après,  et  ainsi  de  suite. 

Au  Cambodge,  dit  encore  M.  de  Lanessan,  le  jeu  sévissait  avec 
d'autant  plus  de  fureur,  que  «  nous  avons  organisé  le  protec- 
torat et  les  finances  du  Cambodge  de  telle  sorte,  que  les  jeux  sont 
à  peu  près  la  seule  source  de  revenus  laissée  par  nous  au  roi  pour 
payer  les  dépenses  de  sa  cour  et  de  l'administration  indigène.  » 
Depuis  lors,  le, scandale  est  devenu  tel  qii'on  a  obligé  Norodom 
à  fermer  ostensiblement  les  tripots. 

«  Au  Tonkin,  écrivait  en  1889  le  môme  auteur,  la  ferme  des 
jeux  est  aussi  florissante  que  possible.  En  1880,  elle  fut  concédée 
par  Paul  Bert  moyennant  une  redevance  de  000.000  francs.  A 
ce  propos  on  m'écrit  :  Nous  avons  eu  pendant  plus  de  trois  se- 


I 


LA    FKAiNCE    EN    INDO-CIIINK.  145 

iTiaines  à  Hanoï  des  incendies  tous  les  soirs  à  la  môme  heure... 
La  cause,  c'est  l'extension  formidable  qu'ont  prise  les  maisons  de 
jeu  depuis  que  le  gouvernement  français  a  tenté  de  se  créer  des 
revenus  en  exploitant  le  principal  vice  des  Annamites.  » 

Seul,  FAnnaim  proprement  dit  a  pu  échapper  à  cette  plaie.  iMais 
grAce  à  qui?  A  son  gouvernement  indigène,  lequel  s'est  constam- 
ment et  énergiquement  refusé  à  employer  ce  procédé  misérable, 
donnant  ainsi  à  ses  dominateurs  européens  une  haute  leçon  de 
moralité  politique  et  de  bonne  administration. 

Nous  avons  spéculé  encore  sur  un  autre  vice  grave  des  Anna- 
mites :  sur  leur  goût  excessif  pour  l'opium.  Le  commerce  de  cette 
drogue  a  été  monopolisé  et  affermé.  Il  en  est  résulté  une  contre- 
bande active  qui  aide  et  recrute  la  piraterie. 

Tel  est  le  sort  des  indigènes  entre  nos  mains.  Le  résultat  final 
est  aisé  à  prévoir.  Désorg-anisés  par  notre  administration,  ruinés 
par  nos  impôts  et  nos  exactions,  démoralisés  par  nos  maisons  de 
jeu  ,  poussés  à  la  contrebande  par  nos  monopoles  et  nos  tarifs, 
les  Annamites  tombent  dans  le  désordre  et  s'abandonnent  en  grand 
nombre  à  la  piraterie,  qui  n'est  ici  qu'une  forme  de  la  rébellion. 
Patriotes  armés  contre  une  domination  cfui  les  opprime,  et  demi- 
brigands  pour  vivre,  ces  hommes  se  forment  en  bandes  qui  infes- 
tent presque  toute  l'Indo-Chine  française.  Cependant  la  Cochin- 
chine ,  solidement  occupée,  l'Annam  où  nous  ne  sommes  pas 
maîtres  absolus,  en  souffrent  moins  que  le  Cambodge  et  surtout 
le  Tonkin.  Dans  cette  dernière  rég"ion,  la  disposition  des  lieux  fa- 
vorise les  pirates,  en  leur  offrant  un  abri  sûr  dans  les  montagnes 
abruptes  et  boisées  qui  l'enveloppent.  De  plus,  la  population,  fort 
serrée,  souffre  énormément  de  nos  procédés.  Les  corvées  et  réqui- 
sitions, par  exemple,  poussent  beaucoup  d'hommes  au  désespoir 
et  à  la  fuite  vers  la  montagne.  Un  ancien  gouverneur  général, 
M.  Constans,  disait  en  1888  (1)  :  «  On  prend  les  hommes  comme 
on  peut,  on  les  force  à  venir;  lorsqu'ils  sont  fatigués,  ils  s'échap- 
pent et  si  on  veut  aller  les  quérir  pour  leur  appliquer  une  peine 
quelconque,  ils  prennent  la  clef  des  champs,  et  une  fois  hors  de 

(1)  Discours  à  la  Chambre,  20  novembre  1888. 

T.   XII.  10 


146  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

chez  eux,  il  faut  bieu  qu'ils  vivent,  et  ils  se  font  pirates.  »  On 
peut  citer  encore  la  fameuse  et  récente  affaire  de  Gho-Bo,  où  un 
chancelier  de  résidence,  M.  Rougery,  fut  assassiné  par  une  bande 
à  la  suite  de  l'emprisonnement  peu  justifié  du  neveu  d'un  chef 
Muong-  (1).  Cette  bande  fit  coup  double  en  pillant  la  Résidence  et 
en  s'emparant  d'un  certain  nombre  de  fusils,  avec  VO.OOO  cartou- 
ches, qu'on  avait  eu  l'imprudence  d'y  accumuler. 

Les  tirailleurs  indigènes,  que  nous  avons  levés  en  grand  nom- 
bre à  un  moment  donné,  puis  licenciés  Jn'usquement,  ont  fourni 
aussi  beaucoup  de  recrues  à  la  piraterie  ;  dès  leur  période  de  ser- 
vice sous  nos  drapeaux,  ils  trouvaient  moyen  d'être  utiles  aux 
pirates  en  leur  vendant  ou  donnant  des  cartouches,  ou  même  des 
fusils  volés  ou  emportés  par  désertion.  M.  de  Lanessan  disait  en  ce 
sens  :  «  La  plupart  des  bandes  qui  désolent  actuellement  les  pro- 
vinces d'Haï-Dzuong",  de  Bac-Niiih,  d'Hanoï  et  de  Son-Tay  sont 
formées  en  majeure  partie  d'anciens  tirailleurs.  »  Une  cause  ana- 
logue apporte  au  In^igandage  d'autres  recrues.  Dans  les  provinces 
de  Chine  autres  que  le  Petchili,  on  fait  des  levées  au  besoin,  puis 
le  soldat  est  licencié.  Beaucoup  se  font  pirates  plutôt  que  de  reve- 
nir au  travail.  Chassés  par  la  gendarmerie  chinoise,  ils  fuient  au 
ïonkin.  Ce  ne  sont  plus  là  des  patriotes,  des  rebelles,  mais  bien 
de  purs  l)rigands  dont  les  avides  déprédations  ajoutent  un  élément 
de  plus  à  riiorrcur  de  la  situation. 

Il  résulte  de  tout  ceci  que  la  piraterie  sévit  avec  une  inten- 
sité extraordinaire  dans  ce  malheureux  pays.  On  ne  s'en  rend 
pas  bien  compte  à  la  simple  lecture  des  journaux,  parce  que  la 
géographie  du  Tonkin  n'est  pas  dans  toutes  les  mémoires.  Mais 
en  examinant  les  choses  de  près,  on  voit  que  les  rebelles  ou 
les  pirates  (il  y  a  synonymie  dans  les  termes  dans  le  cas  actuel), 
sont  partout  et  «  travaillent  »  avec  une  audace  qui  est  la  meil- 
leure preuve  de  notre  faiblesse.  Du  reste,  un  exemple  pris  en- 
tre cent  fera  bien  comprendre  la  situation. 

Le  Cah'donien^  courrier  du  Japon  et  de  Chine,  avec  escale 
à   Saigon,    arrivé    à  Marseille    le   10  avril  dernier,    apportait, 

(1)  V.  Journal  des  Débals  de  mars  1891. 


LA    KHANCE    F.N    INDO-ClIIMi:.  1  i7 

d'après  le  Temps   du    11,  les  nouvelles    suivantes  du  Tonkin  : 

«  La  colonne  qui  opère  dans  la  région  ouest  de  Coohfuu/  a 
rencontré  une  forte  résistance  de  la  part  des  bandes  établies 
depuis  longtemps  dans  la  contrée.  —  Une  bande,  chassée  du 
Ngé-An  depuis  deux  mois,  a  reparu  et  a  été  surprise  par  la 
garde  civile  du  Tluni-Hoa,  qui  lui  a  enlevé  un  convoi  et  fait 
de  nombreux  prisonniers.  —  Une  rencontre  a  eu  lieu  dans 
le  Baf/-S(ft/,  entre  250  gardes  civils  et  de  fortes  bandes  de 
pirates.  La  garde  civile  a  perdu  11  hommes,  dont  un  garde 
principal,  et  a  eu  30  blessés.  Quand  les  secours  sont  arrivés,  les 
pirates  avaient  disparu  dans  la  direction  du  canal  des  rapides.  — 
Le  1"'"  mars,  le  résident  de  Son-Taij  a  reçu  dix  rapports  lui  si- 
gnalant de  nombreux  actes  de  piraterie  dans  la  région  des 
Muongs  :  le  poste  de  PIui-Anh-Bhih  est  entouré  par  de  fortes 
bandes  qui  lui  rendent  les  communications  impossibles;  une 
bande  menace  Clio-Bo,  mais  des  mesures  sont  prises  pour  la 
repousser  ».  Or  il  est  essentiel  de  noter  que  : 

Gao-Bang  est  un  point  situé  dans  Fextrème  nord  du  Tonkin  ; 

Than-Hoa  est  placé,  au  contraire,  à  Fextrème  sud,  près  de  la 
côte;  c'est  un  chef-lieu  de  la  province  la  plus  méridionale  de 
TAnnam  proprement  dit,  en  dehors  du  Tonkin,  par  conséquent; 

Le  Bay-Say  et  le  canal  des  rapides  sont  situés  au  cœur  du 
Tonkin,  entre  Hanoï,  la  capitale  et  la  ville  importante  de  Bac- 
Ninh; 

Enfm  Son-Tay  et  les  localités  citées  plus  haut,  qui  en  dé- 
pendent, occupent  le  sommet  du  delta,  à  l'entrée  de  la  région 
montagneuse. 

Conclusion  :  Presque  toutes  les  parties  du  Tonkin  étaient  en- 
core, au  début  de  cette  année  1891,  livrées  aux  excès  de  la 
piraterie.  Les  environs  même  de  la  capitale  manquaient  tota- 
lement de  sécurité. 

Un  témoin  oculaire,  M^'""  Puginier,  écrivait  en  janvier  dernier  : 
((  La  piraterie  a  tellement  fait  de  progrès  et  s'est  tellement  gé- 
néralisée, surtout  depuis  deux  mois,  que,  dans  la  seule  province  de 
Hà-Noï  il  ne  se  passe  pas  iuï  Jour  où  fon  ne  signale  deux  ou 
trois  villages  pillés  ou  brûlés^  en  tout  ou  en  partie.  Cependant, 


148  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

je  sais  positivement  qu'on  ne  les  signale  pas  tous,  de  peur  de 
s'attirer  de  plus  grands  mallieurs.  Dans  la  dernière  quinzaine, 
j'ai  eu  l'occasion  de  rencontrer  un  grand  nombre  de  personnes 
de  différents  endroits.  Un  jour,  des  notables  de  six  cantons  se 
trouvèrent  par  basard  ensemble  chez  moi.  Je  leur  demandai, 
à  chacun,  le  nombre  des  communes  de  leur  canton  et  le  chiffre 
de  celles  qui  ont  été  piratées  dans  l'espace  des  quatre  der- 
niers mois.  Voici  ce  que  j'ai  appris  :  les  six  cantons  forment 
ensemble  un  total  de  vingt-neuf  communes,  et  sur  ces  vingt-neuf, 
il  y  en  a  eu  dix-huit  piratées,  en  tout  ou  en  partie,  en  moins  de 
trois  mois.  Quelques-unes  l'ont  été  deux  et  même  trois  fois.  » 

Nous  disions  tout  à  l'heure  que  la  rébellion,  quoique  moins 
active  dans  les  aufres  parties  de  r[ndo-Chine,  n'était  pas  ce- 
pendant localisée  au  Tonkin.  En  voici  la  preuve.  Le  Temps  du 
28  avril  dernier  publiait  la  note  suivante  :  «  Les  dernières 
nouvelles  parvenues  de  la  province  de  Vinh  (Annam),  à  la  date 
du  18  mars,  annoncent  que,  grâce  à  l'activité  et  à  l'énergie  vrai- 
ment extraordinaire  de  M.  le  vice-résident  Damade,  officier  dé- 
missionaire,  une  grande  partie  des  rebelles  ont  abandonné  la 
province  et  se  sont  réfugiés  dans  la  montagne.  »  Il  est  fort  pro- 
bable que  ces  rebelles  réfugiés  dans  la  montagne  n'ont  pas  tardé 
à  redescendre. 

Les  procédés  employés  pour  réprimer  la  piraterie  sont  d'ail- 
leurs rarement  aussi  efficaces.  hx\  Tonkin,  on  expédie  dans  di- 
verses directions  des  colonnes  de  troupes,  convoyées  par  de  nom- 
breux coolies  de  corvée.  Ces  colonnes  dévastent  le  pays  pour 
«  l'épouvanter  »,  frappant  «  amis  et  ennemis  ».  Les  gens  paisi- 
bles, exaspérés,  rejoignent  es  pirates,  qui  passent  entre  les  colon- 
nes et  s'échappent.  Soldats  et  coolies  reviennent  épuisés,  et  bon 
nombre  d'hommes  entrent  à  l'hôpital.  Ces  expéditions,  dit  M.  de 
Lanessan,  coûtent  horriblement  cher  pour  un  résultat  nul.  On  a 
calculé  que  le  vin  transporté  pour  le  ravitaillement  d'une  colonne 
au  delà  de  Lao-Kaï  revenait  à  8  francs  le  litre!  En  définitive,  les 
expéditions  font  dépenser  beaucoup  d'argent,  et,  ce  qui  est  pire, 
beaucoup  d'hommes,  sans  atteindre  le  résultat  cherché,  car  elles 
ne  parviennent  pas  à   effrayer  ou  à  comprimer  les  rebelles  et 


I 


LA    FRANCE    EN    liNDO-CHINE.  149 

pirates  (il  faudrait  pour  cela  occuper  tout  le  pays,  et  on  Ta  es- 
sayé sans  pouvoir  continuer,  cela  coûtait  trop  cher);  elles  réus- 
sissent encore  moins  faire  à  disparaître  les  causes  de  ce  déplo- 
rable état  de  choses. 

Est-il  donc  impossible  d'arrêter  la  piraterie?  est-ce  un  mal 
endémique,  inguérissable?  Nullement,  c'est  chose  au  con- 
traire extrêmement  facile.  Il  suffît  de  rendre  à  ces  malheu- 
reux ce  que  nous  leur  enlevons,  c'est-à-dire  la  libre  disposition 
de  leur  vie  municipale  et  familiale,  la  liberté  de  travailler  sans 
être  dérangés  à  chaque  instant  par  des  réquisitions  et  des  cor- 
vées,, la  modération  dans  les  taxes  intérieures  et  douanières. 
A  l'époque  où  M.  de  Lanessan  visitait  le  Tonkin,  la  province  de 
Nam-Dinh,  avec  deux  millions  d'habitants,  était  absolument 
tranquille  sous  la  direction  des  autorités  locales,  avec  huit 
cents  miliciens  indigènes  et  un  résident  bien  au  courant  du 
pays,  qui  laissait  agir  les  forces  locales.  Un  an  après,  le  pays 
était  sillonné  de  colonnes  qui  procédaient  à  des  exécutions  som- 
maires, et  les  rebelles  faisaient  des  coups  de  main  jusqu'aux  por- 
tes d'Hanoi.  D'après  M.  J.  Chailley,  un  officier  intelligent  chargé 
d'une  expédition,  le  commandant  Servières,  se  trouvant  en  pré- 
sence d'une  bande  de  sept  cents  pirates,  entra  en  pourparlers  avec 
eux  avant  de  les  attaquer.  Chargé  d'ouvrir  une  route  militaire,  il 
leur  offrit  du  travail,  et  les  enrôla  «  sans  coup  férir  ». 

On  voit  par  ce  qui  précède  que  le  sort  fait  aux  indigènes  par 
notre  domination  est  tout  à  fait  digne  de  pitié.  C'est  là  de  l'op- 
pression bien  caractérisée  ;  et  cette  oppression  est  si  dure,  si  rui- 
neuse, si  insupportable,  que  ces  gens  doux,  laborieux  et  paisibles 
en  règle,  vont  jusqu'à  prendre  les  armes  pour  essayer  de  délivrer 
leur  pays  de  notre  présence,  et  sont  trop  souvent  réduits  à  vivre 
de  brigandage. 

ni.    CARACTÈRE    INSTABLE    ET     PRÉCAIRE    DE    xXOTRE    DOMINATION 

EX    INDO-CHINE. 

Les  effets  de  notre  occupation  en  Indo-Chine  sont  donc  en  défi- 
tive  mauvais  à  tous  les  points  de  vue.  Nous  sacrifions  les  intérêts 


150  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

des  indigènes,  et  nous  ne  servons  pas  intelligemment  les  nôtres.  A 
part  les  quelques  centaines  de  fonctionnaires  qui  troublent  le 
pays  sous  prétexte  de  le  diriger,  personne  ne  se  déclare  satisfait. 
Les  colons  se  plaignent,  les  indigènes  se  révoltent.  C'est  pourquoi 
notre  domination  garde  indéfiniment  un  caractère  instable,  fra- 
gile et  précaire.  Je  vais  le  démontrer  par  de  nouveaux  témoigna- 
ges, très  faciles  d'ailleurs  à  rassembler,  car  c'est  là  une  impression 
unanime  chez  ceux  qui  ont  vu.  M.  de  Lanessan  d'abord  s'exprime 
ainsi  en  parlant  du  Tonkin  :  «  Le  pays  est  pacifié,  mais  l'état  des 
esprits  y  est  tel,  c/ue  personne  ne  serait  étonné  de  le  voir  se  sou- 
lever tout  entier,  du  nord  au  sud  et  de  f  est  à  T ouest,  à  la  première 
occasion.  » 

M^  Puginier  est  absolument  du  même  avis  :  «  Tous  ceux  qui 
voient  un  peu  clair  dans  les  affaires  du  Tonkin  et  qui  savent  ap- 
préciera leur  juste  valeur  les  regrettables  événements  qui  se  pas- 
sent et  vont  en  se  compliquant  de  jour  en  jour ,  tous  ceux-là  s'accor- 
dent à  dire  que  des  soulèvements  se  préparent  et  que  nous  verrons 
de  grands  malheurs.  J'ai  vu  bon  nombre  de  Chinois  et  d'Anna- 
mites intelligents  et  pratiques,  qui  ne  s'étaient  pas  communiqué 
leurs  impressions,  me  parler  tous  avec  conviction  dans  le  même 
sens.  » 

Un  missionnaire  écrivait  récemment  du  Tonkin  :  «  Au  Ton- 
kin, tout  va  de  mal  en  pis,  ou,  pour  mieux  dire,  le  pays  marche 
à  sa  ruine...  Le  pays  est  à  la  lettre  réduit  à  la  misère,  et  cette  mi- 
sère s'aggrave  de  jour  en  jour...  Actuellement,  chrétiens  et  infi- 
dèles ne  songent  qu'à  fortifier  leurs  villages  et  à  acheter  des 
armes.  » 

Selon  M.  J.  Chailley  :  «  A  l'heure  actuelle,  les  fonctionnaires, 
même  les  meilleurs,  se  sentent  impuissants  et  demeurent  inactifs; 
les  colons  sont  à  bout  de  courage,  et  les  indigènes  à  bout  de  pa- 
tience; \q  commerce  est  languissant;  ce  pays,  naguère  si  vivace,  a 
l'air  d'un  mourant.  » 

Enfin,  un  correspondant  du  Temps  écrivait  en  avril  dernier  : 
«  En  prenant  pour  point  de  départ  l'année  1885,  la  fin  de  la  cam- 
pagne, jamais  peut-être  notre  colonie  n'a  traversé  une  époque 
aussi  remplie,  pour  les  colons,  de  doutes  anxieux,  de  désirs  ar- 


( 


LA    FRANCE    Ei\    INDO-CHINE.  151 

dents  d'entreprendre  enfin  quelque  chose.  Toute  la  question  est 
là  :  «  Qu'est-ce  que  la  métropole  fera  décidément  pour  mettre  le 
Tonkin  en  valeur?  En  premier  lieu,  elle  devrait  lui  donner  un  gou- 
vernement local  bien  établi  et  des  fonctionnaires  stables  :  c'est 
le  contraire  quelle  fait.  Le  gouverneur  général,  toujours  suspendu 
au  fil  télégraphique  le  reliant  avec  le  sous-secrétaire  d'État,  sol- 
licite de  Paris  le  mot  d'ordre  pour  trancher  les  questions  les  plus 
infimes!  Et  au-dessous  du  gouvernement  général,  quels  rouages? 
En  ces  derniers  jours  encore,  rien  que  des  officiers  et  des  fonction- 
naires par  intérim  :  résident  supérieur,  général  commandant  les 
troupes,  ingénieur-directeur  des  travaux  publics,  etc.,  tous  par 
intérim!  » 

Plus  récemment  encore,  en  mai  dernier.  M.  U.  Pila,  arrivé  du 
Tonkin  depuis  quelques  jours,  disait  dans  un  rapport  adressé  à  la 
Chambre  de  commerce  de  Lyon  :  «  Entre  le  Tonkin  que  j'ai  visité 
en  1886,  alors  presque  complètement  pacifié,  naissant  à  une  activité 
commerciale  pleine  de  promesses,  et  le  Tonkin  que  je  viens  de  voir, 
la  désillusion  est  grande  :  la  sécurité  n'existant  plus  en  dehors 
des  grandes  villes;  la  contrebande  et  la  piraterie  organisées  et 
menaçantes  ;  le  commerce  né  d'hier  menacé  dans  son  existence  ;  les 
colons  français  et  asiatiques  découragés  et  prêts  à  l'abandonner, 
telle  est  la  situation!  » 

Il  est  bien  évident  que  ni  les  Annamites  proprement  dits  ni  les 
Cambodgiens  ne  sont  plus  heureux  ni  plus  favorables  à  notre 
domination  que  les  Tonkinois.  Là  aussi  Finsurrection  menace  et 
la  crainte  seule  retient  les  indigènes  prêts  à  se  soulever  au  moindre 
signe  de  faiblesse.  Une  commotion  politique  en  Europe  allumerait 
presque  sûrement  en  Indo-Chine  un  incendie  destructif  de 
notre  domination.  Telle  est  la  perspective. 

Sans  vouloir  nous  attarder  dans  la  voie  difficile  des  comparai- 
sons, nous  rappellerons  cependant  que  les  Anglais  sont  nos  voi- 
sins, ou  peu  s'en  faut,  en  Indo-Chine.  En  trois  étapes  successives, 
1826,  1852,  1885,  ils  se  sont  emparés  de  la  Birmanie  entière. 
Ont-ils  employé  les  mêmes  procédés  que  nous?  Non  certes.  C'est 
un  voyageur  français  qui  le  déclare  :  «  Un  de  mes  copassagers, 
qui  a  occupé  à  Calcutta  une  très  haute  situation,  me  donnait  l'autre 


lo2  LA    SCIENCE   SOCIALE, 

jour  des  détails  sur  l'occupation  de  la  Birmanie.  Le  vice-roi  des 
Indes,  me  disait-il...  désigna  pour  organiser  la  nouvelle  conquête 
(celle  de  1852)  ,  les  fonctionnaires  les  mieux  notés.  Nom- 
hi'c  de  déclasses  vernis  d'Angleterre  s'étaient  présentés  avec  des 
lettres  de  recommandation  émanant  de  personnalités  inflaenteSy 
mais  ils  furent  impitoijablement  écartés.  (Correspondance  du 
Temps,  15  avril  1891.) 

Un  autre  Français,  M.  Mahé  de  la  Bourdonnais,  employé  du- 
rant quelque  temps  comme  ingénieur  en  Birmanie,  confirme  le 
fait  en  indiquant  les  résultats  de  cette  politique  :  «  Il  faudrait 
être  de  mauvaise  foi,  dit-il,  pour  nier  les  immenses  progrès  que  la 
Birmanie  a  accomplis  depuis  qu'elle  est  sous  la  domination  an- 
glaise... Routes,  canaux  et  chem.ins  de  fer,  services  réguliers  de 
bateaux  à  vapeur,  permettent  d'amener  à  Rangoon,  à  Akyal, 
àMoulmein,  et  dans  les  principaux  ports,  quantité  de  marchan- 
dises recherchées  en  Europe  et  dans  l'Inde,  et  dont  les  habi- 
tants n'avaient  jamais  su  tirer  le  moindre  parti.  » 

Le  même  auteur  ajoute  :  (c  Les  Ponts  et  Chaussées  ont  été 
robjet  de  frais  considérables;  il  existe  tout  un  système  de  voies  de 
communication  dont  l'exécution  fut  terminée  en  1883.  Les  re- 
venus de  l'État  démontrent  que  les  derniers  exercices  ont  été  si- 
gnalés par  de  grands  progrès  et  par  une  prospérité  générale.  » 

Le  résultat  est  sensible  :  «  En  dix  ans  la  population  de  la  basse 
Birmanie  s'est  accrue  de  un  million  d'habitanls  ». 

La  comparaison  n'est  pas  à  notre  avantage.  Il  est  vrai  que  le 
système  social  de  l'Angleterre  est  bien  différent  du  nôtre,  et  que 
par  suite  les  procédés  employés  ne  sont  pas  les  mêmes.  Un  petit 
nombre  d'agents  choisis  et  expérimentés  régit  la  Birmanie  an- 
glaise et  y  facilite  l'action  d'un  commerce  vigoureux,  hardi,  bien 
organisé.  Dans  Tlndo-Chine  française,  une  armée  de  fonction- 
naires pris  au  hasard  des  influences  politiques,  dépourvus  de 
toute  compétence,  foulent  lindigène  et  font  toutes  les  maladresses 
capables  de  décourager  l'initiative,  déjà  si  peu  accusée,  d'un 
commerce  affaibli  par  l'immixtion  intempérante  des  pouvoirs 
publics. 

11  résulte,  en  dernière  analyse,  des  nombreux  témoignages 


LA    FRANCK    KN    INDO-CHINE.  133 

énumérés  plus  haut,  que,  en  Indo-Chine  comme  en  Algérie,  nous 
marchons,  —  ou  plutôt  nous  courons,  —  vers  un  échec  ruineux  pour 
notre  considération  autant  que  pour  nos  finances,  et  cela  grâce 
aux  procédés  employés ,  procédés  qui  sont  du  reste  les  niâmes 
dans  les  deux  colonies.  D'où  vient  donc  celte  iatalité  qui  nous 
pousse  à  agir  partout  de  la  façon  la  plus  propre  à  nuire  à  nos 
propres  intérêts,  tout  en  faisant  le  plus  grand  tort  aux  races  qui 
subissent  notre  domination?  Elle  provient  d'une  cause  générale 
que  nous  allons  exposer  maintenant. 


IV.  LES  CAUSES  GÉNÉRALES  DE  LA  CRISE  ACTUELLE. 

La  cause  générale  qui  agit  dans  un  sens  si  fâcheux  sur  l'en- 
semble de  notre  politique  coloniale,  et  en  particulier  sur  celle 
que  nous  suivons  aujourd'hui  dans  nos  établissements  indo- 
chinois,  n'est  pas  de  récente  origine.  Elle  nous  a  causé  déjà,  en 
Europe,  et  depuis  plus  de  trois  siècles,  d'incalculables  dommages. 
Sous  l'influence  de  notre  régime  social,  déséquilibré  par  l'action 
exagérée  jusqu'à  l'absurde  de  la  vie  publique,  nous  faisons  des 
conquêtes  répondant  à  des  vues  politiques  et  personnelles,  mais 
non  pas  à  des  besoins  nationaux.  Nous  occupons  des  territoires 
pour  procurer  du  renom  et  de  l'influence  à  nos  souverains,  à  nos 
hommes  politiques,  et  non  pas  pour  faire  place  à  une  expan- 
sion de  race,  —  qui  n'existe  pas  d'ailleurs.  En  d'autres  termes, 
nous  sommes  guidés,  dans  notre  action  extérieure,  par  des  in- 
térêts artiflciels  et  momentanés,  non  pas  par  des  tendances  na- 
turelles et  permanentes. 

On  trouve  précisément  la  preuve  de  ce  fait  dans  les  déclarations 
publiques  de  l'homme  d'État  qui  a  tant  contribué  à  développer 
nos  entreprises  en  Indo-Chine  ;  M.  Jules  Ferry  disait  récemment 
dans  un  livre  à  sensation  :  «  Pour  nous,  et  pour  tous  ceux  qui 
avaient  gémi  de  cette  faute  irréparable  (l'abandon  de  l'Egypte), 
l'occupation  du  Tonkin  était  d'abord  une  revanche  de  l'afi'aire 
d'Egypte.  » 

J'avoue  qu'il  m'est  difficile  de  saisir  la  logique  de  cette  poli- 


154  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

tique.  Entre  l'Egypte  et  le  Tonkin  la  différence  est  grande  et  la 
comparaison  difficile.  On  voit  bien  là  le  côté  tout  artificiel  des 
choses.  Il  s'agit  de  «  prendre  »  avant  tout;  et,  quand  un  échec 
survient  au  cours  d'une  entreprise  donnée,  on  croit  obtenir  une 
compensation  en  allant  saisir  quelque  chose,  n'importe  quoi,  à 
l'autre  bout  du  monde,  que  l'on  soit  ou  non  en  état  d'utiliser  sa 
conquête.  On  prend  pour  prendre,  et  voilà  tout.  Il  serait  aisé  de 
prouver,  l'histoire  en  main,  qu'il  n'est  pas  de  politique  plus 
étroite  et  plus  imprévoyante,  bien  qu'elle  affecte  des  allures 
grandioses  et  des  visées  glorieuses. 

Mais,  dit  encore  M.  J.  Ferry,  «  on  n'est  pas  une  grande  puis- 
sance en  restant  terré  chez  sol...!  C'est  en  faisant  des  conquêtes 
au   dehors  cjue  la   France  a  repris  son  rang  de  grande  puis- 
sance. »   Cette  fois,  nous  tenons  bien  la  formule.  On  n'est  une 
«  grande  Puissance  »   qu'à  la  condition  de  faire  la  guerre,  de 
vaincre,  de  conquérir  des  territoires  et  de  dominer  des  peuples. 
C'est  la  formule  essentielle  des  États  à  gouvernement  centralisé. 
La  France  fut  une  «  grande  Puissance  »  avec  Louis  XIV,  avec 
Napoléon  I",  et  Napoléon  III  voulut  aussi  lui  attribuer  ce  rôle; 
or  ces  trois  noms,  représentemt  trois  règnes,  rappellent  aussi 
trois  désastres  :  Malplaquet,  Waterloo,  Sedan.  Quelle  leçon!  Elle 
nous  apprend  que  s'il  est  glorieux  d'être  vainqueur  (car  les  hom- 
mes ont  la  sottise  d'admirer  ce  qui  les  ruine),  il  est  désastreux 
d'être  vaincu,  —  et  on   l'est  inévitablement  quelque  jour.  Un 
peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  le  vainqueur  d'hier  est  écrasé 
à  son  tour,  et  fait  place  à  la  «  grande  Puissance  »  du  moment. 
C'est  là  ce  qu'on  appelle  justement  le  jeu  de  la  politique  et  de 
la  guerre.  Or,  jouer  n'est  ni  plus  prudent  ni  plus  moral  pour 
une  nation  que  pour  un  individu.  Un  pareil  jeu  est  même  beau- 
coup moins  excusable  que  tout  autre,  car  s'il  procure  un  gain 
à  quelques  joueurs  principaux,  il  anéantit  ou  ruine  un  nombre 
immense  d'hommes  engagés  malgré  eux  dans  la  fatale  partie. 
Cette   formule   de  la  «  grande  Puissance  »    est  sortie    d'une 
grave  erreur,  qui  se  perpétue  elle-même  avec  la  condition  so- 
ciale éminemment  artificielle,  instable  et  faible  qui  est  la  nôtre. 
L'erreur  consiste  à  croire  que  le  bonheur,  la  grandeur  et  l'ex- 


LA    FHANCE    EN    TNDO-CIIINE.  155 

pansion  dos  peuples  sont  l'œuvre  de  leur  gouvernement.  Cela 
est  faux,  radicalement  faux.  I^es  peuples  ne  peuvent  être  heu- 
reux, prospères,  capables  d'expansion,  que  par  l'action  infiniment 
multiple  et  infiniment  efficace  de  la  vie  privée,  et  à  la  con- 
dition que  celle-ci  soit  bien  et  fortement  organisée.  Alors  le 
Gouvernement  n'a  qu'à  suivre  et  à  soutenir  le  mouvement  par 
les  moyens  spéciaux  mis  à  son  service  dans  ce  but.  Mais  s'il 
prétend  marcher  en  avant  et  tracer  les  voies,  il  a  mille  et  une 
chances  de  se  tromper,  de  faire  fausse  route,  de  n'être  point 
suivi,  de  compromettre  enfin  les  intérêts  qu'il  a  la  prétention 
de  servir.  Mais  en  agissant  de  la  sorte,  l'État,  tel  qu'il  est 
organisé  chez  nous,  a  suivi  sa  formule  et  obéi  à  sa  tendance, 
qui  le  pousse  à  satisfaire  tant  d'intérêts  personnels.  Il  a  pro- 
curé d'abord  à  tel  politique  un  renom,  —  toujours  fugitif,  car  les 
inconvénients  du  système  ne  tardant  pas  à  percer,  ce  renom 
dévie  bientôt  lui-même  vers  l'impopularité.  L'État  a  surtout 
satisfait  im  certain  nombre  d'aspirants  fonctionnaires,  les  a 
placés  dans  les  postes  coloniaux,  où  ils  sont  payés  grassement 
et  à  frais  communs  par  la  métropole  et  le  pays  conquis,  car 
celui-ci  ne  suffit  jamais  à  payer  la  totalité  des  frais. 

Que  faudrait-il  donc  faire  pour  atténuer  immédiatement  le  mal, 
puisque  le  remède  véritable,  le  seul  spécifique,  une  reconsti- 
tution sociale,  n'est  pas  chose  qui  puisse  se  faire  en  un  jour 
pour  venir  parer  aux  besoins  du  moment? 

En  fait,  la  réponse  est  assez  facile.  Elle  est  indiquée  naturel- 
lement par  le  sens  des  abus  que  nous  avons  eu  l'occasion  de 
signaler.  En  voici  les  éléments  essentiels. 


V.    MOYENS    IMMÉDIATS    DE    REMÉDIER    A    LA    CRISE    INDO-CHINOISE. 

Une  longue  série  de  témoignages  précis,  circonstanciés,  nous 
a  montré  d'abord  que  nous  compromettons  la  situation  de  la 
métropole  et  la  prospérité  de  la  colonie ,  par  le  nombre  exa- 
géré et  la  qualité  généralement  médiocre  de  nos  fonctionnaires. 
Il  est  donc  évident  que  la  première  chose  à  faire  consiste  dans 


156  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

la  réduction  du  nombre  de  nos  agents,  et  dans  une  sélection 
sévère  des  hommes  appelés  à  cette  tâche  si  déhcate  de  gou- 
verner tout  un  peuple.  11  faut  exiger  d'eux  des  garanties  de 
capacité,  de  moralité,  et  aussi  la  connaissance  de  la  langue  lo- 
cale; il  est  indispensable  en  outre  de  les  soustraire  aussi  com- 
plètement que  possible  aux  influences  politiques.  Dans  ces 
conditions  le  corps  administratif  français  deviendrait  un  simple 
cadre  de  haute  direction  et  de  contrôle,  établi  au-dessus  d\me 
administration  indigène  générale  et  locale  aisée  à  recruter, 
parce  que  la  nation  annamite  en  fournit  tous  les  éléments. 

Ceci  nous  amène  à  traiter  un  point  épineux. 

Pour  agir  comme  nous  venons  de  le  dire,  il  faudrait  pouvoir 
ménager  avec  soin  l'influence  de  la  classe  dirigeante,  celle  que 
l'on  appelle  communément  la  «  classe  des  lettrés  »,  parce  qu'elle 
est  en  possession  de  cette  instruction  orientale  qui  consiste  es- 
sentiellement à  connaître  par  cœur  et  à  savoir  écrire  les  innom- 
brables caractères  chinois  des  livres  religieux.  L'influence  de 
cette  classe  lui  vient,  d'ailleurs,  non  pas  de  cette  instruction  mé- 
diocre, mais  bien  plutôt  de  la  condition  sociale  que  lui  assure, 
du  moins  dans  ses  rangs  supérieurs,  une  quasi-richesse.  C'est, 
en  somme,  une  bourgeoisie  formée  par  les  chefs  des  familles  les 
plus  aisées;  elle  constitue  la  portion  relativement  éclairée,  la 
uotah'dité  de  la  nation,  et,  par  suite,  elle  exerce  sur  la  masse  du 
peuple  une  action  considérable.  Cette  catégorie  sociale  présente 
encore  ce  caractère  important  et  bien  d'accord  avec  sa  situation, 
(jumelle  conserve  plus  exactement  que  toute  autre,  avec  plus 
de  jalousie  et  de  ténacité,  les  vieilles  coutumes  nationales.  Comme 
partout,  cette  bourgeoisie  est  la  partie  la  plus  ((  conservatrice  » 
de  la  nation  ;  et  elle  est  conservatrice  au  suprême  degré,  puis- 
que le  principe  des  peuples  communautaires,  c'est  l'immutabilité. 

Il  résulte  de  là  deux  difficultés  graves. 

D'abord,  nos  fonctionnaires,  qui  tendent  à  absorber  en  eux 
tous  les  pouvoirs,  se  heurtent  immédiatement  à  cette  classe  et 
n'ont  qu'une  idée  :  la  déposséder  de  son  influence  pour  suppri- 
mer l'obstacle  qu'elle  leur  oppose.  C'est  ainsi  qu'en  Cochinchine 
ils  ont  évincé  des  fonctions  administratives  tous  les  notables  et 


LA    FRANCK    EN    INDO-CIIINK.  157 

ont  élevé  à  leur  place  des  gens  sans  aveu,  clans  bien  des  cas 
leurs  domestiques  et  leurs  agents.  On  ne  peut  concevoir  une 
conduite  plus  inepte  et  plus  oppressive  ,  un  plus  sot  mépris 
pour  le  peuple  conquis.  Nous  aurons  grand'peine  à  remon- 
ter ce  courant,  car  nos  fonctionnaires  sont  accoutumés  à  ne 
rencontrer  devant  eux  aucune  résistance,  aucune  organisation 
capable  de  gêner  leurs  mouvements. 

En  second  lieu,  cette  entente  avec  les  «  lettrés  »  semble  pré- 
senter des  difficultés  d'une  autre  nature  à  nos  missionnaires, 
dont  les  travaux  et  la  propagande  pourraient  aider  singulière- 
ment à  la  consolidation  de  notre  autorité.  Voici  pourquoi.  Les 
missionnaires  trouvent  en  Indo-Chine  un  terrain  bien  particulier. 
Les  Annamites  n'ont  pas  de  système  religieux  parfaitement  or- 
ganisé et  dogmatique.  Ils  adorent  bien,  selon  M.  Silvestre,  une 
divinité  trinitaire  indéfinie,  principe  de  tout,  mais  dont  la  con- 
ception exclusivement  philosophique  reste  au-dessus  de  la  portée 
moyenne  des  esprits.  11  semble  que  cette  situation  soit  très  fa- 
vorable à  l'œuvre  propagandiste  des  représentants  d'une  religion 
aussi  régulière  dans  ses  dogmes  et  aussi  précise  dans  ses  rites 
que  le  catholicisme,  aussi  propre  par  conséquent  à  frapper  l'es- 
prit des  foules.  Mais  cette  œuvre  a  rencontré  un  obstacle  imprévu, 
et  surtout  incompris. 

Dans  la  réalité  des  choses,  aucune  race  ne  peut  vivre  sans 
pratiques  religieuses.  Il  est  à  remarquer  même  que,  plus  les  races 
sont  développées  au  point  de  vue  social,  et  plus  la  nécessité  d'un 
culte  s'impose.  Les  Anglais  sont  religieux  avec  passion;  nos 
sociétés  de  francs-maçons  et  de  libres-penseurs  se  créent  un 
idéal  quelconque  et  s'assujettissent  à  des  rites  compliqués,  tout 
en  raillant  les  pratiques  des  vieilles  religions.  Les  Chinois,  et 
après  eux  les  Annamites,  n'ont  point  échappé  à  cette  loi.  Faute 
d'une  religion  importée,  ils  ont  organisé  un  culte  national 
adapté  directement  à  leur  système  social,  sorti  pour  ainsi  dire 
des  entrailles  mêmes  de  leur  société  :  le  Culte  des  Ancêtres.  Le  ré- 
gime communantaire  et  patriarcal,  qui  fait  du  chef  de  famille 
une  autorité  éminemment  respectable,  un  représentant  naturel 
de  Dieu  sur  la  terre,    a   conduit  tout   naturellement  aussi  ces 


158  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

peuples  à  une  sorte  de  divinisation  des  ancêtres  disparus  dans 
la  mort.  Dès  lors  ou  s'explique  le  culte  qui  leur  est  rendu,  culte 
minutieusement  organisé  d'après  des  règles  qui  correspondent, 
du  reste,  aux  particularités  journalières  du  fonctionnement  de 
la  famille  patriarcale.  Voilà  pourquoi,  justement,  les  «  rites  » 
dominent  toute  la  vie  familiale  et  même  toute  la  vie  civile  : 
c'est  qu'ils  en  sont  sortis  directement.  «  On  peut  dire  qu'en 
Annam  tout  tient  aux  rites,  en  procède,  ou  s'y  rapporte.  »  (J.  Syl- 
vestre.) Telle  est  la  situation  rencontrée  à  ce  point  de  vue  par 
les  missionnaires. 

Ils  se  trouvent,  en  définitive,  il  faut  en  convenir,  en  présence 
d'un  culte  d'allure  idolntriquc,  auquel  les  indigènes  paraissent 
tenir  avec  une  attache  d'autant  plus  marquée  qu'ils  appartien- 
nent à  la  classe  supérieure.  De  là  cette  conclusion  inévitable 
qu'il  faut  prendre  corps  à  corps  les  faux  dieux  de  cette  religion 
païenne,  les  ébranler  dans  leurs  fondements  et  les  renverser. 
Mais  ces  hommes  du  zèle  le  plus  admirable  se  heurtent  là  à  une 
difficulté  particulière,  parce  qu'en  attaquant  le  faux  culte  il  peut 
sembler  qu'ils  s'en  prennent  aux  institutions  familiales  et  ci- 
viles elles-mêmes,  il  leur  est  arrivé  ainsi  trop  souvent,  de  passer  aux 
yeux  des  chefs  de  famille  pour  des  perturbateurs  publics,  pour 
des  sacrilèges  qui  sapaient  les  bases  mêmes  de  la  famille  et  de 
la  société,  en  portant  atteinte  à  l'autorité  paternelle  et  au  res- 
pect filial.  Cette  erreur  fondamentale  de  leurs  auditeurs  explique 
les  haines  accumulées  contre  eux,  et  aussi  l'insuccès  relatif  de 
leurs  efforts,  car  peut-on  considérer  comme  un  résultat  satisfaisant 
le  fait  décompter  trois  cent  mille  chrétiens  dispersés  parmi  vingt 
millions  d'âmes,  après  plus  de  deux  siècles  de  prédication? 

Un  missionnaire,  riche  de  vingt  ans  d'expérience,  me  disait 
récemment  ces  paroles  significatives  :  «  Quand  nous  convertis- 
sons un  chef  de  famille,  tout  le  groupe  suit,  à  de  rares  excep- 
tions près;  au  contraire,  la  conversion  d'un  individu  pris  isolé- 
ment est  chose  difficile  et  rare.  Quand  le  fait  se  produit,  le 
néophyte  est  obligé  de  quitter  sa  famille;  il  est  tenu  parfois 
pour  une  sorte  de  révolté,  de  paria!   » 

Les  missionnaires  ont   donc  forcément  contre  eux  les  classes 


LA    FHANCE    EN    INDO-CIIINE.  159 

iadigènes  les  plus  fortes  et  les  plus  influentes.  Voilà  pourquoi  ils 
ont  à  redouter  et  à  combattre  les  lettrés.  Ils  se  rencontrent  ainsi 
avec  l'adininistration  civile  dans  une  tendance  commune,  quoi- 
que partant  d'un  point  de  vue  bien  différent  du  sien.  C^est 
pour  cela  qu'on  a  pu  dire  en  un  certain  sens  :  l'administration 
suit  les  inspirations  et  la  politique  des  missionnaires! 

Néanmoins,  comme  il  est  évident  que  le  catholicisme  range 
parmi  les  devoirs  principaux  du  chrétien  le  respect  éminent  du 
père  de  famille  et  la  soumission  à  sa  légitime  autorité,  on  peut 
croire  que,  le  jour  où  les  missionnaires  verront  plus  clairement  le 
sens  des  institutions  qui  se  présentent  à  leur  action,  ils  trouve- 
ront aussi  le  secret  de  ramener  le  culte  des  ancêtres  aux  pro- 
portions d'un  simple  respect  filial,  et  arriveront  à  mettre  le  chris- 
tianisme à  la  place  des  rites  idolàtriques,  en  appuyant  cette 
transformation  sur  la  base  solide  de  l'ordre  social  établi.  La  classe 
lettrée  annamite ,  éclairée  enfin ,  verrait  ainsi  tomber  ses  motifs 
de  méfiance  et  d'animosité  vis-à-vis  des  missions;  il  est  même 
probable  qu'elle  se  laisserait  séduire  par  les  côtés  à  la  fois  élevés 
et  pratiques  de  la  religion  catholique,  entraînant  à  sa  suite  la 
masse  du  peuple  (1).  Il  serait  alors  plus  facile  de  gagner  et  de 
conduire  politiquement  cette  population  déjà  si  paisible  et  si 
docile. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  encore  :  si  nous  continuons,  sous  le 
prétexte  de  favoriser  la  production  française,  qui  n'en  profite 
guère,  à  ruiner  le  pays  par  des  tarifs  douaniers  prohibitifs, 
nous  aurons  de  la  peine  à  nous  concilier  les  indigènes.  Nous 
devons  au  contraire  laisser  au  commerce  un  libre  champ,  où 
nos  fabricants  et  nos  négociants  se  feront  par  eux-mêmes  une 
place,  s'ils  le  veulent  bien.  Et  du  reste,  en  supposant  encore 
qu'ils  ne  soient  pas  disposés  à  s'en  donner  la  peine,  leur  situa- 
tion n'en  souffrirait  guère,  car  la  protection  absurde  d'aujour- 
d'hui ne  suffit  nullement  pour  leur  créer  en  Indo-Chine  une 
clientèle  forcée,  les  Annamites  préférant  se  contenter  de   leurs 

(1)  On  en  peut  voir  l'expérience  dans  ce  fait  que  l'Indo-Chine,  avec  20  millions 
d'àmes,  compte  plus  de  300.000  chrétiens,  tandis  que  la  Chine  n'en  a  pas  200.000  pour 
3  ou  400  millions  d'iiabitants.  (Le  P.  Louvet,  des  Miss,  étr.) 


400  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

grossiers  produits,  ou   bien  faisant   de  la  contrebande,  plutôt 
que  de  subir  les  prix   ruineux  d'un  commerce  de  monopole. 

Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  peut  se  résumer  en  peu  de 
mots.  Pour  pacifier  et  gouverner  utilement  l'Indo-Chine  nous 
devons  : 

Respecter  la  civilisation  et  les  libertés  locales  dans  la  plus 
large  mesure  possible  ; 

Employer  raisonnablement  les  forces  indigènes,  sans  les  sur- 
charger au  profit  et  par  l'intermédiaire  maladroit  d'une  armée 
de  fonctionnaires  sans  compétence  ; 

Maintenir  la  liberté  des  transactions  dans  ces  pays  exploi- 
tables presque  exclusivement  par  le  commerce. 

Voilà  la  seule  solution  raisonnable.  Sommes-nous  en  état  de 
la  comprendre  et  de  l'appliquer?  C'est  là  toute  la  question,  car, 
pour  notre  malheur,  nous  avons  les  yeux  et  les  oreilles  bouchés 
hermétiquement  par  la  mauvaise  influence  de  la  politique ,  cette 
tarentule  sociale  dont  la  piqûre  trouble  les  têtes,  affole  les 
peuples,  abêtit  les  races.  Nous  prenons  pour  de  la  vitalité,  pour 
de  la  vigueur  saine,  l'agitation  superficielle  qu'elle  nous  com- 
munique. Mais,  dans  la  réalité  des  choses,  nous  faisons  beau- 
coup plus  de  bruit  que  de  besogne.  Déshabitués  dès  longtemps 
de  la  vie  des  peuples  libres,  nous  abandonnons  nos  destinées 
à  la  direction  exclusive  d'une  bureaucratie  routinière,  prodigue 
et  autoritaire.  Cette  bureaucratie  est  fâcheusement  dominée  elle- 
même  par  des  politiciens  ambitieux,  de  peu  de  scrupules,  dont 
la  préoccupation  constante  est  de  placer  avantageusement  leurs 
proches  et  leurs  agents  électoraux.  Comment  pourrait-on  songer, 
dans  ces  conditions,  à  réprimer  l'abus  et  à  restreindre  le  gas- 
pillage? Avec  un  régime  aussi  artificiel  et  propice  aux  excès, 
nous  éprouverons  bien  des  difficultés  à  réparer  le  mal  déjà  fait 
dans  l'Extrême-Orient,  et  à  substituer  aux  procédés  destructeurs 
qu'on  y  apphque  aujourd'hui  un  régime  régulier,  doux  aux 
indigènes  ,  profitable  aux   Européens. 

Léon    POINSARD. 


MONOGRAPHIE  DU  CANADA   (1), 
III. 

LA  PREMIÈRE  ÉTAPE 

DE 

LA  COLONISATION  ADMINISTRATIVE 


— CNCOt>3--I>— 


I. 

LES  SEIGNEURS  FONCTIONNAIRES    (2). 

Nous  savons  maintenant  pourquoi  la  colonisation  française  en 
Amérique  s'est  traînée ,  pendant  plus  d'un  siècle,  de  désastres 
en  désastres. 

Ce  n'était  pas  la  classe  des  paysans,  —  excellente,  il  est  vrai, 
sur  certains  points,  mais  partout  étroitement  limitée  et  contre- 

(1)  Voir  les  articles  précédents,  la  Science  sociale,  t.  X[,  p.  320,  526. 

(2)  SoiRCEs:  Sisniondi  ,  Histoire  des  Français,  t.  XXIII,  XXIV,  Paris,  Treuttel 
et  Wurtz,  1840.  —  Francis  Parl^nian,  the  Old  lierjime  in  Canada;  Boston,  Little 
Brown,  1877.  —  Relalions  des  Jésuites,  t.  1,  II,  111;  Québec,  Coté,  1858.  —  Journal 
des  Jésuites;  Québec,  Brousseau,  1871.  —  Lettres  de  la  Mère  Marie  de  l'Jncarna- 
lion,  t.  I,  II;  Tournai,  Casterman,  1876.  — Documents  relatifs  à  la  Tenure  sei- 
gneuriale, t.  I,  II,  III;  Québec,  Fréchette,  1852.  —  Édits  et  Ordonnances,  t.  1  ; 
Québec,  Fréchette,  1854.  —  Faillon,  Histoire  de  la  Colonie,  t.  1,  II.,  III;  Ville- 
Marie,  1865.  ~  Suite,  Histoire  des  Canadiens-Français,  t.  I,  II,  III;  Montréal, 
Wilson,  1882;  —  Pages  d'Histoire  du  Canada,  Premiers  seigneurs  du  Ca- 
nada, etc.:  Montréal,  Oranger,  1891.  —  Ouvrages  de  Bancroft,  Garneau  et  Ferland 
déjà  mentionnés.  —  Rameau,  la  France  aux  Colonies,  Paris,  Jouby,  1859. 

T.  xu.  11 


10:2  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

carrée  dans  son  développement ,  —  qui  pouvait  entreprendre 
d'elle-même  le  défrichement  des  forêts  vierges  du  Nouveau 
Monde;  ce  n'était  pas  davantage  la  caste  des  g-entilsliommes, 
qui  l'aurait  su  faire  :  cette  caste,  militaire  plutôt  qu'agricole, 
était  venue  de  France  alors  qu'elle  était  en  train  de  s'y  ruiner 
par  la  mauvaise  gestion  de  ses  terres,  et  elle  se  trouvait  incompa- 
rablement mieux  préparée  à  la  vie  urbaine  et  aux  plaisirs  de  la 
cour  qu'au  dur  labeur,  aux  épreuves  et  aux  dangers  d'un  paysneuf. 

Et  si  les  organismes  de  la  vie  privée  et  de  la  vie  locale  défaillaient, 
le  pouvoir  royal,  qui  s'élevait  sur  leurs  ruines,  n'était  guère  mieux 
constitué  qu'eux  en  vue  de  la  colonisation.  Né  de  la  violence  et 
grandissant  par  elle,  encore  isolé  dans  la  nation,  il  n'avait  pas 
assez  de  prise  sur  les  populations  rurales  pour  les  engager  à  sa 
suite  dans  des  voies  nouvelles  ;  il  ne  disposait  point  des  revenus 
et  de  la  stabilité  nécessaires  pour  mener  à  bonne  fin  une  telle 
entreprise;  et  le  roi  téméraire  qui,  en  dépit  de  tout,  tenta  la 
fortune  en  Amérique  aboutit  promptement  à  un  échec. 

Sous  les  successeurs  immédiats  de  François  I",  ce  fut  bien  pis  : 
le  pouvoir  royal,  battu  en  brèche  par  les  factions  politiques  et 
religieuses,  ne  se  contenta  point  de  déserter  le  champ  de  la  co- 
lonisation ;  il  se  montra  impuissant  à  y  maintenir  les  quelques 
gentilshommes  qui  s'y  hasardèrent,  il  les  abandonna  inopinément 
à  la  concurrence  des  marchands. 

Enfin,  —  et  c'est  bien  là  le  dernier  degré  de  l'abaissement,  — 
lorsque  les  compagnies  marchandes  eurent  chassé  les  gentils- 
hommes et  eurent  imposé  au  roi  leur  concours,  la  faiblesse  de 
l'État  leur  permit  de  jouir  de  leurs  privilèges  sans  remplir  au- 
cune de  leurs  promesses. 

En  somme,  par  suite  de  la  décadence  de  la  vie  locale,  en 
France,  par  suite  de  l'insuffisance  des  pouvoirs  publics,  la  colo- 
nisation s'était  bornée  à  quelques  efforts  spasmodiques  et  incom- 
plets. Les  diverses  tentatives  qui  s'étaient  succédé  depuis  Fran- 
çois F'  jusqu'à  Champlain  avaient  eu  pour  trait  saillant  l'absence 
de  l'élément  agricole.  Gomme  conséquence,  ces  établissements, 
dépourvus  de  vie  propre,  après  avoir  langui  pendant  un  certain 
nombre  d'années,  avaient  disparu  au  premier  vent. 


LA    n<i;MIî:iŒ    KTATE    DK    la    (.OLO.MSAÏION    ADMLNlSrnATIVK.  163 

Mais  nous  voici  à  l'un  des  points  tournants  de  l'histoire  de  la 
colonisation  française  :  au  cours  de  la  période  dont  nous  abor- 
dons l'étude,  un  groupe  compact  de  paysans  sera  transporté 
au  Canada,  et  la  colonie  prendra  en  même  temps  une  assise  so- 
lide. Et  ce  changement,  c'est  une  intervention  plus  énergique 
de  l'État  qui  va  TelFectuer;  le  développement  de  la  colonie 
marche  de  pair  avec  le  développement  du  pouvoir  royal.  Nous 
allons  suivre  cette  double  évolution. 


l. 


L'État  ne  s'est  pas  constitué  en  France,  comme  chez  les 
peuples  de  race  saxonne,  notamment  aux  États-Unis,  par  l'union 
libre  et  pacifique  de  provinces  autonomes  en  vue  de  la  gestion 
des  intérêts  communs.  La  monarchie  française  naquit  au  con- 
traire du  dépérissement  spontané  et,  bientôt  après,  d'une  des- 
truction violente  des  organismes  locaux.  Deux  ordres  de  faits 
contribuèrent  ainsi  à  précipiter  le  dénouement  :  d'abord ,  la 
lente  décomposition  de  ces  organismes  locaux  par  des  causes 
intimes,  puis,  les  aggressions  répétées  du  pouvoir  royal,  qui 
porta  les  derniers  coups  aux  institutions  provinciales  et  s'établit 
sur  leurs  ruines. 

Or,  si  la  désorganisation  de  la  vie  locale  s'accomplit  suivant 
une  progression  à  peu  près  régulière,  il  n'en  fut  pas  de  même 
des  assauts  du  pouvoir  royal,  qui  furent  plus  ou  moins  violents, 
plus  ou  moins  meurtriers,  suivant  que  le  chef  de  l'État  se  trouva 
posséder  à  un  degré  plus  ou  moins  éminent  les  qualités  de 
l'homme  de  guerre.  Comme  conséquence ,  le  développement 
apparent  et  sensible  du  pouvoir  central,  au  lieu  de  suivre  une 
progression  constante ,  se  fit  par  soubresauts  ;  et  c'est  ainsi 
que  la  puissance  royale,  après  avoir  paru  décliner  rapide- 
ment pendant  trois  quarts  de  siècle,  s'éleva  tout  à  fait  des  bas- 
fonds  de  la  Régence  à  une  hauteur  qu'elle  n'avait  point  en- 
core connue.  Et  cette  évolution  fut  déterminée  ,  toutes  choses 
étant  prêtes  d'ailleurs,  par  l'avènement  aux  affaires  du  cardinal 
de  Richelieu.  Grâce  à  son  génie  militaire,  dans  l'espace  de  quinze 


164  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

années,  il  arriva  à  courber  grands  seigneurs  et  huguenots  sous 
le  joug"  royal,  et  à  placer  la  France  à  la  tète  de  l'Europe. 

Mais  une  autre  conséquence  découle  du  mode  de  progression 
particulier  de  l'État  en  France  :  c'est  que  l'autorité  du  souverain 
est  souvent  en  avance  sur  l'organisation  de  ses  iinances.  Lorsque 
l'homme  de  guerre  a  achevé  la  démolition  des  institutions  pro- 
vinciales, il  reste  encore  à  l'homme  d'État  à  installer  partout  à 
leur  place  les  rouages  qui  recevront  de  lui  leur  impulsion.  Tant 
qu'il  n'aura  pas  accompli  cette  dernière  partie  de  sa  tâche, 
ses  revenus  ne  seront  pas  en  rapport  avec  sa  puissance,  parce 
que  ses  prédécesseurs,  plus  faibles,  ne  lui  auront  laissé  qu'un 
trésor  dilapidé  et  que  lui-même  n'aura  pu  établir  dans  ses 
États  une  administration  plus  régulière. 

Ce  fut  le  cas  de  Richelieu.  Quand  il  arriva  au  pouvoir,  le  plus 
grand  désordre  régnait  dans  les  finances.  Au  mois  de  juin  1626, 
le  nouveau  surintendant,  le  marquis  d'Effiat,  «  ne  trouva  point 
d'argent  dans  l'épargne  ;  il  n'y  avait  plus  rien  à  recevoir  de 
toute  l'année,  et  la  recette  de  1627  était  entamée  bien  avant. 
Toutes  les  garnisons  réclamaient  leur  solde  des  années  1625  et 
1626,  et  aux  armées  actives  on  devait  leur  montre  (solde)  des 
mois  de  novembre  et  de  décembre  1625  et  de  toute  l'année  1626. 
On  devait  encore  toutes  les  gratifications  proniises  par  le  roi 
pendant  les  deux  dernières  iannées,  tous  les  appointements  des 
officiers  de  la  couronne,  des  domestiques  de  la  maison  du  roi, 
des  conseillers  dans  les  compagnies  souveraines,  et  toutes  les 
pensions  étrangères  pour  la  dernière  année  »  (1).  En  même  temps, 
la  taille,  qui  se  montait  à  19  millions,  passait  par  les  mains  de 
vingt-deux  mille  collecteurs,  et  il  n'en  rentrait  pas  plus  de  6  mil- 
lions au  trésor.  Les  fermiers  généraux  trouvaient  moyen  de 
retenir  plus  da  tiers  de  ce  qu'ils  avaient  promis,  et  les  comptes 
n'étant  jamais  soldés  entre  les  trésoriers  de  l'épargne  et  les  fer- 
miers, il  était  impossible  au  surintendant  de  savoir  ce  qu'il 
pouvait    réclamer  (2). 

Ce  n'est  que  dix  années  plus  tard  (1636)  que  Richelieu  rem- 

(1)  Sismondi,  t.  XXIII,  p.  32-3. 

(2)  lUid.,  l>.  30-1. 


LA    riiEMIKRE   ÉTAPE    DE   LA    COLONISATION   ADMINISTRATIVE.  163 

plaça  les  trois  mille  trésoriers  de  France,  f]ui  avaient  acheté  leurs 
charges,  par  des  intendants  salariés  et  soumis  au  contrôle  de 
l'État,  et  qui  portèrent,  dit  Sismondi,  «  l'ordre,  la  célérité  et 
l'économie  là  où  il  n'existait  que  confusion,  lenteur  et  gaspil- 
lage (1)  ». 

L'administration  de  Richelieu,  au  début,  est  donc  remarqua- 
ble, d'une  part,  par  sa  vigueur  et  son  prestige,  de  l'autre  par 
sa  pénurie,  sa  gêne  financière.  Ce  double  caractère,  l'ingérence 
de  l'État  dans  les  affaires  de  colonisation  va  le  reproduire. 

Voici  d'abord  comment  Richelieu  affirma  son  autorité.  Dès 
1626,  l'année  même  où  il  préludait  par  le  supplice  du  favori 
de  Gaston  à  l'abaissement  des  grands,  il  profita  de  la  disgrâce  du 
duc  de  Vendôme  pour  supprimer  la  charge  d'amiral  de  Bre- 
tagne ;  il  racheta  du  duc  de  Montmorency  celle  de  grand  amiral 
de  France,  et  il  se  fit  attribuer  à  lui-même  la  surintendance  de 
la  navigation  et  du  commerce.  L'année  suivante,  1627,  il  envoyait 
le  'comte  de  Bouteville  à  l'échafaud  ;  il  ordonnait  la  démolition 
des  places  fortes,  derniers  refuges  des  nobles  en  révolte  ;  et, 
quelques  mois  seulement  avant  d'entreprendre  le  siège  de  la  Ro- 
chelle, coup  fatal  qu'il  porta  à  la  fois  au  parti  huguenot  et  aux 
factions  des  princes,  il  abolissait  le  régime  des  vice-rois  et  la 
compagnie  «  de  Caen  »,  et  il  leur  substituait  une  association  plus 
vaste  et  plus  puissante  dont  il  se  constituait  le  chef. 

Mais,  en  mettant  ainsi  la  main  sur  l'administration  coloniale 
et  en  la  transformant.  Richelieu  ne  songea  pas  à  en  faire  porter 
les  charges  par  l'État.  L'acte  même  qui  accordait  à  la  «  Compa- 
gnie de  la  Nouvelle-France  »,  avec  pleins  droits  de  propriété,  de 
justice  et  de  seigneurie,  une  étendue  de  pays  plus  vaste  que  l'Eu- 
rope, l'acte  qui  lui  assurait  le  monopole  des  fourrures  pour  tou- 
jours et  pour  quinze  ans  celui  de  tout  autre  commerce  (2),  l'acte 
enfin,  qui  anoblissait  douze  de  ses  membres,  imposait  aussi  à  l'as- 
sociation les  charges  les  plus  lourdes  de  colonisation,  A  la  vérité, 
le  cardinal  avait  usé  libéralement  de  son  autorité  en  faveur  de  ses 
associés  :  il  les  avait  comblés  de  privilèges  de  toutes  sortes,  mais  il 

(1)  Sismondi,  t.  XXIIf,  p.  304-5. 

(2)  La  pèche  de  la  morue  et  de  la  baleine  devait  cependant  rester  libre. 


J66  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ne  leur  avait  donné  ,  outre  quelques  coulevrines,  que  deux  vais- 
seaux armés  et  équipés,  «  sans  victuailles  toutefois,  »  ainsi  que  le 
mentionne  prudemment  l'Acte.  Et,  de  leur  côté,  les  associés  s'o- 
bligeaient :  1°  à  faire  passer  au  Canada  deux  à  trois  cents  hommes 
de  tous  métiers  dès  l'année  suivante  (1628)  et  à  augmenter  ce 
nombre  jusques  à  quatre  mille  dans  les  quinze  années  prochaines, 
2°  à  loger,  nourrir  et  entretenir  ces  colons  pendant  trois  ans; 
3°  à  leur  céder,  à  l'expiration  de  ces  trois  années,  une  quantité 
de  terres  défrichées  suffisante  pour  leur  subsistance,  avec  le  blé 
nécessaire  pour  les  ensemencer  la  première  fois,  et  pour  vivre 
jusqu'à  la  récolte  alors  prochaine;  ï"  à  entretenir  dans  chaque 
halntation  au  moins  trois  ecclésiastiques  destinés  «  à  vaquer  à 
la  conversion  des  sauvages  et  à  la  consolation  des  Français  qui 
seront  en  ladite  Nouvelle-France  », 

Commençons  par  bien  déterminer  le  véritable  caractère  de 
cette  association. 


II 


La  Compagnie  de  la  Nouvelle-France,  établie  par  Richelieu, 
se  composait  de  cent  membres  actifs,  ce  qui  fit  qu'on  la  désigna 
habituellement  sous  le  nom  de  la  «  Compagnie  des  Cent  Associés  ». 
Il  est  évident,  tout  d'abord,  que  la  Compagnie  sera  appelée  à 
jouer  un  rôle  différent  suivant  la  qualité  et  les  intérêts  de  ses 
membres  ou  des  plus  influents  d'entre  eux  ;  son  action  ne  sera  pas^ 
la  même  si  elle  est  dirigée  par  des  agriculteurs,  par  des  fonction- 
naires ou  par  des  marchands. 

Il  se  passait  en  Angleterre,  précisément  vers  cette  époque,  un 
phénomène  très  curieux  et  qui  est  bien  de  nature  à  nous  éclairer 
en  ce  moment.  Charles  1^',  qui  se  préparait  à  jouer  au  despote  et 
»  à  gouverner  sans  le  concours  du  parlement,  —  jeu  dangereux  en 
Angleterre,  —  octroyait,  en  1029,  à  quelques  gentilshommes  de 
Dorchester  et  d'ailleurs,  une  charte  très  large  pour  l'exploitation 
du  pays  de  Massachusetts-Bay.  Il  croyait  bien  n'établir  là  qu'un 
simple  monopole  en  faveur  d'une  société  commerciale  quelconque. 
Or,  il  se  trouva  que  les  membres  de  la  Compagnie  de  Massachu- 


LA    rHKMIKHK    KTAI'K   DE    LA    COLONISATIO.X    AnMLMSÏHATIVE-  i07 

scits-lîay  étaiont  des  agriculteurs,  et,  (|ui  plus  est,  des  agricul- 
teurs supci-ieuremeut  doués  en  vue  de  la  colonisation  par  leur 
fortune  et  par  leur  éducation.  Ces  hommes  traversèrent  l'Océan 
et  commencèrent  aussitôt  un  établissement  dont  nous  aurons  oc- 
casion, chemin  faisant,  de  noter  les  progrès  (1). 

Les  Cent  Associés  étaient-ils,  eux  aussi,  des  agriculteurs,  des 
patrons  colonisateurs?  Je  compte,  et  sur  soixante  et  un  associés 
dont  la  qualité  ou  la  profession  nous  est  clairement  indiquée,  je 
m'aperçois  qu'il  y  a  trente-huit  fonctionnaires  hauts  et  bas,  et  dix-  ^ 
huit  marchands;  les  autres  noms,  autant  qu'on  peut  en  juger 
par  la  désignation  vague  qui  nous  est  donnée,  peuvent  presque 
tous  se  rattacher  à  l'une  ou  l'autre  de  ces  catégories.  La  Compa- 
gnie est  donc  mixte  :  l'intérêt  «  bureaucrate  et  gentilhomme  » 
d'un  côté,  l'intérêt  ((  marchand  «  de  l'autre;  et  à  première  vue  il 
semblerait  que  c'est  l'élément  bureaucrate  qui  va  dominer. 

Toutefois,  ne  l'oublions  pas,  les  Cent  Associés,  grevés  de  lourdes 
charges,  n'ont  pour  tout  moyen  de  remboursement  que  l'exploi-  •" 
tation  d'un  privilège  commorcial  :  la  Compagnie  de  sa  nature  sera 
mercantile,  et  dès  lors  l'élément  marchand  va  acquérir  la  pré- 
pondérance. Dès  le  7  mai  1027,  c'est-à-dire  huit  jours  à  peine 
après  l'établissement  de  la  Compagnie ,  l'influence  du  parti  mar- 
chand s'accentue.  Il  s'agit,  par  des  règlements  pratiques,  de  pour- 
voir au  fonctionnement  de  la  nouvelle  organisation  :  on  commence 
par  statuer  que  la  conduite  des  affaires  sera  laissée  à  un  certain 
nombre  de  directeurs  choisis  par  les  associés,  et  l'article  V  des 
conventions  mentionne  expressément  que,  «  des  directeurs,  le  tiers 
au  moins  seront  marchands  »  (2). 

Mais,  en  réalité,  la  position  des  marchands  est  beaucoup  plus 
forte  ;  car,  lorsqu'on  en  vient  à  nommer  effectivement  les  direc- 
teurs, on  en  choisit  la  moitié  parmi  les  marchands.  Sur  les  douze 
directeurs,  je  compte  six  marchands,  cinq  fonctionnaires  et  un 
gentilhomme  dont  on  ne  mentionne  pas  l'emploi,  si  toutefois  il 
en  exerce  (3). 

(1)  Baiuroft,  l.  I,  th.  ix,  p.  256-9. 

(^2)  ÉilUs  et  Ordonnances,  articles  el  convciilioiis  Je  Société,  p.  13. 

(3)  Ibid.,  art.  XXVH  ,  p.  16. 


168  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Ainsi,  les  marchands  ont  commencé  par  ne  compter  que  pour 
un  tiers  clans  l'association;  mais  on  leur  a  cédé  une  demi-part  d'in- 
tluence;  cependant,  à  peine  la  Compagnie  a-t-elle  commencé  ses 
opérations,  qu'ils  deviennent  presque  tout,  comme  nous  allons  voir. 

C'esten  1628  que  la  Compagnie  envoya  au  Canada  son  premier 
convoi  de  marchandises  et  de  colons.  Avant  même  d'arriver  à 
Québec,  l'escadre,  conduite  par  Claude  de  Roquemont,  tomba 
aux  mains  des  Kertk,  qui  assiégeaient  Québec.  Ce  désastre  fut  suf- 
iisant  pour  décourager  les  membres  les  moins  ardents  de  la  Com- 
pagnie, ceux  qui  n'étaient  entrés  dans  l'association  qu'à  titre  de 
curieux,  dans  l'espérance  peut-être  de  recevoir  des  lettres  de 
noblesse,  gens  du  monde,  désœuvrés  qu'on  rencontre  un  peu 
partout,  se  mêlant  de  tout.  Dès  que  la  position  devint  par  trop 
onéreuse,  ceux-là  se  retirèrent,  comme  le  leur  permettait  l'acte 
même  d'association.  Si  nous  nous  référons  aux  articles  et  con- 
ventions passés  le  7  mai  entre  les  associés,  nous  y  lirons  que  la 
Compagnie,  pour  faire  face  aux  dépenses,  s'est  constitué  un  fonds 
de  300.000  livres  par  associé,  savoir,  3.000  livres  dont  1.000  li- 
vres payables  avant  le  premier  janvier  1628,  et  le  reste  dans 
le  cours  des  années  suivantes,  à  la  demande  des  directeurs.  Mais 
la  clause  III  permet  à  un  associé  de  sortir  de  l'association  en  per- 
dant sa  mise  de  1 .000  livres,  pourvu  qu'il  n'ait  retiré  encore  aucun 
profit  de  la  Société. 

D'un  autre  côté,  les  pertes  que  la  Compagnie  venait  de  subir, 
et  les  compensations  qu'elle  avait  été  obligée  de  payer  aux  de 
(^aen,  entraînaient  une  nouvelle  mise  de  fonds,  et  la  plupart  des 
gentilshommes  et  des  fonctionnaires  n'étaient  pas  en  état  de  four- 
nir leur  quote-part.  La  conséquence  fut  qu'il  se  forma  dans  la 
Ojmpagnie  même  une  association  particulière,  sous  la  direction 
de  Jean  Rozée,  marchand  de  Rouen,  avec  un  fonds  propre  de 
100.000  livres;  et  cette  association  reçut  le  plein  contrôle  de 
toutes  les  affaires  financières,  à  charge  de  rendre  compte  à  la 
(Compagnie  générale. 

Mais  alors,  si  les  marchands,  par  la  seule  force  des  choses,  sont 
arrivés  à  dominer  dans  les  conseils  de  la  Compagnie,  si  ce  sont 
eux  (fui  administrent  les  affaires  et  qui  tiennent  les  cordons  de  la 


LA    l'REMIKRE    ÉTAPE    DE    LA    COLONISATION    ADMINISTRATIVE.  100 

bourse,  allons-nous  voir  reparaître  le  régime  antérieur?  la  co- 
lonie sora-t-elle  purement  (;t  simplement  sacrifiée  au  commerce 
et  rien  ne  se  fera-t-il  pour  le  peuplement  de  la  Nouvelle-France? 
Pas  tout  à  fait  :  le  résultat  va  être,  cette  fois,  un  peu  différent, 
parce  que  le  contrôle  n'est  plus  le  même.  Les  marchands  ne  sont 
plus  soumis,  comme  dans  l'épocpie  précédente,  à  la  simple  sur- 
veillance d'un  chef  de  faction  qui  voit  dans  sa  charge  seulement 
une  source  de  profits  pour  lui-même.  C'est  avec  le  chef  de  l'Etat 
qu'il  faut  compter  maintenant,  et  le  chef  de  l'État  sait  aujourd'hui 
se  faire  craindre. 


III. 


Sans  doute,  absorbé  par  les  soins  de  sa  politique,  vouant  les 
ressources  de  la  France  et  se  vouant  lui-même  à  l'œuvre  vaine 
et  périlleuse  de  l'abaissement  de  la  maison  d'Autriche,  il  ne 
pourra  donner  aux  affaires  de  la  Nouvelle-France  qu'un  coup 
d'œil  de  temps  à  autre.  Mais  ce  coup  d'oeil  suffira  pour  inspirer 
aux  marchands  des  sentiments  meilleurs;  cette  crainte  salu- 
taire qu'inspire  Richelieu  aura  un  résultat  pratique. 

En  effet,  parmi  la  foule  des  fonctionnaires  et  des  gentils- 
hommes qui  formaient  au  début  la  majorité  des  Cent  Associés, 
quelques-uns  voyaient  dans  l'organisation  nouvelle  un  moyen 
de  refaire  leur  fortune  ou  d'assurer  l'avenir  de  leurs  proches. 
L'acte  d'établissement  de  la  Compagnie  leur  montrait  le  Canada 
sous  un  aspect  bien  séduisant  :  un  pays  où  ils  pourrraient  ob- 
tenir gratuitement  de  vastes  concessions,  un  pays  où  l'on  allait 
créer  de  nouvelles  fonctions  civiles  et  militaires.  N'était-ce  pas 
par  cette  double  voie  qu'ils  cherchaient  tous,  en  ce  moment 
même,  à  s'élever  en  France  :  le  domaine,  vestige  du  passé,  et 
qui  donnait  encore  l'entrée  dans  la  noblesse;  la  fonction  pu- 
blique qui  faisait  vivre?  Eh  bien ,  ce  qu'ils  obtenaient  si  péni- 
blement en  France,  le  Canada  le  leur  offrait,  grâce  au  concours 
des  marchands  et  à  la  protection  de  Richelieu. 

Une  telle  proie  valait  la  peine  d'être  conservée.  Aussi,  voyons- 


170  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

nous  cette  petite  gentilhommerie  s'agiter  et  défendre  le  terrain 
pied  à  pied  contre  les  empiétements  des  marchands.  Il  est  vrai 
que,  des  douze  directeurs,  six  ont  été  choisis  parmi  les  mar- 
chands; mais  les  fonctionnaires  ont  leur  revanche  toute  prête, 
et  l'un  d'eux,  Jean  de  Lauson,  conseiller  du  roi  en  ses  Conseils 
d'État  et  privé,  maitre  des  requêtes  ordinaires  de  son  hôtel  et 
président  au  grand  conseil,  bien  qu'arrivé  au  dernier  moment, 
réussit  à  se  faire  attribuer  l'intendance  des  affaires  du  pays  de 
la  Nouvelle-France  (1);  charge  très  importante,  car  c'est  en 
présence  de  l'intendant,  et  en  son  hôtel,  que  doivent  se  faire  les 
délibérations  et  se  rendre  les  comptes  (2).  C'est  lui  qui  remplace 
Richelieu  absent,  et  qui  est,  en  un  mot,  véritablement  la  tète  de 
l'association. 

Et  plus  tard,  si  l'administration  mercantile  et  financière  est 
forcément  confiée  aux  marchands,  les  gentilshommes  conservent 
encore  des  attributions  très  étendues  :  1"  la  distribution  des  ter- 
res de  la  Nouvelle-France  ;  2"  pratiquement,  la  nomination  aux 
charges  et  emplois  rémunérés. 

En  somme,  il  s'est  opéré  une  séparation  des  éléments  divers 
qui  composent  la  Compagnie  :  autour  de  Jean  Rozée  s'est  formé 
le  groupe  marchand ,  autour  de  Jean  de  Lauson  s'est  formé 
le  groupe  des  fonctionnaires.  Chacun  de  ces  groupes  a  ses  at- 
tributions, chacun  a  ses  intérêts  divergents.  Le  parti  marchand 
est  fort  de  tous  les  capitaux  dont  il  a  le  maniement;  le  parti 
fonctionnaire  est  fort  seulement  de  l'appui  de  l'Etat.  Que  va-t-il 
résulter  de  cette  étrange  alliance? 


IV. 


La  Compagnie  de  la  Nouvelle-France  avait  été  établie  dès  1()27; 
mais,  en  1G29,  Québec,  qui  était  encore  aux  mains  des  de  Caen, 
tond)a  au  pouvoir  des  Anglais.  Cependant  il  se  trouva  que  le 
jour  où  la  ville  se  rendit   à  l'ennemi,  la  paix  était  déjà  conclue 

(1)  Èdits  et  Ordonnances,  art.  et  conventions,  XXVI,  [).  U!. 

(2)  Ibiit.,  ail.  XI  et  XXI,  p.  14  et  15. 


LA    l'HK-MlKUE    KTAI'K    I»K    LA    COLONISATION    ADMINISÏH ATI VK.  171 

entre  les  deux  nations,  et  les  Anglais  le  recoiimirenl  eux-mêmes 
par  la  suite.  Seulement  Charles  1""  ne  se  pressait  pas  de  resti- 
tuer sa  conquête.  Les  négociations  traînèrent  en  longueur  pen- 
dant deux  années,  et  elles  se  seraient  probablement  prolongées 
indéfiniment  si  Uichelieu  n'avait  employé  un  argument  décisif. 
Il  lit  armer  une  Hotte  pour  aller  reprendre  possession  de  la 
Nouvelle-France.  Charles  I^"",  qui  n'avait  pas  oublié  File  de  Ré 
et  la  digue  de  la  llochelle,  se  décida  alors  à  remettre  Québec. 
L'ascendant  que  donnait  à  Richelieu  son  génie  militaire  et 
l'utilité  qui  en  résultait  pour  la  colonie  sont  ici  bien  apparents. 
Le  Canada  fut  rendu  à  la  France  par  le  traité  de  Saint-Germain 
en  Laya,  1632.  C'est  donc  à  partir  de  cette  dernière  année  que 
le  régime  commence  réellement  à  fonctionner  (1). 
Rendons-nous  compte  de  ce  qu'il  était. 

V  Les  spigneurif's.  —  Pendant  que  le  syndicat  marchand,  dirigé 
par  Jean  Rozée,  équipait  ses  vaisseaux,  organisait  ses  comptoirs 
et  distribuait  chaque  année  par  la  France  ses  chargements  de 
pelleteries,  les  gentilshommes  et  les  gens  de  robe,  Jacques  Rer- 
ruyer,  seigneur  de  Manselmont,  Antoine  Cheffault ,  avocat,  sieur 
de  la  Regnardière,  maître  Claude  Margonne,  conseiller  du  roi 
et  receveur  général  à  Soissons,  maître  Jacques  Rordier,  con- 
seiller et  secrétaire  du  roi,  Fouquet,   conseiller  d'Ftat,  et  sur- 


(1)  Ce  chapitre  ne  s'applique  pas  à  l'Acadie  :  celle-ci  resta  à  peu  près  complète- 
ment en  dehors  du  régime  que  je  décris.  Elle  fut  divisée  en  trois  provinces,  dont 
l'une  fut  conliée  à  Charles  de  Latour,  l'autre  à  Nicolas  Denys,  et  la  troisième  au 
Commandeur  de  Razilly,  puis  à  Charles  d'Aulnay  de  Charnlsay,  son  successeur.  La- 
tour et  Denys  paraissent  n'avoir  fondé  que  des  établissements  de  traite  et  de  pèche. 
D'Aulnay,  au  contraire,  semble  avoir  voulu  répéter  l'expérience  de  Poutrincourt,  et 
créer  une  seigneurie  à  l'aide  des  profits  de  la  traite.  Cette  fois,  ce  ne  fut  point  la 
concurrence  des  marchands  qui  ruina  la  colonie,  ce  furent  les  querelles  des  chefs. 
D'Aulnay  disputa  à  Latour  son  territoire  de  traite,  et  la  guerre  cruelle  qu'ils  se  ti- 
rent pendant  tdix  années  arrêta  tout  progrès.  Mais  voici  un  détail  piquant  :  à  la 
mort  de  d'.\ulnay,  un  de  ses  créanciers,  —  car  en  dépit  des  profits  de  la  traite,  il 
s'était  endetté  considérablement,  —  se  lit  autoriser  à  saisir  les  biens  de  son  débiteur 
en  .\cadie.  Cet  homme,  nommé  le  Borgne.  Ut  voile  pour  l'Amérique  et  chercha  à  se 
rendre  maître,  par  la  force ,  de  toute  la  péninsule  acadienne,  il  brûla  la  Ilève,  et  il 
allait  continuer  son  œuvre  de  destruction  lorsque  les  Anglais  arrivèrent;  tombant  sur 
un  terrain  aussi  bien  préparé ,  ils  n'eurent  point  de  peine  à  s'emparer  de  tous  les 
établissements  français.  Cet  exemple  montre  encore  une  fois  combien  cette  noblesse 
pauvre  et  dressée  seulement  à  la  guerre  était  impropre  à  la  colonisation  agricole. 


172  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

tout  Jean  de  Lauson  (1),  procédaient  activement  à  la  distribu- 
tion des  terres  du  Canada. 

Soyez  sûr  qu'en  cette  circonstance  M.  de  Lauson  ne  s'oublia 
pas  et  n'oublia  pas  les  siens.  Le  15  janvier  1635,  par  les  asso- 
ciés réunis  en  son  hôtel,  il  fit  accorder  à  son  fds,  François,  qui 
venait  de  naître,  l'immense  domaine  qu'il  appela  la  Gitière;  ce 
domaine  avait  une  largeur  de  vingt-cinq  lieues  sur  la  rive  sud 
du  Saint-Laurent  et  s'étendait  en  profondeur  à  soixante  lieues, 
parait-il,  c'est-à-dire  jusque  dans  les  États-Unis  actuels. 

Mais  cette  vaste  été  ndue  ne  lui  suffit  pas  ;  il  se  sent  disposé 
à  accaparer  la  meilleure  part  des  forêts  de  la  Nouvelle-France. 
Seulement,  sa  charge  d'intendant  de  la  Compagnie  le  ^ne  :  si 
l'on  apprenait  en  haut  lieu  que  le  sieur  de  Lauson  profite  de 
sa  position  pour  se  faire  attribuer  des  titres  de  concessions  qu'il 
ratifie  lui-même  en  sa  qualité  officielle!  Mais  il  y  a  remède  à 
tout;  de  bons  amis  viennent  au  secours  de  l'Intendant  et  lui 
prêtent  leurs  noms;  désormais  il  a  ses  coudées  franches  :  on  va 
le  voir. 

.lacques  Girard,  chevalier,  seigneur  de  la  Chaussée,  acquiert 
la  propriété  de  l'île  de  Montréal;  mais,  en  1638,  lorsque  de 
Lauson  a  quitté  l'intendance  de  la  Compagnie  pour  celle  du 
Dauphiné,  Girard  lui  remet  l'île,  reconnaissant  ne  l'avoir 
eue  que  pour  M.  de  Lauson.  Le  15  janvier  1636,  dans  l'hôtel 
de  l'Intendant,  Simon  Lemaître,  autrefois  marchand,  anobli 
depuis,  et  maintenant  conseiller  du  roi  et  receveur  général  des 
décimes  en  Normandie  obtient  une  seigneurie  de  six  lieues  carrées 
en  face  de  Québec,  connue  depuis  sous  le  nom  de  seigneurie 
de  la  côte  de  Lauson  :  quinze  jours  après,  il  fait  secrètement 
cession  de  ses  droits  à  M.  de  Lauson. 

Ce  n'est  pas  tout;  l'intendant  s'associe  à  Fouquet,  à  Berruyer 
et  à  quelques  autres,  et  ils  acquièrent  chacun  pour  un  huitième 
l'île  d'Orléans,  au  nom  de  l'un  d'eux,  Jacques  Castillon,  bour- 
geois de  Paris,  déplus,  au  nom  d'un  autre  associé,  Antoine  Chef- 
fault,    l'immense  seigneurie  appelée  plus  tard   «  côte  de  Beau- 

(1)  J'omets  à  dessein  le  nom  de  l'abbé  de  Sainte-Madeleine;  il  représente  une 
autre  classe  que  nous  aurons  occasion  d'étudier  ailleurs. 


LA   PREMIERE    ETAI'K   DE    LA   COLONISATION  ADMINISTRATIVE.  173 

pré  »,  et  qui  mesurait  six  lieues  de  profondeur,  par  seize  lieues 
le  long-  du  fleuve  Saint-Laurent. 

Mais,  toutes  vastes  (jue  fussent  leurs  possessions,  M.  de  Lau- 
son  et  ses  amis  ne  songeaient  pas  à  les  exploiter  immédiatement. 
iM.  de  Lauson,  pour  sa  part,  attendait  que  ses  enfants  eussent 
avancé  en  Age;  et,  du  reste,  il  entrevoyait  pour  le  moment  un 
avenir  plus  lucratif  dans  le   royaume. 

Mais  ce  qu'il  ne  faisait  pas  lui-même,  il  comptait  sur  d'autres 
pour  le  faire  à  sa  place.  Il  se  disait  que,  parmi  les  gentils- 
hommes ou  parmi  ceux  qui  aspiraient  à  l'être,  il  s'en  trouverait 
bien  quelques-uns  qui,  en  présence  de  la  sombre  perspective 
ouverte  devant  eux  en  France,  consentiraient  à  s'exiler  au  Ca- 
nada, y  prendraient  des  seigneuries,  les  mettraient  en  culture 
et  par  là  même  augmenteraient  la  valeur  de  ses  propres  do- 
maines. 

Aussi  se  montra-t-il  très  généreux  envers  tous  ceux  qui  se 
présentèrent.  Pour  ne  mentionner  que  les  seigneuries  les  plus  im- 
portantes concédées  dans  la  période  de  1(532  à  16i5,  la  Compa- 
gnie de  la  Nouvelle-France  accorda  dès  163i  à  Robert  Giffard, 
médecin,  de  Mortagne  (au  Perche),  une  étendue  d'une  lieue  sur 
une  lieue  et  demie,  à  Beauport,  au  pied  du  rocher  de  Québec;  en 
1636,  à  Jacques  Leneuf  de  la  Poterie,  une  lieue  et  demie  sur 
trois  lieues,  à  Portneuf  ;  en  1637,  à  Jean  Bourdon,  ingénieur,  une 
demi-lieue  sur  deux  lieues  près  de  l'Assomption;  en  1638,  à  Jean 
Godefroy,  trois  quarts  de  lieue  sur  trois  lieues,  presque  en  face  des 
Trois-Rivières;  en  16i0,  à  François  de  Chavigny,  sieur  de  Ber- 
chereau,  une  demi-lieue  sur  trois  lieues,  un  parc  au-dessus  de 
Québec  (1). 

Remarquons  que,  sur  cette  question  de  la  distribution  des  ter- 
res, tous  les  associés,  marchands  aussi  bien  que  fonctionnaires  ou 
autres,  étaient  parfaitement  d'accord.  Tous  en  effet,  outre  l'intérêt 
particulier  de  quelques-uns  que  je  viens  d'exposer,  avaient  un  inté- 

(1)  Je  ne  parle  |ioiiit  des  vastes  concessions  faites  à  peu  près  vers  la  même  époque 
aux  Jésuites,  aux  Ursuiines  et  aux  Hospitalières;  pas  plus  que  de  l'acquisition  de  l'île 
de  Montréal  par  la  Société  Notre-Dame.  Je  réserve  pour  un  prochain  article  l'étude  de 
ces  fondations  au  point  de  vue  de  la  colonisation. 


\'l\  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

l'êt  supérieur  à  ce  que  le  pays  fut  habité.  Richelieu  leur  avait  im- 
posé l'obligation  de  transporter  dans  la  Nouvelle-France  V. 000  co- 
lons dans  l'espace  de  quinze  années,  et  de  les  y  nourrir  et  entretenir 
pendant  trois  ans,  enfin  de  les  pourvoir  au  bout  de  ce  temps  de 
terres  défrichées  en  quantité  suffisante  pour  y  vivre  avec  leur  fa- 
mille. Les  associés  savaient  bien  que  Richelieu  entendait  être 
obéi,  et  qu'il  y  allait  de  l'existence  môme  de  leur  Compagnie.  Or, 
ils  imaginèrent  un  moyen  ing-énieux  de  se  débarrasser  à  bon 
compte  de  cette  lourde  obligation  :  ce  moyen  était,  précisément, 
de  se  départir,  en  vertu  de  l'acte  même  d'établissement,  de  por- 
tions de  leur  vaste  domaine,  en  faveur  de  particuliers  à  qui  ils 
imposeraient  en  retour  presque  tout  le  fardeau  de  la  colonisa- 
tion. 

Ainsi,  les  concessions  étaient  gratuites,  sauf  la  réserve  de  foi  et 
hommage  que  le  concessionnaire  ou  seigneur  devait  porter  au 
château  Saint-Louis  à  chaque  mutation  de  propriété  ;  mais,  en 
revanche  le  seigneur  était  soumis  à  l'obligation  de  défricher  sans 
retard  sa  seigneurie,  d'y  transporter  des  ouvriers  à  cette  fin,  et  il 
était  expressément  stipulé  que  tout  ce  que  le  seigneur  accompli- 
rait tournerait  à  la  décharge  de  la  Compagnie  des  Cent  Associés. 

Quelques-uns  des  titres,  comme  celui  de  Chavigny,  mention- 
nent même  le  nombre  des  défricheurs  que  le  seigneur  devra 
transporter  sur-le-champ  au  Canada.  «  Fera  ledit  sieur  de  Cha- 
vigny passer  jusqu'à  quatre  hommes  de  travail  au  moins  pour 
commencer  les  défrichements,  outre  sa  femme  et  sa  servante,  et 
ce  par  le  prochain  départ  qui  se  fera  à  Dieppe  ou  à  la  Rochelle, 
ensemble  les  biens  et  provisions  pour  la  subsistance  d'iceux  du- 
rant trois  années,  qui  lui  seront  passés  et  portés  gratuitement 
jusqu'à  Québec...  et  doivent  être  réputés  de  ceux  que  la  Compa- 
gnie doit  envoyer  suivant  les  articles  à  elle  accordés  par  le  roi 
pour  former  la  colonie  (1).  » 

Les  marchands  associés  étaient  donc  intéressés  à  ce  que  les  ter- 
res fussent  concédées.  Aussi  les  avons-nous  vus,  il  y  a  un  instant, 
offrir   leur  concours  aux   membres  du  petit  comité   qui  s'était 

(1)  TeuKre  sei(jneiiri((le,i.l,  Titres,  p.  37G. 


LA    PliKMlKHF,    ÉTAI'E    DK    LA    <:OLONISAriùN    ADMINISTRATIVE.  1  "o 

cliariié  de  distribuer  les  seigneuries,  leur  servir  de  prète-nonis; 
et,  mt^me,  quelques-uns  d'entre  eux,  comme  Jean  Rozée  et  Jac- 
ques huhamel,  ne  dédaignèrent  pas,  à  Toccasion,  de  s'associer 
à  M.  de  Lauson  et  consorts  dans  leurs  projets  d'accaparement  :  il 
est  toujours  l)on  d'avoir  deux  cordes  à  son  arc.  Touchante  fra- 
ternité! Aurait-on  dit  q.ue,  dans  ce  ciel  serein,  il  se  préparait  un 
orage?  Ce  furent  précisément  ceux  sur  qui  la  Compagnie  s'était 
déchargée  de  ses  obligations  qui  provoquèrent  l'explosion. 

2"  Lf's  Fonctions  publiques.  —  Les  quelques  particuliers  qui 
avaient  obtenu  des  Cent  Associés  la  concession  de  vastes  seigneu- 
ries et  qui  s'étaient  transportés  au  Canada  pour  y  vivre,  n'étaient 
pas  vraiment  des  agriculteurs,  quoiqu'ils  prétendissent  tirer  de 
la  terre  une  partie  de  leur  subsistance.  Par  leur  éducation,  ils 
étaient  beaucoup  plus  aptes  à  se  faire  une  carrière  dans  la  ma- 
gistrature ou  dans  l'armée.  De  plus,  ils  étaient  pauvres  :  c'est  la 
médiocrité  de  leur  fortune  qui  les  amenait  au  Canada;  et  pour 
mettre  en  valeur  un  petit  coin  de  leurs  seigneuries,  il  leur  aurait 
fallu  des  capitaux,  voire  même  de  très  forts  capitaux,  si  l'on  con- 
sidère la  formation  particulière  qu'ils  avaient  reçue. 

Aussi,  la  principale  préoccupation  de  nos  pseudo-gentilshom- 
mes fut-elle  de  s'assurer  un  emploi  cjui  les  fit  vivre  eux  et  leurs 
familles.  Et  ceci  est  tellement  vrai  que  plusieurs  d'entre  eux  ne 
songèrent  à  se  faire  concéder  des  terres  qu'après  avoir  exercé 
pendant  un  certain  nombre  d'années  des  charges  publiques. 

En  1636,  il  arriva  au  Canada  deux  familles  considérables  de 
Normandie  :  celle  des  Legardeur  de  Repentigny  et  des  Legardeur 
de  Tilly  ;  celle  des  Leneuf  du  Hérisson  et  des  Leneuf  de  la  Pote- 
terie,  alliées  par  des  mariages.  Que  firent -elles?  Les  Legardeur  se 
fixèrent  à  Québec,  les  Leneuf  aux  Trois-Rivières;  c'est-à-dire  qu'ils 
se  partagèrent  les  deux  seuls  postes  établis  jusqu'alors;  et  bien- 
tôt nous  les  voyons  tous  remplissant  des  fonctions  importantes. 
Pierre  de  Repentigny  est  amiral  de  la  flotte;  Charles  de  Tillv  a 
le  commandement  d'un  des  navires,  et  ainsi  de  suite.  Jacques  de 
la  l*oterie  est  le  seul  de  ce  groupe  qui  paraisse  s'être  préoccupé, 
dans  le  moment,  d'obtenir  une  seigneurie. 


176  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

Il  en  est  de  même  des  autres;  et  ceux  d'entre  eux,  qui,  comme 
Giffard  ou  Chavigny,  se  font  accorder  un  fief,  ont  le  soin  d'y 
faire  ajouter  la  concession  d'un  ou  deux  arpents  dans  la  ville  la 
plus  voisine,  «  pour  y  faire  un  logement  avec  un  jardinage  où 
ils  puissent  se  retirer  avec  leur  famille  (1)  ».  En  effet,  c'est  à  la 
ville,  «  près  du  fort  »,  qu'ils  établissent  leur  résidence  habituelle, 
car  c'est  là  que  se  trouve  leur  principal  moyen  d'existence. 

Voilà  donc  toute  une  classe,  et  la  classe  dirigeante  dans  le  pays, 
directement  intéressée  à  multiplier  les  emplois  et  les  salaires.  Et, 
dans  le  nombre  des  Cent  Associés,  il  se  trouvait  des  parents  ou  des 
protecteurs,  des  seigneurs  canadiens,  qui  auraient  été  disposés  à 
leur  prêter  l'oreille.  Seulement,  le  syndicat  marchand,  qui,  en 
se  réservant  le  contrôle  de  la  traite,  s'était  chargé  de  pourvoir 
aux  besoins  du  pays  et  de  payer  les  appointements  des  officiers 
publics,  le  syndicat  marchand  n'entendait  pas  les  choses  de  la 
même  façon.  Les  marchands  consentaient  bien  à  ce  que  la  Com- 
pagnie distribuât  aux  gentilshommes  des  terres  qui  ne  lui  avaient 
rien  coûté,  mais  quant  à  faire  des  rentes  à  ces  derniers,  c'était 
une  tout  autre  atlaire.  L'intention  des  marchands  était  bien  de 
réduire  l'administration  du  pays  à  sa  plus  simple  expression. 

Aussi,  de  1G32  à  16'i-5,  les  emplois  publics  de  quelque  impor- 
tance, autant  que  nous  pouvons  en  juger  en  l'absence  de  rensei- 
gnements précis,  furent-ils  peu  nombreux  et  peu  rémunérés.  Ou- 
tre le  gouverneur  général,  il  y  avait  son  lieutenant  à  Québec,  un 
gouverneur  particulier  aux  Trois-Rivières,  et,  pendant  quelque 
temps,  un  commandant  au  poste  de  Uichelieu  ;  un  amiral  de  la 
flotte,  des  capitaines  de  navires,  etc.  Les  historiens  ne  nous  disent 
pas  quels  étaient  les  appointements  de  ces  divers  officiers,  mais 
nous  savons  que  le  gouverneur  général,  —  entre  les  mains  de  qui 
les  marchands  déposaient  les  sommes  qui  devaient  pourvoir  au 
salaire  des  officiers,  à  la  solde  et  à  l'entretien  de  la  garnison,  enfin 
à  la  dotation  des  missions,  —  ne  cessa  de  se  plaindre  de  la  fai- 
blesse des  ressources  qu'on  mettait  à  sa  disposition.  La  pénurie 
où  on  le  laissait,  disait-il,  le  réduisait  à  l'impuissance. 

(1)  Tenurc  scujnnirioU;  1. 1,  p.  375,  387,  3i4.  —  Aussi  Lellrcs  de  la  Mire  Marie 
de  V Incarnation,  t.  I,  p.  228-'.». 


LA    THEMIÈRE    ÉTAl'K   DE    LA    COLONISATION   ADMINISTRATIVE.  177 

Les  circonstances,  d'ailleurs,  n'étaient  pas  de  nature  à  porter 
les  marchands  à  la  générosité.  iNous  nous  rappelons  l'alliance  of- 
fensive et  défensive  avec  les  Algonquins  et  les  Hurons,  que  les  né- 
cessités du  commerce  des  fourrures  avaient  imposée  aux  Français. 
Lorsque  Cliamplain  revint  au  Canada,  on  1 0;j;3,  avec  le  titre  de  gou- 
verneur, il  ne  manqua  pas  de  confirmer  cette  alliance  (1).  Il  s'as- 
surait ainsi  le  concours  des  tribus  d'en  haut;  il  procurait  aux 
marchands  la  perspective  d'un  commerce  prospère,  et  à  la  colo- 
nie un  secours  indispensable;  mais,  en  même  temps,  il  exposait 
les  Français  à  toute  la  fureur  des  Iroquois,  et  celle-ci  ne  tarda 
pas  à  éclater  sur  eux. 

Depuis  quelque  temps,  déjà,  les  Iroquois  trafiquaient  avec  les 
Hollandais  d'Orange;  ceux-ci  les  avaient  munis  d'arquebuses; 
ces  sauvages  avaient  bientôt  appris  à  se  servir  des  armes  à  feu  ; 
et  maintenant  ils  revenaient  au  Canada  enveloppant  dans  une 
haine  commune  Hurons,  Algonquins  et  Français,  et  joignant  au 
désir  de  venger  les  mânes  des  ancêtres  la  perspective  de  revenir 
chargés  des  dépouilles  des  canots  de  traite. 

En  1637,  ils  avaient  recommencé  les  hostilités  (2),  et  ils  les 
continuèrent  presque  sans  interruption  d'année  en  année.  Cette 
guerre  de  tous  les  instants,  cette  guerre  de  surprise  et  d'embus- 
cade diminuait  sensiblement,  on  le  conçoit,  les  profits  de  la  traite. 
Et  par  suite  de  la  réduction  de  leurs  gains,  les  marchands  se 
sentaient  de  moins  en  moins  disposés  à  faire  des  sacrifices  pour 
le  maintien  de  la  colonie.  Celle-ci  se  trouvait  donc  souffrir  dou- 
blement de  la  guerre  des  Iroquois  :  par  les  déprédations  de  l'en- 
nemi, par  la  négligence  des  associés  qui  en  résultait.  Les  habi- 
tants demandaient  à  hauts  cris  des  secours,  et  la  Compagnie 
se  contentait  de  répondre  qu'elle  était  en  perte  d'un  miUion  et 
qu'elle  ne  pouvait  rien  faire  de  plus.  Le  moment  était  venu  pour 
les  gentilshommes  d'évincer  à  leur  tour  les  marchands. 

Notons  d'abord  que,  plus  aguerris  que  les  marchands,  les  gen- 
tilshommes n'étaient  pas  au  même  point  qu'eux  effrayés  par  les 
attaques  des  Iroquois  qui  jusque-là  n'avaient  pas  été  bien  meur- 

(l'i  Relations  des  Jésuites,  1633.  p.  26-7,  36. 
(2)  Ibid.,  1637,  p.  91-2. 

T.    XII.  \2 


178  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

trières.  Pais,  ils  espéraient,  par  d'hal)iles  négociations,  se  débar- 
rasser en  peu  de  temps  de  cette  ,euerrc  intempestive.  Enfin,  ils 
avaient  placé  dans  le  Canada  toutes  leurs  espérances  d'avance- 
ment; et,  le  Canada  ne  se  développant  que  par  la  traite,  ils  se 
disaient  qu'après  tout,  la  traite,  fût-elle  bonne  ou  mauvaise,  il 
valait  mieux  pour  eu.V  en  avoir  le  contrôle.  Ils  se  croyaient  assez 
familiarisés  avec  le  commerce  des  fourrures  pour  l'exercer  avec 
adresse,  et  ils  voulaient  supprimer  à  leur  profit  le  bénéfice  que 
faisaient  les  marchands. 

En  dépit  de  la  guerre  des  froquois,  les  colons  canadiens  con- 
servaient donc  pour  le  monopole  de  la  traite  un  intérêt  cpie  les 
marchands  français  n'avaient  déjà  plus  au  même  degré,  et  ils 
allaient  profiter  du  moment  où  ceux-ci  faiblissaient  pour  les  je- 
ter par-dessus  bord. 

D'ailleurs,  les  gentilshommes  pouvaient  compter,  au  besoin, 
sur  lappui  de  l'État.  Richelieu  n'était  plus,  il  est  vrai,  mais  de 
brillantes  victoires  soutenaient  encore  le  prestige  de  celui  qui 
l'avait  remplacé;  l'on  était  loin  des  impertinences  de  la  Fronde. 
L'État,  il  faut  le  remarquer,  n'était  guère  favorablement  disposé 
à  l'égard  des  marchands  :  leur  incurie  l'avait  forcé  dans  ces 
dernières  années  à  débourser  d'assez  fortes  sommes  pour  la  co- 
lonie. En  16 '1.2,  Richelieu  avait  dû,  au  défaut  des  associés,  en- 
voyer 30  ou  ^1.0  hommes  pour  garder  le  fort  qui  portait  son 
nom,  en  même  temps  qu'il  faisait  remettre  aux  Jésuites,  par  l'en- 
tremise de  la  duchesse  d'Aiguillon,  des  secours  pour  leurs  mis- 
sions. En  1644,  la  reine  avait  envoyé  une  compagnie  de  60  sol- 
dats avec  100.000  livres  pour  les  équiper.  Tout  concourait  donc 
à  la  déchéance  des  marchands  :  leur  propre  découragement,  les 
intrigues  des  gentilshommes,  et  le  mécontentement  des  gouver- 
nants. C'est  ce  qui  explique  le  plein  succès  qu'obtinrent  les  députés 
des  «  habitants  »,  Repcntigny  et  Godefroy,  envoyés  à  Paris  dans 
l'automne  de  1644  pour  obtenir  l'abolition  du  régime  existant. 

Après  des  négociations  qui  durèrent  un  mois,  il  intervint  un 
traité  entre  le  procureur  des  habitants  du  Canada  et  la  Compa- 
gnie de  la  Nouvelle-France,  par  lequel  celle-ci  cédait  aux  colons 
son  monopole  de  la  traite  sur  le  Saint-Laurent  et  ses  tributaires, 


LA    1'IU:MIKRE    KTAI'E    DK    la    COLONrSATION    ADMLNISTHATIVK.  \1\) 

à  charuc  de  lui  payer  une  rente  annuelle  d'un  millier  pesant  de 
peaux  de  castor.  Cette  rente  était  accordée  <V  la  Compagnie  pour 
l'indemniser  de  la  perte  de  1.200.000  écus  qu'elle  prétendait 
éprouver;  et,  afin  d'assurer  le  paiement  de  cette  rente,  la  Com- 
pagnie imposait  certaines  conditions  à  la  cession  (fu'elle  faisait. 
l*ar  exemple,  les  congés  nécessaires  pour  le  départ  des  vaisseaux 
devaient  être  expédiés  par  la  Compagnie  ;  en  même  temps,  ce 
n'était  pas  aux  habitants  pris  séparément,  mais  aux  habitants 
réunis  en  communauté  de  ville  qu'elle  cédait  son  privilège,  et 
il  leur  était  défendu  de  tirer  parti  de  la  traite  autrement. 

D'un  autre  côté,  la  Compagnie  de  la  Nouvelle-France  conser- 
vait la  pleine  propriété,  justice  et  seigneurie  de  tout  le  pays, 
ainsi  que  ses  droits  seigneuriaux  et  le  privilège  de  nommer  le 
gouverneur,  les  officiers  de  la  justice  ordinaire  et,  plus  tard,  les 
juges  souverains,  lorsqu'on  en  établirait.  On  le  voit,  le  petit 
groupe  des  fonctionnaires,  qui  s'était  emparé  de  la  gestion  des 
affaires  territoriales  et  des  attributions  administratives  de  la  Com- 
pagnie, parvenait  à  se  soustraire  à  la  débâcle  où  sombrait  le 
syndicat  marchand.  En  d'autres  termes,  les  marchands  étaient 
dépossédés  de  leur  privilège,  sauf  à  se  rembourser  de  leurs  per- 
tes sur  la  rente  annuelle  qu'on  s'engageait  à  leur  payer;  mais 
le  groupe  des  bureaucrates  conservait  la  plupart  de  ses  attribu- 
tions. Et  les  habitants  du  Canada,  en  même  temps  qu'ils  obtenaient 
le  monopole  du  commerce  des  fourrures,  déchargeaient  la  Com- 
pagnie de  toutes  dépenses  pour  l'entretien  de  la  colonie  ou  des 
missions,  et  s'obligeaient  à  supporter  eux-mêmes  toutes  les  char- 
ges de  l'administration , 

Voyons  qui  va  profiter  du  changement  survenu. 


Si  jusqu'à  présent  nous  avons  pu  conserver  quelque  doute  sur 
l'intérêt  tout  particulier  qu'avaient  les  colons  canadiens  de  la 
classe  supérieure  à  l'abolition  du  privilège  des  marchands,  il 
nous  faudra  bien  céder  à  l'évidence,  lorsque  nous  connaîtrons 
les  conditions  dans  lesquelles  le  nouveau  régime  s'établit. 


180  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Nous  nous  rappelons  que  la  traite  avait  été  cédée  aux  habi- 
tants, non  pas  isolés,  mais  réunis  en  communauté  de  villes. 
Ainsi,  tout  habitant  était  bien  libre  de  faire  la  traite,  mais  les 
pelleteries  qu'il  s'était  procurées  des  sauvages,  ou  directement 
par  la  chasse,  il  ne  pouvait  pas  les  troquer  ailleurs  cju'à  l'un  des 
comptoirs  étal^lis  par  cette  Compagnie  des  habitants,  et  c'était  là 
aussi  qu'il  devait  se  procurer  les  articles  de  provenance  euro- 
péenne qu'il  désirait  en  échange.  Afin  d'assurer  l'exécution  ri- 
goureuse de  cette  mesure,  il  y  avait  dans  chaque  ville,  Québec, 
Trois-Rivières,  Montréal,  un  syndic  élu  par  les  habitants,  et  ce 
syndic  avait  des  adjoints  dans  chaque  paroisse  ou  côte  (1). 

L'un  des  objets  de  cette  organisation  communautaire  ou  syn- 
dicale de  la  traite  était,  nous  l'avons  vu,  de  garantir  le  paiement 
de  la  rente  annuelle  due  aux  Cent  Associés.  Mais  elle  avait  une 
portée  bien  plus  considérable  encore  :  elle  constituait,  avant  tout, 
un  mécanisme  destiné  à  l'alimentation  du  trésor  public.  On  dé- 
cida, en  effet,  que,  sur  les  pelleteries  portées  au  magasin  de  la 
Compagnie  des  habitants,  le  quart  serait  retenu  pour  payer  les 
charges  de  l'administration. 

Or  la  traite  donnait  en  ce  moment  de  forts  rendements.  A 
peine  avait-on  appris  à  Québec  la  nouvelle  de  la  cession  du 
monopole  que  les  colons  s'étaient  hâtés  de  faire  l'inventaire  des 
magasins  de  l'ancienne  Compagnie;  de  sorte  que  la  Compagnie 
des  habitants  put  commencer  ses  opérations  sur-le-champ  et  re- 
cueillir pour  sa  part  les  deux  tiers  de  la  traite  de  cette  année 
1645  (2).  Les  colons  eurent  donc  à  eux  seuls  20.000  livres  pe- 
sant de  castors,  estimés  à  une  pistole,  ou  10  à  11  francs  la  livre, 
c'est-à-dire,  au  total,  à  peu  près  200.000  francs  (3).  Puis  ils  inau- 
gurèrent brillamment  leur  règne  en  concluant  une  paix  solen- 
nelle avec  les  Iroquois. 

La  traite  de  1648  se  ressentit  de  cette  paix  nouvellement  con- 
clue et  donna  160  poinçons  de  castors,  c'est-à-dire  32.000  livres, 
formant  en  tout  une  valeur  approximative  de  320.000   francs, 

(1)  Journal  des  Jésuites,  p.  185. 

(2)  Ibid.,  p.  3. 

(3)  Ibid.,  p.  7  et  67. 


LA   PREMIÈRE    ÉTAPE   DE    LA    COLONISATION   ADMINISTRATIVE.  ISl 

sans  compter  ce  que  rapportaient  les  peaux  d'original.  En  lCi8, 
la  seule  traite  de  Tadoussac  donna  VO.OOO  francs  de  profit,  et  la 
traite  entière  250.000  (1). 

C'était  là  le  joli  magot  que  les  seigneurs-fonctionnaires  du 
Canada  avaient  à  manipuler  et  dont  une  notable  partie  devait 
aller  grossir  leurs  goussets.  On  comprend  les  espérances  que  firent 
naître  chez  eux  le  changement  survenu  dans  l'administration, 
comme  le  prouvent  du  reste  amplement  le  nombre  et  l'impor- 
tance des  concessions  faites  dans  le  cours  des  deux  années  qui 
suivirent  l'établissement  du  nouvel  état  de  choses. 

Ceux  des  gentilhommes  qui  n'étaient  pas  encore  pourvus  ob- 
tinrent aussitôt  des  seigneuries  :  M.  de  Montmagny,  le  gouver- 
neur, une  lieue  et  demie  de  front  sur  quatre  de  profondeur  à  la 
rivière  du  Sud,  avec  File  aux  Oies,  près  de  Québec;  M.  de  Champ- 
flour,  commandant  aux  Trois-Rivières ,  un  fief  dans  la  haute 
ville;  Pierre  de  Repentigny,  quatre  lieues  de  front  sur  six  de 
profondeur  à  Lachenaie,  plus  un  fief  en  face  des  Trois-Rivières; 
René  Robineau,  fils  d'un  des  directeurs  de  la  Compagnie  des 
Cent  Associés,  la  seigneurie  de  Bécancourt,  mesurant  plus  de 
deux  lieues  carrées;  Pierre  Lefebvre,  un  quart  de  lieue  de  front 
sur  une  lieue  de  profondeur,  et  Nicolas  Marsolet  une  demi-lieue  de 
front  sur  deux  lieues  de  profondeur,  presque  vis-à-vis  les  Trois- 
Rivières. 

Ceux  qui  possédaient  déjà  des  concessions  se  hâtèrent  d'en 
acquérir  de  nouvelles  :  les  PP.  Jésuites  obtinrent  la  Prairie  de  la 
Madeleine,  en  face  de  Montréal;  Giffard,  Bourdon  et  Chavigny 
firent  doubler  l'étendue  de  leurs  concessions.  Enfin,  La  Poterie, 
qui  avait  négligé  jusque-là  de  se  procurer  un  titre  régulier 
pour  sa  seigneurie  de  Portneuf,  s'en  fit  expédier  un  sans  plus 
tarder. 

Évidemment  la  colonie  allait  prendre  un  grand  essor.  Tous 
reprenaient  courage;  tous  voulaient  être  seigneurs,  et  deux 
fois  plutôt  qu'une.  Tous  n'avaient-ils  pas  la  riante  perspective  de 
se  caser  dans  ce  gros  fromage  de  la  traite?  Cinq  ou  six  des  prin- 

(1)  Journal,  p.  67  et  il  G. 


182  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

cipales  familles,  étroitement  unies  par  des  mariages,  arrivèrent 
dès  le  début  à  s'y  loger  à  leur  aise. 

Seulement,  si  les  gentilshommes  amélioraient  leur  position, 
c'était,  semble-t-il,  un  peu  trop  aux  dépens  des  vulgaires  con- 
tribuables. Au  mois  de  janvier  164.6,  le  P.  Jérôme  Lalemant 
écrit  dans  son  Journal  :  «  Sur  la  fin  de  ce  moys,  les  petits  ha- 
bitants sembloient  se  vouloir  mutiner  contre  ceux  qui  avoisinent 
les  charges  et  offices.  On  tenoit  M.  Marsolet,  et,  surtout,  sa  femme 
et  M.  Maheu  autheurs  de  cela;  le  tout  fut  appaisé  par  M.  le  g'ou- 
verneur;  ces  menus  habitants  avoient  tort,  n'y  ayant  aucun 
fondement  raisonable  en  leur  pleinte  :  ils  disoient  que  M.  des 
Chastelets,  commis  général,  faisoit  trop  bonne  cheire,  etc.  (1)  ». 

Ce  Monsieur  des  Chastelets,  deux  mois  auparavant,  avait  per- 
mis par  exception  aux  PP.  Jésuites  de  faire  la  traite,  bien  qu'en 
général  ce  commerce  fût  interdit  aux  maisons  relig-ieuses,  «t  le 
bon  Père  tenait  sans  doute  à  conserver  ses  illusions  sur  le  bien- 
faiteur de  son  ordre.  Toutefois,  que  les  «  menus  habitants  » 
eussent  tort  ou  raison,  et  quoi  qu'il  en  fût  de  la  plus  ou  moins 
grande  chère  que  pouvait  faire  le  commis  général,  il  est  certain 
que  le  P.  Lalemant  avait  bien  modifié  son  opinion  sur  la  ma- 
nière dont  les  affaires  avaient  été  administrées. 

Il  commence  par  se  plaindre  de  ce  que  le  conseil,  qui  con.- 
trùle  les  dépenses,  n'a  pas  fait  droit  à  toutes  ses  réclamations , 
puis  il  ajoute  :  «  Mais  en  suite  aussy  tous  ceux  du  conseil  se  firent 
puissamment  augmenter  leurs  gages  et  récompenser  de  leur 
service;  ce  qui  apporta  une  telle  confusion  que  cela  fît  honte  -». 
Et  un  peu  plus  loin,  à  propos  du  départ  des  vaisseaux,  il  dit  : 
«  Avec  eux  repassèrent  le  fils  de  M.  de  Repentigny,  de  M.  Couillar, 
de  xM.  Giffar,  les  nepveux  de  M.  des  Chastelets,  tous  fripons  pour 
la  plupart,  qui  avoient  fait  mille  pièces  à  l'autre  voyage,  et  on 
donnoit  à  tous  de  grands  appointements  (2).  » 

11  y  avait  un  peu  plus  d'une  année  que  la  traite  était  entre  les 


(1)  Jounwl,  p.  30.  Noël  .Inchereau  des  Chastclpts  était  concessionnaire  d'un  fief 
dans  l'île  d'Orléans  el  d'un  autriî  à  la  cote  di^  []eaii|)ré.  Il  ne  se  maria  point  et  disposa 
<le  ses  biens  en  laveur  des  enfants  de  son  frère,  Jean  Jucliereau,  sieur  de  Maure. 

(2)  Journal,  p.  08-'J. 


LA    IMiEMIKHK    KTAl'l-:    l)K    LA    COLOXISATION    ADMINISTRATIVE.  183 

mains  dos  habitants,  et  la  petite  aristocratie,  qui  avait  pris  la 
direction  des  afTaires,  s'était  déjà  brouillée  avec  le  représentant 
de  l'ancienne  Compagnie,  Olivier  le  Tardif,  et  avec  M.  de  Maison- 
neuve,  le  gouverneur  de  Montréal.  Celui-ci  avait  refusé  de  sous- 
crire aux  gratifications  extraordinaires  que  les  conseillers  s'é- 
taient votées,  et  il  était  parti  pour  la  France  dans  le  l)ut 
d'obtenir  des  réformes.  En  même  temps  que  lui ,  s'étaient  em- 
barqués M.  Tronquet,  secrétaire  du  gouverneur  de  Québec,  et 
M.  Giffard,  un  des  conseillers,  «  tous  avec  bonne  résolution  de 
poursuivre  quelque  règlement  pour  leurs  affaires,  chaqu'un  pré- 
tendant ses  intérêts  particuliers  ».  y^ 

Mais,  avant  que  le  règlement  qu'on  recherchait  en  France  eût 
été  obtenu,  les  choses  en  étaient  venues  au  point  que  les  habi- 
tants, le  21  juillet  16i7,  élirent  un  procureur-syndic,  et  présen- 
tèrent par  son  entremise  une  requête  à  l'effet  de  casser  l'élection 
des  conseillers  et  de  remettre  toutes  les  affaires  entre  les  mains 
de  M.  le   Gouverneur  en  attendant  l'arrivée  du  règlement  (1). 

Enfin,  le  11  août  de  la  même  année,  ce  règlement  tant  attendu 
l'ut  publié  à  Québec.  Il  constituait  un  nouveau  conseil  composé 
de  trois  personnes  :  le  gouverneur  général,  le  supérieur  des  Jé- 
suites, le  gouverneur  de  Montréal.  Ce  conseil  décidait,  à  la  plura- 
lité des  voix  et  souverainement,  de  toutes  les  affaires  du  com- 
merce, de  la  police  et  de  la  guerre.  L'amiral  de  la  flotte  et  les 
syndics  des  communautés  de  villes  n'y  avaient  que  voix  délibé- 
rative  et  seulement  pour  ce  qui  concernait  leurs  charges. 

Le  règlement  établissait  en  même  temps  un  budget  de  iO.OOO 
Hvres,  et  répartissait  les  appointements  comme  suit  :  le  gouver- 
neur général,  25.000  livres,  avec  le  privilège  de  faire  venir 
sans  payer  de  fret  70  tonneaux  de  marchandises;  cà  la  charge 
d'entretenir  le  fort  de  munitions  et  d'armes,  d'avoir,  outre  son 
lieutenant  particulier,  un  lieutenant  aux  Trois-Rivières.  et  enfin 
70  hommes  de  garnison  qui  seraient  nourris  aux  frais  du  ma- 
gasin et  que  le  gouverneur  répartirait  dans  le  pays  selon  qu'il 
le  jugerait  le  plus  utile.  Le  gouverneur  particulier  de  Montréal, 

(1)  Journal,  p.  90,  92. 


181  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

10.000  livres  d'appointements  et  30  tonneaux  de  fret,  à  la 
charg-e  d'entretenir  de  munitions  le  fort  de  Ville-Marie  et  d'avoir 
une  garnison  de  30  soldats.  Enfin  5.000  livres  étaient  accordées 
aux  Jésuites, 

Le  règlement  de  1647,  comme  on  voit,  était  favorable  surtout 
au  gouverneur  de  Montréal  et  au  gouverneur  de  Québec.  Celui-ci, 
particulièrement,  se  trouvait  investi  d'une  grande  puissance  et, 
pratiquement,  conduisait  les  affaires  à  sa  guise  en  l'absence  du 
gouverneur  de  Montréal. 

Quant  aux  anciens  conseillers,  le  règlement  les  ignorait  com- 
plètement. Ils  n'étaient  pourtant  pas  d'humeur  à  rester  bien 
longtemps  dans  l'ombre,  et,  dès  l'automne,  ils  députèrent  le 
commis  général,  des  Chastelets,  pour  obtenir  le  redressement  de 
leurs  griefs.  De  Repentigny,  qui  était  toujours  général  de  la 
flotte,  passa  en  même  temps  en  France,  ainsi  que  Louis  d'Aille- 
boust,  envoyé  par  M.  de  Maisonneuve  pour  représenter  ou  dé- 
fendre les  intérêts  de  Montréal. 

Le  délégué  de  Montréal,  d'Ailleboust,  revint  avec  le  titre  de 
gouverneur  général,  et  M.  de  Repentigny  mourut  en  voyage  au 
retour,  vraisemblablement  de  dépit.  Mais  le  règlement  de  1648 
qu'on  venait  d'obtenir  n'en  constituait  pas  moins  une  grande 
victoire  pour  les  anciens  Conseillers  et  leurs  amis. 

11  restreignait,  d'abord,  considérablement  l'autorité  du  gou- 
verneur général  en  réduisant  ses  appointements  de  25.000  à 
10.000  francs,  ses  70  tonneaux  de  fret  à  12,  et  sa  garnison  de 
70  soldats  aussi  à  12.  Le  gouverneur  des  Trois-Rivières  cessait 
d'être  un  simple  employé  subalterne  à  la  nomination  du  gouver- 
neur de  Québec,  et  on  fixait  ses  appointements  à  3.000  francs. 
Les  appointements  du  gouverneur  de  Montréal  étaient  réduits  de 
10.000  francs  à  3.000,  et  il  n'avait  plus  droit  qu'à  6  tonneaux 
de  fret  et  6  soldats  de  garnison. 

Enfin,  les  19. 000  francs  ainsi  épargnés  formaient  un  fond  de  ré- 
serve, qui  devait  être  employé  à  la  discrétion  du  conseil;  et,  dans 
ce  conseil,  à  côté  du  gouverneur  général  de  Montréal  et  du  supé- 
rieur des  Jésuites  qui  y  étaient  seuls,  on  faisait  entrer  le  gouver- 
neur des  Trois-Rivières  et  trois  conseillers  nommés  par  le  peuple. 


LA    PHRMIKIiH    KTAVK    I>K    LA    COLONISATION    AD.MINISTIîATIVK.  185 

Les  trois  premiers  conseillers  élus  furent  Chavig-ny,  Giffard. 
et  (iodefroy.  Cette  môme  année,  Michel  Leneui"  du  Hérisson  fut 
élu  (1)  aux  Trois-Rivières  et,  en  même  temps,  il  obtenait  dans 
le  voisinag-e  de  la  ville  la  concession  de  deux  seigneuries. 

Je  ne  donne  tous  ces  détails,  qui  pourront  paraître  fastidieux, 
(pjc  pour  montrer  à  quel  point  les  premiers  seigneurs  canadiens 
comptaient  sur  les  emplois  publics  pour  vivre,  et  quelle  ardeur  ils 
mettaient  à  s'en  emparer.  Malheureusement  pour  eux,  ils  ne 
furent  pas  longtemps  à  jouir  en  paix  de  leur  victoire. 

VI. 

Ceux  qui  cherchent  à  faire  de  la  colonisation  en  dehors  de 
ses  conditions  normales  suivent  une  voie  singulièrement  hérissée 
d'obstacles.  Voici  nos  gentilshommes  canadiens  qui  ont  entrepris 
de  s'implanter  dans  un  pays  neuf  au  moyen  des  fonds  publics. 
Pour  cela,  il  leur  a  fallu,  d'abord,  se  rendre  maîtres  de  la  traite. 
Et ,  à  peine  sont-ils  parvenus  à  éliminer  les  marchands,  qu'ils 
se  trouvent  en  face  d'adversaires  plus  redoutables  :  les  Iroquois. 

La  paix  conclue  avec  ces  derniers,  en  1645,  fut  bientôt  rompue, 
comme  toutes  celles  qu'on  ait  jamais  pu  faire  avec  ce  peuple 
pour  qui  la  guerre  constituait  un  moyen  d'existence.  Dès  l'année 
suivante,  ils  avaient  repris  les  hostilités  en  assassinant  le  P.  Jo- 
gues;  en  16i7,  ils  brûlèrent  le  fort  de  Richelieu  que  les  Fran- 
çais avaient  abandonné  ;  puis  ils  se  répandirent  par  petites  bandes 
dans  les  bois  pour  y  surprendre  les  Algonquins  dispersés  à  la 
chasse.  Mais  les  déprédations  qu'ils  commirent  alors  sont  peu  de 
chose  en  comparaison  de  l'horrible  carnage  qu'ils  inaugurèrent 
en  16i8.  Dans  l'espace  de  deux  années,  ils  réduisirent  en  cendres 
les  bourgades  huronnes,  exterminèrent  presque  toute  la  nation 
et  en  dispersèrent  les  débris  aux  quatre  vents. 

Or,  les  Hurons  étaient  les  principaux  fournisseurs  de  la  traite. 


(1)  Probablement  à  la  charge  de  syndic;  cette  charge  était  purement  honorifique, 
ce  qui  ne  veut  pas  dire  ([u'elle  ne  pouvait  pas  devenir  lucrative.  Voir  dans  Parkman, 
p.  144,  les  accusations  portées  par  Peronne-Dumesnil  contre  Jean  Gloria,  procureur 
syndic  de  la  communauté  de  Québec. 


186  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Habitant  eux-mêmes  un  pays  pauvre  en  castors,  ils  s'en  procu- 
raient par  voie  d'échange  auprès  des  nations  plus  septentrionales; 
et,  chaque  été,  leurs  longs  canots,  chargés  de  fourrures,  venaient 
emplir  les  magasins  de  la  Compagnie.  On  comprend  quel  reten- 
tissement leur  disparition  dut  avoir  sur  le  commerce  de  la  co- 
lonie. Il  ne  restait  plus  que  les  Algonquins,  qui  fréquentaient 
les  postes  de  ïadoussacet  des  Trois-Rivières.  Encore,  ces  sauvages 
étaient-ils  g-randement  gênés  dans  leurs  mouvements  par  les 
attaques  incessantes  des  Iroquois  :  car,  divisés  en  petites  bandes 
pour  la  chasse  du  castor,  ils  tombaient  à  tout  instant  dans  les 
embuscades  de  leurs  ennemis. 

Aussi,  les  effets  désastreux  de  cette  guerre  ne  tardèrent-ils  pas 
à  se  faire  sentir.  Le  Journal  des  Jésuites,  pour  1647,  ne  donne 
pas  le  chiQre  de  la  traite  et  se  contente  de  cette  mention  laco- 
nique :    «  Les  Hurons  ne  descendirent  point  cette  année  (1).  » 

En  effet,  la  crainte  des  Iroquois  les  avait  retenus  dans  leurs 
bourgades.  On  se  rappelle  que  la  traite  de  16i8  fut  assez  fruc- 
tueuse; mais,  en  16 V9,  elle  était  retombée  à  100  poinçons,  c'est- 
à-dire  à  peu  près  200.000  francs  (2),  Puis,  dans  les  trois  ou 
quatre  années  qui  suivent,  il  n'est  plus  fait  aucune  mention  de 
la  traite.  Mais  la  Relation  de  1653  se  charge  de  nous  expliquer  ce 
silence  :  «  .lamais  il  n'y  eut  plus  de  castors  dans  nos  lacs  et  nos 
rivières;  mais  jamais  il  ne  s'en  est  moins  veu  dans  les  maga- 
sins du  pays.  Avant  la  désolation  des  Hurons,  les  cent  canots 
venoient  en  traite,  tout  charg-és  de  castors.  Les  Alg-onquins  en 
apportoient  de  tous  costez ,  et  chaque  année  on  avoit  pour  deux 
cent  et  trois  cent  mille  livres.  G'estoit  là  un  bon  revenu, de  quoy 
contenter  tout  le  monde  et  de  quoy  supporter  les  grandes 
charges  du  pays.  La  guerre  des  Iroquois  a  fait  tarir  toutes  ces 
sources,  les  castors  demeurans  en  paix  et  dans  le  lieu  de  leur 
repos  ;  les  flottes  de  Hurons  ne  descendent  plus  à  la  traite  ;  les 
Algonquins  sont  dépeuplez,  et  les  nations  plus  éloignées  se 
retirent  encore  plus  loin  craignant  le  feu  des  Iroquois.  Le 
magasin   de    Montréal    n'a    pas    acheté    des   sauvages    un    seul 

(1)  Journal,  \>.  95. 

(2)  Ibid.,  ]).   130. 


LA    PHEMIKKE    HTAI'R    DK   LA    COLONLSATION    ADMIMSTHATIVE.  187 

castor  depuis  un  an.  Aux  Trois-Kivièrcs,  le  pou  qui  s'y  est  veu 
a  esté  employé  pour  fortifier  la  place  où  ou  attend  l'ennemy; 
dans  le  magasin  de  Québec,  ce  n'est  que  pauvreté  ;  aiusi  tout 
le  monde  a  sujet  d'estrc  mécontent,  n'y  ayant  pas  de  quoy 
fournir  au  paiement  de  ceux  à  qui  il  est  deu,  et  même  n'y 
ayant  pas  de  quoy  supporter  une  partie  des  charges  du  pays 
les  plus  indispensables  (1).  » 

On  eut  recours  à  divers  petits  moyens  pour  conjurer  la  ruine 
imminente.  A  la  fin  de  l'année  1GV9,  le  P.  Jérôme  Lalemant 
écrit  dans  son  Journal  :  «  Ma/fosfr's.  —  Cette  année,  au  départ  des 
vaisseaux,  on  commença  à  faire  payer  vingt  sols  pour  le  billet 
de  passage,  au  secrétaire  du  gouverneur  :  et  prist-on  sur  les 
amendes  de  quoy  payer  ou  gratifier  le  mesme  secrétaire  et  autres 
officiers  (2).  »  Mais  ce  supplément  de  revenu  qu'on  se  créait 
ainsi  irrégulièrement  n'empêcha  point  la  Compagnie  des  Habi- 
tants, ou,  ce  qui  revient  au  même,  l'administration  publique,  de 
s'endetter  considérablement  à  la  Rochelle.  Et  ce  fut  même,  parait- 
il,  pour  tirer  la  colonie  de  l'embarras  financier  dans  lequel  elle 
se  débattait  que  M.  de  Lauson  demanda  la  charge  de  gouver- 
neur général  et  y  fut  nommé  à  la  prière  des  Cent  Associés. 

Depuis  1638,  Lauson  s'était  quelque  peu  désintéressé  des 
affaires  de  la  Compagnie;  tous  ses  instants  avaient  été  absorbés 
par  des  charges  importantes.  Il  avait  été,  d'abord,  intendant 
en  Dauphiné;  puis  directeur  aux  finances  du  roi.  Mais,  en  1650, 
libéré  de  tout  emploi,  il  tourna  de  nouveau  ses  regards  vers  la 
Nouvelle-France,  et  en  ayant  obtenu  le  gouvernement,  s'y  rendit 
dans  l'automne  de  1651. 

Avant  de  quitter  la  France,  il  avait  eu  soin  de  se  faire  attribuer 
toutes  les  fonctions  seigneuriales  et  administratives  de  la  com- 
pagnie des  Cent  Associés.  Il  est  assez  remarqualîle,  en  effet, 
({u'avant  l'arrivée  de  Lauson  au  Canada,  les  concessions  de  terre 
se  faisaient  directement  au  nom  de  la  Compagnie  de  la  Nouvelle- 
France,  en  vertu  des  pouvoirs  à  elle  donnés  par  le  roi ,  avec 
ordre  au  gouverneur  général  de  mettre  le  concessionnaire  en 

(1)  Relations,  1U53,  p.  28. 

(2)  Journal,  p.  131. 


188  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

possession  de  l'étendue  qu'on  lui  concédait.  Lorsque  Lauson 
arrive  au  pays  tout  est  changé  :  les  concessions  se  font  au  nom 
du  Gouverneur,  en  vertu  de  pouvoirs  à  lui  accordés  par  la  Com- 
pagnie de  la  Nouvelle-France,  avec  ordre  au  grand  sénéchal 
de  mettre  le  concessionnaire  en  possession  :  et  les  titres  ne  sont 
plus  signés  que  du  nom  du  gouverneur  et  de  son  secrétaire. 
Rouer.  Enfin,  à  peine  Lauson  est-il  de  retour  en  France  que 
l'ancienne  formule  est  de  nouveau  adoptée  (1). 

Mais  si  le  nouveau  Gouverneur  avait  réellement  l'intention,  en 
venant  au  Canada,  de  relever  les  finances  du  pays,  avouons 
qu'il  s'y  prit  d'une  étrange  manière  pour  réussir.  Il  commença 
par  aug-menter  ses  propres  appointements  de  2.000  livres  et  ceux 
de  son  allié,  le  gouverneur  des  Trois-Rivières,  de  2.550.  Puis  il 
amenait  avec  lui  trois  de  ses  fils,  Jean,  Charles  et  Louis, et  il 
leur  fit  à  tous  une  ample  distribution  de  terres  et  d'emplois. 
L'ainé,  Jean,  eut  la  seigneurie  de  Lauson,  avec  le  titre  de  grand 
sénéchal  de  la  Nouvelle-France  ;  Charles  eut  le  fief  Charny  dans 
l'ile  d'Orléans,  et  le  titre  de  grand  maître  des  eaux  et  forêts  : 
enfin,  Louis  reçut  la  seigneurie  de  la  Citière,  et  bientôt  après 
le  fief  de  Gaudarville.  Ces  charg-es  dont  il  gratifiait  ses  enfants 
n'étaient  pas,  paraît-il,  salariées  pour  le  moment  :  mais  elles 
pouvaient  l'être  un  jour,  et  elles  assuraient  du  moins  certains 
privilèges  honorifiques  :  je  vois,  par  exemple,  que  le  grand 
sénéchal  avait  ses  appartements  dans  le  bâtiment  de  la  séné- 
chaussée. Le  nouveau  gouverneur  établit  en  même  temps  un 
lieutenant  général  civil  et  criminel  à  Québec,  ainsi  que  des  lieu- 
tenants particuliers  et  des  procureurs. 

Pour  faire  face  aux  dépenses  publiques,  qu'il  avait  ainsi  sen- 
siblement augmentées,  Lauson  recourut  à  des  procédés  assez 
arbitraires.  On  avait  précédemment  accordé  au  gouverneur  de 
Montréal  un  supplément  de  1,000  livres  ;  Lauson  les  lui  retrancha, 
bien  que  son  poste  fût  l'un  des  plus  exposés  aux  attaques  des 
Iroquois.  Il  supprima  en  même  temps  le  <(  Camp  volant  »  ; 
compagnie  de  soldats  qu'on  avait  formée  quelques  années  au- 

(1)  Édils  et  Ordonnances,  passim. 


LA    PREMIÈRE    ÉTAPE   DE   LA    COLONISATION   ADMINISTRATIVE.  189 

paravant  et  qui  était  destinée  à  «  voler  »   au  secours  de  tout 
point  menacé.  Toutefois,  il  fut  lîientôt  contraint  de  le  rétablir. 

Il  cessa  ensuite  de  payer  la  rente  de  1 .000  livres  de  castors 
qui  était  due  annuellement  à  la  Compagnie  de  la  Nouvelle-France, 
c'est-à-dire  au  syndicat  marchand.  Enfin,  il  défendit  aux  liahitants 
de  faire  la  traite  ducùté  deTadoussac,  et  constitua  dans  cette  partie 
du  pays  une  ferme  particulière  destinée  à  payer  ses  appointements 
et  ceux  des  conseillers  et  à  supporter  les  autres  charges  du  pays. 

Toutes  ces  mesures  abusives  ne  lui  permirent  pas  de  se  débar- 
rasser des  Iroquois,  et  son  administration  fut  remarquable,  au 
contraire,  par  les  pertes  cruelles  et  les  humiliations  infligées  aux 
Français  par  leurs  implacables  ennemis.  Ceux-ci  ne  craignirent 
pas  de  venir,  à  la  vue  de  toute  la  population  de  Québec,  et  sous 
le  canon  même  du  fort,  enlever  victorieusement  les  Hurons  ré- 
fugiés à  File  d'Orléans.  Et  ce  fut  là  le  moindre  de  leurs  méfaits, 
car  ils  tinrent  constamment  en  éveil  les  colons  et  les  sauvages 
et  ruinèrent  leur  commerce. 

Quelque  bien  disposés  que  fussent  le  gouverneur  et  ses  con- 
seillers, ils  ne  purent,  dans  ces  circonstances  pénibles,  se  faire 
sur  la  fortune  publique  ce  nid  moelleux  qu'ils  avaient  rêvé  pour 
eux  et  leurs  familles.  Et  leur  position  ne  s'améliora  pas  par  la 
suite.  Le  vicomte  d'Argenson,  qui  remplaça  de  Lauson  en  1657, 
trouva  le  pays  dans  la  plus  grande  détresse,  et  se  plaignit  cons- 
tamment de  la  misère  où  on  le  laissait.  «  Je  prévois,  écrivait-il,  \j 
une  grande  difficulté  à  pouvoir  subsister  dans  ce  pays,  et  il  m'est 
difficile  d'aller  bien  loin  avec  mes  appointements.  Vous  ne  pou- 
vez vous  imaginer  la  cherté  des  vivres,  outre  la  difficulté  qu'il 
y  a  d'en  avoir.  Les  habitants  sont  dans  une  extrême  pauvreté 
et  tous  insolvables  aux  marchands  ;  cette  pauvreté  procède  en 
partie  de  l'avilissement  de  la  traite.  » 

Cette  traite,  certains  colons  cherchaient  en  vain  à  la  stimuler 
en  fournissant  aux  sauvages  de  l'eau-de-vie  en  échange  des  peaux 
de  castors.  Il  arriva  même  quelquefois  que  des  fonctionnaires 
haut  placés  eurent  recours  à  ce  moyen  (1). 

(1)  Journal,  p.  228-9;  Cas  de  la  Poterie,  gouverneur  des  Trois-Rivières. 


190  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

Du  reste,  d'Arsenson  ne  se  gêna  pas  plus  que  son  prédéces- 
seur pour  se  créer,  de  sa  propre  autorité,  les  revenus  qui  lui 
manquaient.  Afin  d'assurer  les  appointements  des  officiers  pu- 
Ijlics,  il  accorda  la  traite  de  ïadoussac  à  douze  des  colons  les 
plus  considérables  (1).  Il  se  réserva  en  môme  temps,  une  cer- 
taine pêcherie  d'anguilles.  Enfin  ,  il  continua  à  retenir  la  rente 
annuelle  due  à  l'ancienne  Compagnie.  A  tel  point  que  celle-ci 
finit  par  s'impatienter  et  envoya  sur  les  lieux  (1661)  un  avocat 
au  Parlement  do  Paris,  Jean  Péronne-Dumesnil,  avec  le  titre  de 
contrôleur  général,  d'intendant  et  déjuge  souverain,  chargé  de 
faire  une  enquête  sur  les  agissements  du  conseil.  Cet  agent  fit 
beaucoup  de  bruit;  il  dénonça  comme  coupables  de  fraude  et 
de  malversations  les  principaux  marchands  et  conseillers;  et,  ce 
qui  porterait  à  croire  que  ses  accusations  n'étaient  pas  tout  à  fait 
sans  fondement,  ce  sont  les  colères  qu'elles  firent  éclater  et  le 
traitement  indigne  dont  Dumesnil  fut  l'objet  de  la  part  de  la 
petite  oligarchie  régnante  (2). 

Cependant,  les  Iroquois  continuaient  leurs  ravages  et  la  co- 
lonie, menacée  d'une  complète  destruction,  ne  cessait  d'envoyer 
en  France  députation  sur  députation,  pour  implorer  l'aide  de  la 
mère  patrie. 

VU. 

Ainsi,  les  seigneurs  canadiens,  même  si  l'on  tient  compte  des 
gains  illicites  de  quelques-uns  d'entre  eux,  se  trouvaient,  par 
suite  d'abord  de  l'hostilité  des  marchands,  puis  de  la  guerre  des 
Iroquois ,  avoir  été  frustrés  de  la  grande  partie  des  profits  de 
la  traite   et  des  emplois  salariés  que  celle-ci  devait  soutenir. 

Or,  étant  donné  leurs  conditions  de  fortune  et  d'éducation, 
les  seigneurs  canadiens ,  dépourvus  de  charges  publiques  , 
étaient  réduits  à  l'impuissance.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'ils 
n'aient  rien  ou  presque  rien  fait  pour  la  colonisation,  dont  ils 
étaient  destinés  cependant  à  être  le  pivot. 

(1)  Ferlaïul,  p.  446;  Journal,  p.  284. 
{'X)  Parkinan,  p.  131-144. 


LA    l'REMIÈRE    KTAI'E    DR    LA    (OLOMSATION    ADMINISTRATIVE.  lîM 

Quelques-uns ,  comme  3Iontmagny ,  Champflour.  Lauson ,  à 
l'expiration  de  leurs  termes  d'office,  ou  même  avant,  en  certains 
cas,  repassèrent  en  France,  laissant  leurs  concessions  encore  à  peu 
près  tout  en  foret.  Chavigny  abandonna  également  sa  seigneurie, 
en  1G52,  pour  aller  mourir  en  France  (1).  Et,  parmi  ceux  qui 
restèrent,  un  seul  contribua  à.  diriger  vers  le  Canada  un  courant 
d'émigration    de   quelque  importance   :  c'est  Robert  Giffard. 

(iiffard,  comme  nous  savons,  était  médecin  et  habitait  Mor- 
tagne,  au  Perche.  11  y  conclut,  en  lG3i,  avec  des  paysans  de  cet 
endroit  et  des  environs,  des  contrats  par  lesquels  ceux-ci  s'en- 
gageaient à  travailler,  pendant  un  certain  temps,  sur  sa  seigneu- 
rie de  Beauport,  et  devaient  recevoir,  en  récompense  de  leurs 
services,  un  salaire  en  nature  et  surtout  des  concessions  de 
terre  (2).  Nous  connaissons  sept  des  familles  qu'il  amena  avec 
lui  cette  année  même,  et  cinq  de  celles  qui  vinrent  en  16.35.  Mais 
ce  n'est  pas  tout  :  le  courant  se  trouvait  établi,  et  le  Perche 
ne  cessa  pendant  plusieurs  années  d'envoyer  de  ses  paysans  au 
Canada.  Il  en  donna  non  seulement  à  la  seigneurie  de  Giffard, 
mais  à  toute  la  côte  de  Beaupré  et  à  l'Ile  d'Orléans.  A  lui  seul, 
dans  le  cours  de  cette  période,  le  Perche  fournit  plus  d'émi- 
graiits  que  la  Normandie  tout  entière,  et  les  colons  de  ces  deux 
provinces  représentaient  les  deux  tiers  des  habitants. 

Ce  succès  relatif  s'explique  de  deux  manières  :  Giffard  n'était 
ni  plus  ni  moins  à  l'aise  que  la  plupart  des  petits  gentilshommes^ 
qui  avaient  obtenu  concession  d'une  certaine  étendue  de  forêt 
au  Canada;  mais  il  possédait  probablement  plus  qu'eux  la  con- 
fiance des  paysans  dans  son  voisinage.  On  sait  que  les  médecins, 
comme  les  membres  de  la  plupart  des  professions  libérales,  st- 
recrutaient,  à  cette  époque,  dans  la  classe  des  petits  cultivateurs. 
Ces  lettrés,  fils  de  paysans,  se  substituaient  dans  la  confiance  des 
populations  de  la  campagne  à  la  noblesse  qui  les  avait  abandon- 
nées, etdéjà  ilsexerçaient  sur  celles-ci  beaucoup  de  cette  influence 
qui  devait  se  manifester  bientôt  d'une  manière  si  formidable. 

En  second  lieu,  Giffard  avait  évidemment  affaire  à  des  paysans 

(1)  Tenure  seigneuriale,  t.  I,  p.  378. 

(2)  Suite,  t.  II,  p.  50-1;  Rameau,  p.  307-10. 


192  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

d'un  type  énergique  et  qui  ne  requiéraient  qu'une  dose  minime 
de  patronage.  11  suffisait  qu'un  homme  éclairé,  possédant  leur 
confiance ,  leur  promit  des  terres  fertiles  avec  quelque  légère 
assistance,  pour  qu'ils  le  suivissent  de  l'autre  côté  de  l'Océan  ;  et, 
une  fois  rendus,  ils  savaient  si  bien  mettre  à  profit  les  ressources 
de  leur  nouvelle  patrie ,  qu'ils  s'empressaient  d'inviter  leurs 
parents  et  leurs  amis  restés  en  arrière  à  venir  les  retrouver. 

Mais  cet  heureux  concours  de  circonstances  n'existait  que  dans 
ce  coin  de  la  France;  et,  pour  cette  raison,  le  mouvement  de  la 
population  au  Canada  se  faisait  avec  une  extrême  lenteur.  «  La 
plupart  de  nos  habitants ,  écrivait  Boucher  en  1 663  ,  sont  des 
gens  qui  sont  venus  en  qualité  de  serviteurs,  et,  après  avoir 
servi  trois  ans  chez  un  mastrc^  se  mettent  à  eux.  »  C'est  pré- 
cisément parce  que  ces  mastres  étaient  si  rares,  ou  si  l'on  veut, 
parce  que  les  patrons  agriculteurs  (cartel  est  le  sens  de  ce  nom) 
manquaient  complètement  à  la  colonie  française ,  qu'elle  était 
forcée  de  se  réjouir,  lorsqu'il  lui  arrivait  quinze  ou  dix-huit  co- 
lons dans  le  cours  d'une  année,  tandis  que  la  Nouvelle-Angle- 
terre les  recevait  par  milliers. 

En  résumé,  le  mécanisme  de  colonisation  construit  par  Riche- 
lieu avait  pour  rouage  principal  une  tenure  seigneuriale  des 
terres;  et,  comme  le  seigneur,  de  lui-même,  ne  tenait  pas  debout, 
on  avait  cherché  à  l'étayer  à  l'aide  du  monopole  de  la  traite  ;  or 
il  se  trouvait  que  ce  monopole  était  lui-même  trop  faible  et  va- 
cillant; tout  l'édifice  menaçait  ruine.  L'État  allait  être  forcé 
d'intervenir  encore  une  fois  pour  consolider  l'échafaudage. 

Mais  avant  d'aller  plus  loin,  il  nous  faut  connaître  un  autre 
type  qui  s'est  développé  sous  le  régime  que  nous  venons  d'étudier, 
(^e  sera  le  sujet  d'un  prochain  article. 


A  suivre. 


Léon  Gérin. 


Le  Directeur-Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TyPOaRAPHIB   FIUMIN-DIDOf   ET   C'^    —  MKSSIL   (EURE). 


QUESTIONS  DU  JOUR. 


EN  VOYAGE. 


Il  est  bien  porté  de  ne  pas  être  chez  soi  à  cette  époque-ci  de 
Tannée.  Les  Parisiens  partent  pour  la  campagne,  les  campa- 
gnards vont  aux  bains  de  mer,  les  gens  du  littoral  respirent  l'air 
des  montagnes  et  les  montagnards  recherchent  la  brise  salée  de 
Tocéan  ;  un  immense  besoin  de  changement  s'empare  de  la  po- 
pulation fashionable  de  tous  les  pays  d'Europe;  les  voyages  et 
la  villégiature  sévissent  avec  l'intensité  d'une  maladie  épidé- 
mique. 

C'est  pourquoi  j'ai  cru  bien  faire  en  intitulant  cet  article  : 
En  voilage.  Je  dois  supposer  charitablement  que  tous  les  lecteurs 
de  la  Revue  voyagent  et  que  je  voyage  moi-même. 

Le  respect  de  la  vérité  m'oblige  cependant  à  avouer  que  je 
suis  tranquillement  assis  dans  mon  cabinet^  à  la  campagne,  mais 
non  en  villégiature,  en  bon  air,  mais  sans  ordonnance  de  mon 
médecin;  je  suis  chez  moi.  Il  aurait  été  plus  élég"ant  d'envoyer  à 
la  Science  sociale  quelques  notes  hâtives  crayonnées  sur  mes 
g-enoux  ou  tracées  rapidement  le  soir  sur  la  table  de  quelque 
auberge  suisse;  pour  sacrifier  au  goût  général,  je  vais  du  moins 
parler  des  gens  qui  voyagent;  mes  lecteurs  me  sauront  gré  de 
cette  concession. 

Au  surplus,  les  gens  qui  voyagent  sont  très  amusants,  bien 
plus  amusants  en  général  que  les  voyages  qu'ils  font.  Si  vous 
voulez,  nous  allons  les  passer  en  revue. 

T.  XII.  13 


I9'é  LA    SCIENCE   SOCIALE. 


LES    AVEKiLES    EN    V()VA(iE. 


Il  y  acrahord  la  catégorie  de  ceux  qui  voyagent  en  se  l)oiichant 
les  yeux  pour  ne  pas  voir.  Je  commence  par  celle-ci,  parce  quc^ 
cVst  à  la  fois  la  plus  drôle  et  la  plus  nombreuse. 

Elle  se  décompose  en  d'innomlirables  variétés,  je  m'attacherai 
aux  principales. 

C'est,  en  premier  lieu,  celle  des  individus  qui  voyagent  pour  leur 
plaisir,  qui  ont  vu  Sarah  Bernhardt  jouer  sur  tous  les  théâtres  de 
l'Ancien  et  du  Nouveau  Continent,  qui  ont  tiré  des  pigeons  par- 
tout où  la  mode  veut  qu'on  en  tire,  qui  ont  taillé  le  ijaccarat 
dans  tous  les  tripots  renommés,  et  devant  lesquels  on  ne  peut 
citer,  ni  une  ville  d'eaux,  ni  un  casino,  sans  c|u'ils  le  connaissent. 
Les  hôtels,  les  slccpinf/  cars,  les  cabines  de  bateaux  à  vapeur 
n'ont  pas  de  critiques  plus  autorisés,  et  pourtant  ils  n'ont  rien  vu, 
ils  ont  voyagé  les  yeux  fermés  comme  des  aveugles. 

Le  plus  curieux,  c'est  qu'ils  s'ennuient  terriblement  pour  la 
plupart;  ils  voyagent  pour  se  distraire  et  n'y  parviennent  pas  ; 
l'ennui  les  accompagne  avec  fidélité. 

Il  y  a  peu  de  temps,  faisant  une  traversée  d'Amérique  en 
Europe,  je  me  suis  amusé  à  observer  mes  compagnons  de  route. 

—  C'est  à  peu  près  la  seule  chose  sensée  que  l'on  puisse  faire 
entre  ses  repas  quand  on  se  trouve  empilé  sur  un  transatlantique 
et  qu'une  mer  clémente  vous  laisse  la  disposition  de  vos  facultés. 

—  Il  y  avait  là  de  sombres  Mexicains  et  des  Cubains  olivâtres, 
qui  traitaient  le  fumoir  en  pays  conquis  et  perdaient  beaucoup 
de  piastres  â  jouer  le  poker;  leurs  doigts  étincelaient  de  bagues, 
leurs  cravates  étaient  ornées  d'épingles  en  diamants  et  ils  venaient 
en  Europe  pour  faire  admirer  leurs  bijoux,  étonner  de  leur  faste 
l'Ancien  Continent,  et  aussi  pour  passer  au  jeu  le  plus  clair  de  leur 
temps.  C'étaient  des  gens  voyageant  pour  leur  plaisir.  Vous  me 
direz  (pie  le  plaisir  de  continuer  à  J»aris  ou  à  Monte-Carlo  la 
partie  commencée  à  Mexico  et  poursuivie  pendant  toute  une  tra- 
versée ne  valait  pas  le  déplacement.  J'en  conviens,  mais  est-il 


ES    VOYAGi:.  1!).") 

bien  nécessaire  d'aller  aux  Antilles  pour  trouver  des  voyageurs 
de  ce  genre  ?  Non,  car  l'Europe  en  fourmille. 

Si  vous  voulez  vous  en  convaincre,  entrez  dans  le  premier 
venu  des  trains  de  luxe,  dans  lOrient-Express,  ou  le  Sud-Express, 
par  exemple.  A  moins  d'une  mauvaise  chance  particulière,  vous 
êtes  certain  d'y  trouver  quelque  prince,  —  les  princes  ont  l'humeur 
très  voyageuse  en  ce  siècle-ci,  —  fuyant  l'étiquette  de  la  cour 
pour  revêtir  un  complet  gris  et  vivre  en  bourgeois  riche  sur  une 
de  nos  plages  hospitalières  et  parisiennes  ;  vous  y  trouverez  aussi 
des  oisifs  de  profession,  assez  heureux  pour  mener  toujours  la 
grande  vie  sotte  et  vide  que  les  princes  ne  peuvent  se  permettre 
que  par  occasion.  Parmi  les  premiers,  les  plus  cotés  sont  les  prin- 
ces en  disponibilité,  libres  de  tous  devoirs  envers  leurs  anciens 
sujets;  puis  viennent,  par  ordre,  leurs  fidèles  leudes  fin  de  siècle, 
qui  mettent  leur  point  d'honneur  à  partager  les  plaisirs  du  chef; 
les  rejetons  encore  riches  de  l'ancienne  aristocratie,  compagnons 
naturels  des  petites  fêtes  princières;  les  banquiers  juifs  qui  prê- 
tent de  l'argent  à  fonds  perdu  aux  héritiers  d'un  grand  nom 
pour  acheter  leur  protection  et  se  pousser  dans  la  société;  les 
bourgeois  cossus  qui  rêvent  des  soupers  de  la  Régence  et  fréquen- 
tent les  lieux  de  plaisir  de  haute  marque  pour  avoir  l'occasion 
de  se  frotter  au  grand  monde. 

Voilà  une  variété  importante  de  voyageurs,  et  cette  variété  peut 
bien  être  classée  parmi  les  aveugles.  Au  surplus,  examinons  pour- 
([uoi  et  comment  se  déplacent  ceux  qui  la  composent. 

D'abord,  ce  n'est  en  aucune  façon  pour  voir  les  pays  qu'ils 
traversent,  ce  qui  explique  assez  bien  qu'ils  ne  les  voient  pas  :  ils 
montent  en  chemin  de  fer,  comme  ils  font  le  reste,  parce  que  c'est 
e/iie  de  voyager  de  temps  à  autre,  parce  que  cela  fait  partie  de 
la  mode  et  du  convenu,  au  même  titre  que  ]es///o/ii/u/  ou  l'habit 
rouge.  «  Oùêtes-vous  allé  l'été  dernier?  »  se  demande-t-on  quand 
on  se  rencontre  dans  le  monde,  et  il  faut  avoir  une  réponse  à 
cette  question  sous  peine  de  se  déclasser;  si  vous  êtes  resté  sur 
vos  terres,  on  vous  croira  ruiné;  si  vous  avez  borné  votre  ambi- 
tion à  visiter  un  joli  coin  de  pays,  votre  iuteilocuteur  fera  la 
moue;  mais  si  vous  avez  joué  au  lawn-tennis  sur  une  plage  en- 


1<)(3  LA    .SCltNCK    SOCIALi:. 

combi'ée,  ou  tenu  la  banque  dans  un  casino  brillant,  votre  hon- 
neur sortira  sain  et  sauf  de  l'épreuve. 

Quelle  bizarre  tyrannie  que  celle-là?  La  mode  et  le  genre  en- 
ferment la  vie  de  leurs  fidèles  dans  un  cercle  étroit  dont  il  leur 
est  défendu  de  sortir  sous  peine  de  déchéance.  Un  homme  élé- 
gant peut  bien  aller  à  Biarritz,  à  ïrouville,  à  Nice,  dans  les  ca- 
pitales de  l'Europe,  autour  des  grands  lacs  italiens;  depuis 
<pielques  années,  il  peut  commencer  à  se  montrer  en  Norvège  ; 
mais  qu'il  ne  s'avise  pas  d'inventer  un  voyage  intéressant  pour  lui 
seul,  de  séjourner  dans  une  station  de  second  ordre;  autant 
vaudrait  pour  lui  prendre  l'omnibus  de  Bastille-Madeleine  pour 
se  rendre  au  Jockey -Club.  Cela  ne  se  fait  pas ^  et  voilà  un  juge- 
ment sans  appel. 

J'imagine  qu'il  y  a  deux  causes  principales  à  la  mode  de  ces 
voyages;  d'abord  les  voyages  coûtent  cher,  sui-tout  quand  on 
est  condamné  aux  centres  de  plaisir  et  d'élégance,  aux  villas 
luxueuses  et  à  tout  le  train  de  vie  que  cela  comporte.  C'est  une 
première  raison.  En  second  lieu,  les  voyages  constituent  pour  les 
souverains,  pour  les  hommes  d'État,  pour  les  gens  de  haute  mar- 
que en  général,  des  vacances  véritables.  Le  diable  sait  si  les  têtes 
couronnées  du  dix-neuvième  siècle  ont  usé  et  abusé  de  l'inven- 
tion des  chemins  de  fer  pour  déposer  leur  diadème  au  vestiaire 
de  ieurs  palais  et  venir  s'amuser  à  Paris!  C'est  si  commode 
d'échapper  ainsi  à  toutes  les  obligations,  de  se  couvrir  d'un 
incognito  et  de  se  laisser  descendre  doucement  au  niveau  de  la 
vie  bourgeoise,  égoïste  et  confortable  I  Les  rois  ayant  donné 
l'exemple,  la  troupe  moutonnière  des  mondains  s'est  précipitée 
sur  leurs  traces  augustes  avec  l'empressement  de  courtisans  bien 
appris  et  nous  avons  vu  apparaître  la  noblesse  voyageuse,  la 
haute  finance  voyageuse,  puis  tout  le  menu  fretin  des  tou- 
ristes, des  familles  Benoiton,  des  excursionnistes,  des  Tartarins 
de  tout  accent  et  de  toute  variété,  des  collégiens  en  prome- 
nade, etc. 

Df'puis  ce  temps-là,  il  n'est  plus  vrai  de  dire  que  le  Français 
ne  voyage  plus;  il  est  toujours  dehors,  mais  il  n'en  tire  pas  profit. 

Et  quel  profit  voulez-vous  qu^il  tire  de  ces  périgrinations  stu- 


K.N    VOVAGK.  l07 

pides  à  travers  les  kùtc/s  dr  premic)'  (tnlrr  de  l'Europe?  Car  c'est 
à  ce  genre  de  voyages  qu'aboutit  la  mode  dout  j'ai  parlé.  La 
vaste  et  monotone  uniformité  s'est  étendue  partout  sous  les  pas 
des  voyageurs  modernes,  parce  qu'ils  exigent  cette  monotonie, 
qu'ils  veulent  retrouver  partout  les  habitudes  de  Paris,  qu'ils  s'ir- 
ritent contre  tout  imprévu  et  se  scandalisent  de  tout  ,trait  de 
mœurs  local.  En  retour  de  ces  exigences,  ils  sont  condamnés  à 
la  banalité  de  la  vie  d'hôtel,  ils  voient  la  Suisse  truquée,  les  cas- 
cades déshonorées  par  le  guichet  d'un  préposé  et  le  tourniquet 
breveté  qu'on  ne  peut  franchir  qu'après  avoir  laissé  son  ticket  en- 
tre les  mains  d'un  gardien  à  casquette  dorée.  Les  mêmes  valets,  les 
mêmes  employés  les  reçoivent  à  Paris,  au  sommet  du  Righi  ou  au 
bord  des  lacs.  Tout  ce  qu'on  peut  enlever  au  pittoresque,  on 
cherche  à  le  leur  épargner  et,  une  fois  rentrés,  ils  peuvent  s'ima- 
giner qu'ils  ont  fait  le  tour  de  l'Europe  sans  sortir  de  chez  eux. 
Ils  connaîtraient  l'Europe  tout  aussi  bien,  si,  réellement,  ils  étaient 
restés  chez  eux.  Si  vous  en  voulez  la  preuve,  interrogez  l'un  d'eux 
au  retour  ;  quand  il  vous  aura  répondu  qu'il  a  eu  froid  en  Italie 
et  chaud  en  Russie,  que  la  bataille  des  fleurs  à  Nice  et  la  Semaine- 
Sainte  à  Rome  l'ont  beaucoup  intéressé,  son  sac  sera  vidé  jus- 
qu'au fond  ;  ce  qu'il  ne  vous  dit  pas  et  ce  qui  est  pourtant  la  vé- 
rité, c'est  qu'il  s'est  terriblement  ennuyé, 

A  côté  des  gens  qui  voyagent  par  chic,  il  existe  une  autre  va- 
riété d'aveugles  assez  curieuse  et  très  répandue  notamment  parmi 
nos  voisins  d'outre-Manche,  c'est  celle  des  touristes  de  profes- 
sion, des  (jlohe-tro tiers,  comme  on  les  appelle  de  l'autre  côté  du 
détroit.  On  les  rencontre  un  peu  partout,  sur  les  sentiers  battus 
qu'ils  suivent  le  plus  souvent  et  dans  les  parties  moins  fréquentées 
où  ils  ne  redoutent  pas  de  s'aventurer.  A  les  voir  agir,  aies  en- 
tendre parler,  on  dirait  qu'ils  ont  reçu  de  la  Providence  une  mis- 
sion spéciale,  qu'ils  accomplissent  une  tâche  déterminée,  comme 
le  Juif-Errant  de  la  légende  ;  cependant,  aucun  d'eux  n'obéit  à 
une  force  supérieure  ;  c'est  de  leur  plein  gré  qu'ils  arpentent  le 
globe  avec  la  conscience  d'un  malade  auquel  son  médecin  a  or- 
donné de  marcher  ;  il  faut  donc  qu'ils  aient  une  raison  à  eux  pour 
choisir  cette  carrière  bizarre. 


198  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

J'ai  fait  une  lois  la  monographie  d'un  (jloht'-trotlcr,  pour  me 
rendre  compte  du  mécanisme  secret  qui  le  mettait  en  mouve- 
ment. Voici  le  résultat  de  mes  observations. 

Le  sujet  en  question,  que  nous  appellerons  Archibald,  si  vous 
le  voulez  bien,  pour  ne  pas  lui  faire  de  réclame,  est  né  et  a  grandi 
sous  le  sceptre  de  la  reine  Victoria,  Il  a  môme  beaucoup  grandi, 
car  il  mesure  six  pieds  anglais  et  h  ijirhrs  (environ  l'",90).  Il  a 
suivi  très  complètement  les  cours  d'études  nécessaires  à  l'éduca- 
tion à'nnt/i'tiflnttan,  et  non  sans  distinction.  Pendant  son  passage 
à  Oxford,  il  a  eu  la  gloire  d'être  l'un  des  champions  désignés  pour 
soutenir  à  force  de  rames  l'honneur  de  la  vieille  université  ;  son 
habileté  au  cricket  est  remarquable,  et  il  a  passé  trois  mois  aux 
Etats-Unis  pour  apprendre  le  base-hall.  Orphelin  de  bonne  heure 
et  héritier  d\i ne  fortune  assez  ronde,  Archibald  n'avait  que  faire 
d'aller  coloniser  en  Australie  ou  de  vendre  des  cotonnades  aux 
Indes,  mais  l'idée  d'une  vie  calme  le  révoltait  ;  c'est  alors  qu'il 
imagina  de  courir  le  monde,  d'abord  par  simple  distraction,  puis 
bientôt  avec  la  rage  d'un  entêté  qui  a  juré  de  tout  voir.  Au  retour 
d'une  première  visite  au  Cap,  ils  se  fit  inscrire  au  Travellers  Club, 
vendit  la  maison  paternelle,  et  se  traça  un  programme  de  voyages 
pour  vingt  années  consécutives  avec  une  moyenne  de  50,000  ki- 
lomètres par  an.  Depuis  huit  ans  déjà,  il  l'exécute  à  la  lettre, 
sans  une  heure  de  faiblesse  ni  de  découragement,  avec  la  ré- 
gularité d'un  dictionnaire  géographique  paraissant  par  livrai- 
sons. 

Je  l'ai  rencontré  l'an  dernier  en  pulbiian  cai-^  entre  Chicago 
et  New-York  ;  il  avait  débarqué  au  Chili  peu  de  mois  auparavant, 
|)0ur  monter  successivement  sur  différents  pics  des  Cordillères, 
du  Mexique  et  des  Montagnes  Kocheuses.  Cela  fait,  il  rentrait  à 
Londres  pour  un  court  repos  dans  son  appartement  du  Trarellers 
(llnb  et  devait  partir  ensuite  pour  l'Himalaya;  il  en  était,  dans 
son  programme,  au  chapitre  des  Montagnes.  Ses  impressions  de 
voyages  étaient  simples;  elles  ressemblaient  assez  exactement  à 
ces  tableaux  de  la  hauteur  comparative  des  principales  sommités 
du  globe  que  l'on  voit  an  bas  de  certaines  cartes  de  géographie. 
Son  admiration  la  plus  liante  était  pour  le  Popocatepelt,  mais  il 


i:n  voyagk.  199 

soupirait  après  les  monts  Kénia  et  Kilimandjaro   qu'il  avait  l'in- 
tention de  visiter  A  son  retour  des  plateaux  de  l'Asie  centrale. 

Tout  en  l'écoutant,  je  considérais  sa  solide  carrure,  son  air  de 
santé  et  de  vigueur  physique.  Évidemment,  ce  earçon  avait  de 
l'énergie  à  dépenser  et  sa  manie  de  y/o/yr^-/;'o//rr  fournissait  un  dé- 
bouché à  cotte  énergie.  Enfant  d'une  famille  nombreuse,  il  aurait 
€réé  un  run  en  Nouvelle-Zélande  ou  unranche  aux  États-Unis  ;  or- 
phelin, il  se  trouvait  dispensé  de  toute  entreprise  lucrative  et  s'a- 
<lonnaità  une  entreprisede  pure  fantaisie,  avec  la  même  conscience 
que  s'il  se  fût  agi  de  son  pain  quotidien.  Au  fond,  c'était  un  produit 
non  utilisé  de  l'éducation  de  son  pays;  on  avait  développé  en 
lui  l'activité  physique,  l'énergie  morale  et  la  ténacité  ;  n'ayant 
pas  l'occasion  de  l'appliquer  à  un  but  utile,  il  était  devenu  un 
original,  un  maniaque  comme  beaucoup  de  ses  compatriotes. 
Ajoutez  à  cela  le  besoin  général  de  curiosité,  la  tendance  à  s'ins- 
truire par  les  yeux,  à  recueillir  des  renseignements,  à  surmonter 
les  difficultés  matérielles,  autant  de  traits  de  l'éducation  anglaise, 
et  vous  comprendrez  mon  globc-trotter;  vous  vous  rendrez 
compte  de  la  satisfaction  qu'il  éprouve  à  mettre  sa  carte  sur  la 
pointe  la  plus  élevée  d'une  montagne,  à  traverser  un  continent 
■comme  un  boulet  de  canon,  à  engager  de  gros  paris  pour  faire  le 
tour  du  monde  en  soixante  jours,  comme  cette  jeune  miss  améri- 
caine qui  s'est  fait  l'an  dernier  une  si  forte  réclame.  Seulement 
tout  cet  effort  est  sans  résultat.  Dans  vingt  ans,  après  avoir  franchi 
tous  les  cols ,  traversé  tous  les  détroits,  descendu  tous  les  fleuves 
et  suivi  toutes  les  grandes  lignes  de  chemin  de  fer  du  monde  en- 
tier, ce  pauvre  homme  n'aura  encore  rien  vu;  il  ne  se  sera  rendu 
•compte  de  rien  et  pourra  faire  des  découvertes  en  passant  quinze 
jours  à  la  campagne  dans  le  premier  venu  des  comtés  d'Angle- 
terre. 

il.     LES     BORGNES    K\    VOYAGE. 


(iràce  à  Dieu,  tous  les  voyageurs  ne  forment  pas  aussi  obsti- 
nément les  yeux  que  l'oisif  ou  le  (jlobo-tvottcr.  Il  ne  manque  pas 


200  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

de  gens  qui  voyagent  avec  un  but  déterminé,  avec  l'intention 
d'étudiei' une  spécialité  quelconque.  Ceux-là  voient  quelque  chose, 
mais  l'obstination  avec  laquelle  ils  se  confinent  dans  leur  spécialité 
les  fait  ressembler  à  des  borgnes.  Ils  consentent  à  entr'ouvrir  un 
(pil  devant  telle  ou  tell*;  catégorie  de  faits,  et  considèrent  que 
tout  le  reste  est  indifférent.  De  ce  nombre  sont  les  archéologues, 
les  artistes,  les  savants,  les  diplomates,  les  économistes,  les  com- 
merçants. 

Les  archéologues  sont  dans  leur  rôle  en  supposant  que  l'histoire 
s'arrête  au  moyen  Age  et  en  supprimant  tranquillement  les 
temps  modernes.  En  voyage,  ils  ne  voient  que  les  monuments 
anciens,  font  des  hypothèses  sur  leurs  origines,  relèvent  leurs  di- 
mensions, s'extasient  devant  un  détail  rare,  et  passent  à  côté  du 
reste.  Les  manifestations  du  beau  n'ont  de  mérite  pour  eux  que  si 
elles  revêtent  un  cachet  authentique  d'antiquité. 

11  faut  pardonner  beaucoup  aux  archéologues;  le  champ  de 
leurs  études  est  trop  restreint  en  tous  temps  pour  qu'on  puisse 
leur  reprocher  de  ne  pas  l'élargir  en  voyage. 

Les  artistes,  au  contraire,  ne  restent  insensibles  devant  aucune 
des  manifestations  du  beau;  ils  sont  de  plus  chargés  en  quelque 
sorte  de  traduire  le  sentiment  esthétique  de  leurs  contemporains  ; 
le  monument  ou  l'objet  ancien  doivent  les  intéresser  à  cause  de 
leur  beauté,  non  à  cause  de  leur  époque;  ils  ne  peuvent  y  voir 
qu'une  des  impressions  de  l'art.  Voilà  donc  des  gens  qui  semblent 
avoir  l'esprit  ouvert  et  auxquels  les  voyages  seront  profitables. 

En  fait,  ils  voyag^ent  beaucoup  ;  on  les  voit  en  Orient,  en  Italie, 
en  Espag'ne,  aux  Pays-Ras,  visitant  les  musées,  allant  s'inspirer 
aux  sources,  comme  ils  disent,  se  formant  le  goût  et  étudiant  les 
maîtres  de  leur  art.  Cette  méthode  de  travail  est  tellement  admise 
que  nous  avons  fondé  -une  École  de  Rome  tout  exprès  pour  fa- 
ciliter aux  jeunes  artistes  français  la  connaissance  des  chefs- 
d'œuvre  que  renferme  l'Italie;  il  ne  s'agit  même  plus  là  d'un 
simple  voyage,  il  s'agit  d'un  séjour  prolongé. 

(îomment  ces  jeunes  gens  utilisent-ils  trop  souvent  leur  séjour? 
Nous  ne  leur  demanderons  pas,  bien  entendu,  de  revenir  en 
France  avec  des  idées  i)récises  sur  la  constitution  pohtique  ou  la 


KN  voYAGr:.  201 

situation  iiuliistrielle  de  l'Italie  inodenie,  mais  nous  soiiinies  en 
droit  de  saxoir  s'ils  sont  devenus  plus  artistes,  comuient  leui' 
voyage  leur  a  profité  au  point  de  vue  de  leur  spécialité. 

Eh  bien ,  tout  le  monde  le  reconnaît,  ils  reviennent  plus  forts 
dans  le  procédé,  mais  souvent  incapables  d'invention.  Quand  on 
les  met  ensuite  en  face  d'une  toile  pour  traduire  leurs  propres 
impressions,  quand  ils  cessent  d'être  élèves  pour  devenir  des 
maîtres,  ils  continuent  à  copier,  placent  dans  leurs  tableaux:  des 
femmes  de  la  Campagne  Romaine  et  font  en  somme  de  la  pein- 
ture convenue,  sans  ùme  et  sans  inspiration. 

C'est  qu'ils  ont  trop  observé,  me  direz-vous.  Non,  c'est  qu'ils 
ont  ntal  observé;  c'est  qu'ils  n'ont  pas  vu  ou  qu'ils  ont  vu  sans 
comprendre. 

Ce  n'est  pas  comprendre  Raphaël  ou  Micliel-Ang-e  que  d'ana- 
lyser avec  soin  leurs  procédés  d'exécution,  de  distinguer  leurs 
différentes  manières.  Pour  les  comprendre,  il  faut  se  placer  au- 
tant que  possible  dans  le  milieu  social  où  ils  ont  vécu  et  voir 
comment  ils  ont  rendu  les  impressions  que  leur  causait  ce  mi- 
lieu. Il  faut  pénétrer  jusqu'à  leur  àme  d'artiste,  s'imaginer  ce 
qu'ils  peindraient  aujourd'hui  si.  Français  du  dix-neuvième 
siècle,  ils  se  trouvaient  soumis  aux  mêmes  influences  que  nous. 

Un  simple  critique  ne  saurait  arriver  à  cette  intelligence  su- 
périeure du  chef-d'œuvre,  mais  un  artiste  doit  y  arriver,  ou  bien 
il  n'est  jamais  qu'un  barbouilleur  plus  ou  moins  habile,  un  Chi- 
nois en  possession  de  procédés  supérieurs. 

Toutefois,  cette  lumière  plus  vive  ne  peut  l'éclairer  utilement 
que  s'il  la  promène  à  travers  l'histoire  des  grands  maîtres,  s'il 
connaît  bien  leur  genre  de  vie,  le  pays  dans  lequel  ils  ont  vécu, 
s'il  parvient  à  reconstruire  le  cadre  au  milieu  duquel  ils  ont 
grandi.  Si,  peu  curieux  de  ces  faits,  il  se  borne  à  parcourir  les 
musées,  à  voir  tous  les  tableaux  renommés,  il  perdra  beaucoup 
de  temps,  poiuTa  devenir  un  critique,  mais  cessera  d'être  un 
artiste.  Mieux  vaudrait,  pour  lui,  conserver  la  fraîcheur  de  ses  im- 
pressions et  la  naïveté  de  son  esprit;  par  là  du  moins  il  reste- 
rait artiste. 

En  somme,  l'artiste  doit  aboutir  par  le  voyage  non  pas  à  la 


Ûi)-2  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

copie,  jnais  à  la  personnalité.  Il  ne  faut  pas  qu'il  soit  écrasé 
par  le  document,  il  faut  qu'il  en  tire  parti  suivant  ses  aptitudes 
et  sa  manière  de  sentir.  Il  n'est  pas  impossible  qu'un  peintre 
moderne  soit  un  artiste  de  premier  ordre,  mais  il  est  impossible 
qu'il  pense  et  qu'il  sente  comme  Raphaël,  ou  comme  Rubens, 
ou  comme  Velasquez. 

Un  critique  d'art  doublé  d'un  observateur  très  sagace,  M. 
Taine,  a  montré  d'une  manière  très  nette  quelques-uns  des  liens 
qui  unissent  l'art  d'une  époque  et  d'une  contrée  données,  à 
cette  époque  et  à  cette  contrée.  Depuis  lors,  tous  les  artistes  sa- 
vent, par  exemple,  que  Y  école  de  la  tache  est  née  dans  les  bru- 
mes des  Pays-Ras  et  \ école  de  la  ligne  sous  les  ciels  limpides  de 
l'Italie  et  de  la  Grèce.  Voilà  qui  est  bien,  et,  pour  ma  part,  je  jouis 
beaucoup  à  la  lecture  de  la  Philosoj)hie  de  l'Art,  mais  j'aimerais 
l)ien  à  voir  les  artistes  sentir  sinon  exprimer  d'autres  liens,  d'au- 
tres rapports  entre  l'œuvre  d'art  et  les  circonstances  qui  la  pro- 
duisent. Au  lieu  de  cela,  ils  semblent  prendre  souvent  à  tâche  de 
montrer  à  quel  point  ce  sens  leur  manque.  Quand  un  architecte 
vous  construit  un  toit  en  terrasse  sous  un  ciel  de  Normandie,  quand 
un  peintre  met  en  scène  dans  un  tableau  moderne  des  personna- 
ges d'une  autre  époque,  ils  donnent  un  témoignage  irrécusable 
de  leur  plagiat.  Combien  je  préfère  l'erreur  de  ces  artistes  de  la 
Renaissance  peignant  dos  scènes  historiques  avec  les  personnages 
et  les  sentiments  de  leur  temps  et  de  leur  pays!  Eux,  du  moins, 
avaient  une   manière  à  eux  de  voir  et  de  comprendre. 

L'étude  des  grands  maîtres  par  les  voyages  et  la  visite  des  mu- 
sées ne  profite  donc  pas  toujours  au  sentiment  autant  qu'au 
goût  artistiques,  et  ])lus  d'un  peintre  a  parcouru  l'Europe  sans 
voir  ce  qu'il  avait  à  voir  pour  le  développement  de  sa  spécialité, 
en  fermant  les  yeux  à  des  détails  de  la  plus  haute  importance, 
en  restreignant  artificiellement  et  de  plein  gré  le  champ  de  ses 
observations. 

il  en  va  souvent  de  môme  pour  les  gens  d'affaires,  et  cela  est 
d'autant  plus  curieux  qu'ils  émettent  la  prétention  d'être  par 
excellence  des  hommes  pratiques;  voyons-les  à  l'œuvre. 

Les  commcMTjints  sont  garantis  par  la  nature  même  de  leurs 


F.N    VOYAGE.  iO.'t 

occupations  contre  certaines  erreurs  grossières.  Un  commerçant 
n'essaie  pas  d'importer  auTonkin  des  ])roiizes  de  Barhedienne  ou 
des  pianos  d'Érard,  parce  qu'il  sait  d'instinct,  et  sans  connaî- 
tre le  pays,  que  les  peuples  encore  simples  n'achètent  pas  d'ob- 
jets de  ce  genre;  s'il  se  trompe  en  voulant  établir  une  branche 
de  commerce,  il  en  est  bientôt  averti  par  les  pertes  qu'il  subit; 
impossible,  par  conséquent,  pour  lui  de  persister  longtemps  dans 
une  voie,  quand  elle  ne  conduit  pas  à  la  satisfaction  des  be- 
soins réels  de  sa  clientèle. 

Aussi  tout  commerçant  s'attache-t-il  h  connaître  les  besoins 
constatés  des  pays  qu'il  visite  et  à  les  servir  tant  bien  que  mal. 
(^'est  déjà  quelque  chose,  mais  est-ce  suffisant?  non  certes.  Qu'un 
commis-voyageur  chargé  de  placer  un  produit  se  borne  à  sa- 
voir que  dans  telle  ville  il  pourra  l'écouler  actuellement,  que 
dans  telle  autre,  il  n'y  a  rien  à  faire,  on  ne  saurait  lui  en  de- 
mander davantage.  Pourvu  qu'il  s'enquière  exactement,  qu'il 
se  présente  convenablement,  qu'il  sache  vanter  les  qualités  de 
sa  marchandise,  c'est  un  bon  commis-voyageur;  jusqu'à  la  lin 
de  ses  jours  il  parcourra  les  mêmes  pays,  fera  la  même  tournée 
et  conservera,  si  rien  d'imprévu  ne  vient  le  déranger,  la  clien- 
tèle dont  il  a  l'habitude. 

Renvoyez  cet  homme  à  l'étranger,  dans  un  pays  peu  connu, 
pour  faire  une  enquête  commerciale,  il  cherchera  simplement 
le  prolongement  de  sa  clientèle  nationale,  s'étonnera  de  ce  que 
la  bonneterie  ne  donne  pas  à  Madagascar  et  reviendra  en 
déclarant  qu'il  n'y  a  rien  à  faire.  Du  moment  que  son  produit 
ne  se  place  pas,  tel  qu'il  a  l'habitude  de  le  vendre,  son  horizon 
commercial  est  fermé. 

Les  négociants  et  les  industriels  français  sont  généralement 
ainsi;  il  leur  faut  une  clientèle  qui  subisse  leur  mode  de  fa- 
l)rication,  leur  prix  et  leur  goût,  une  clientèle  docile  qu'ils  ex- 
ploitent tranquillement  plutôt  qu'une  clientèle  qu'ils  servent. 
Avec  ce  procédé,  ils  perdent  une  infinité  de  marchés  et  préci- 
sément les  plus  profitables  de  tous;  ils  s'exposent  même  à  voir 
un  jour  ou  l'autre  leurs  fidèles  acheteurs  les  abandonner,  tentés 
par  un  produit  nouveau,  et  ils  courent  ainsi  au-devant  de  cri- 


:2()'<  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

SCS  que  leur  inhabileté  à  se  retourner  rend  très  graves  pour  eux. 

il  y  a  d'autres  nég^ociants  et  d'autres  industriels  qui  agissent 
avec  plus  de  sagesse  et  plus  de  hardiesse.  Quand  ils  visitent 
un  pays  nouveau,  qu'ils  font  un  voyage  d'affaires,  leur  unique 
souci  n'est  pas  de  trouver  un  délîouché  à  la  marchandise  qu'ils 
vendent  ou  qu'ils  fabriquent,  mais  de  trouver  la  marchandise  ré- 
pondant au  désir  du  pays,  et  une  fois  cette  marchandise  trou- 
vée,  de  la  vendre  ou  de  la  fabriquer. 

Les  premiers  se  posent  ainsi  tout  le  problème  commercial  : 
Etant  donnée  une  marchandise,  quels  sont  les  pays  où  elle  se 
vend?  Les  seconds  vont  plus  loin  et  ajoutent  cette  autre  question  : 
Etant  donné  un  pays,  quelle  est  la  marchandise  dont  il  a  besoin  ? 
Les  uns  ne  voient  qu'un  côté  de  l'affaire,  les  autres  en  voient 
deux. 

Ce  sont,  bien  entendu,  ceux-là  qui  réussissent  le  mieux.  Là  où 
les  premiers  trouvent  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  parce  qu'ils  ne 
veulent  pas  faire  autre  chose  que  ce  qu'ils  font,  les  seconds  ima- 
ginent qu'il  y  a  une  industrie  nouvelle  à  créer  et  la  créent. 
C'est  ainsi  que  le  commerce  français  n'a  pas  trouvé  à  faire  en  ce 
siècle  en  Cochinchine,  ou  au  Tonkin,  comme  au  siècle  dernier 
il  n'a  rien  trouvé  à  faire  aux  Indes.  Pendant  ce  temps-là,  les  An- 
glais établissent  leurs  comptoirs  sous  la  protection  de  nos  sol- 
dats, et  on  sait  comment  ils  ont  su  tirer  parti  des  Indes. 

Est-il  assez  clair  maintenant  que  bien  des  commerçants  ne  sont, 
eux  aussi,  que  des  borgnes? 


III.    —  A    QUI    LES    VOYAGES    PROFITENT-ILS? 

Quels  sont  donc  les  individus  qui  tirent  vraiment  parti  de  leurs 
voyages?  Voilà  bien  longtemps  que,  d'après  la  sagesse  des  nations, 
on  s'en  va  répétant  que  les  voyages  forment  l'esprit.  Nous  venons 
de  voir  une  série  de  types  auxquels  cet  aphorisme  ne  s'applique 
pas  ou  ne  s'applique  guère;  y  en  a-t-il  d'autres? 

Certainement,  et  on  en  trouve  dans  toutes  les  catégories  de 
voyageurs  que  nous  avons  passées  en  revue. 


KN   vuVAGi:.  :205 

Prenez  eelle  (jui  semble  la  moins  bien  préparée,  celle  des  ^ens 
voyageant  pour  leur  plaisir;  on  peut  citer  parmi  eux  des  voya- 
g'eurs  très  clairvoyants. 

Il  est  impossible,  par  exemple,  de  lire  les  ouvrages  de  lAIontes- 
quieu  sans  être  frappé  de  l'influence  qu'ont  eue  sur  ses  idées  ses 
séjours  à  l'étrang-er;  cependant  ce  fut  en  curieux  qu'il  visita  l'Eu- 
rope, sans  avoir  aucun  but  déterminé,  s'arrêtant  principalement 
dans  les  capitales,  vivant  uniquement  avec  les  gens  de  son  monde, 
recherchant  par-dessus  tout  le  commerce  des  esprits  cultivés.  A 
Venise,  il  se  lie  d'une  amitié  fort  étroite  avec  lord  Chesterfield, 
le  retrouve  quelcpes  années  plus  tard  à  la  Haye  et  passe  avec  lui 
sur  son  yacht  en  Angleterre,  sans  autre  pensée  que  celle  d'ac- 
compagner un  ami.  Une  fois  dans  ce  pays,  il  y  séjourne  pendant 
deux  ans,  retenu  par  l'accueil  empressé  que  lui  assurent  ses  rela- 
tions antérieures  et,  tout  en  menant  la  vie  oisive  d'un  grand 
seigneur,  il  regarde  autour  de  lui,  il  observe,  amasse  une  série 
de  faits  qui  s'imposent  à  son  attention  et  prépare  sans  s'en  douter 
t Esprit  dfis  Lois.  Ses  idées  sur  le  gouvernement  vont  prendre  là 
une  allure  toute  nouvelle;  quand  il  écrira,  ses  vues  sembleront 
une  révélation  à  ses  concitoyens,  elles  viendront  en  effet  d'une 
source  inconnue. 

Certainement  l'impression  de  découverte  qu'a  causée  Montes- 
quieu aux  hommes  de  son  temps  et  de  sou  j^ays  tient  pour  une 
large  part  à  ses  voyages.  Vous  ne  trouverez  guère  avant  lui  dans 
la  littérature  française  cette  idée  que  les  faits  observés  peuvent 
servir  utilement  à  la  connaissance  des  lois  sociales,  kwx  éternelles 
déductions  de  principes  abstraits,  aux  maximes  générales,  il  a 
substitué  le  procédé  scientifique  de  l'analyse.  Sans  doute,  la  mé- 
thode est  fort  incomplète,  elle  pèche  par  bien  côtés  ;  ce  n'est  en- 
core qu'un  essai  timide  avec  des  réminiscences  fréquentes  du 
système  contraire.  La  généralisation  est  hâtive,  mais  la  base  du 
raisonnement  est  changée,  c'est  là  la  grande  innovation.  lia  fallu, 
pour  l'introduire,  un  esprit  ouvert,  puissant  et  sincère,  placé  en 
face  des  contrastes  que  font  naître  les  voyages.  Ce  sont  eux  qui 
sont  venus  piquer  sa  curiosité  et  solliciter  sa  faculté  de  réflexion. 

Il  n'est  donc  pas  impossible  à  un  flâneur  de  faire  des  voyages 


:20(5  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

utiles.  Quand  il  veut  J)ieii  regarder  les  spectacles  qu'il  a  sous  les 
yeux  ;  ([uand  il  est  doué  d'intelligence  ;  quand  il  ne  croit  pas  tout 
savoir  d'avance;  quand  il  ne  voyage  pas  avec  l'unique  préoccupa- 
tion de  critiquer  ce  qu'il  n'a  jamais  vu,  il  peut  retirer  de  ses  dis- 
tractions mêmes  de  précieux  enseignements  :  alors  il  gagne  en 
ouverture  d'esprit,  en  sagacité,  en  expérience,  l.e  profit  n'est 
pas  mince,  on  le  voit. 

.l'ai  parlé  plus  haut  des  (/lohc-trotters  maniaques  passés  à  l'état 
de  simple  mécaniques  voyageuses,  mais  tous  ne  sont  })as  ainsi, 
et  là  encore  on  peut  trouver  des  voyageurs  utiles.  L'explorateur 
n'est,  en  somme,  qu'un  (/lohr-tvottcr  de  choix,  un  t/lohe-trottei' 
(huit  l'énergie  remuante  a  été  mise  au  service  d'un  but  sérieux. 
On  rit  de  ceux  qui  courent  sur  les  grandes  routes;  on  admire  ceux 
qui  se  frayent  un  chemin  à  travers  les  continents  inconnus  : 
Livingstone,  Stanley,  Nordenskiôld,  le  capitaine  Binger,  n'ont 
jamais  paru  ridicules  à  personne.  Les  dangers  réels  qu'ils  courent 
suffiraient  aies  en  préserver;  une  autre  raison  les  meta  part  des 
(/lohe-trottcrs  vulgaires.  Ils  ont  vu  en  effet  une  chose  que  per- 
sonne n'avait  vue  avant  eux;  ils  ont  ajouté  à  la  somme  des  con- 
naissances humaines;  ils  ont  fait  dans  l'ordre  matériel  de  véritables 
découvertes,  comme  Montesquieu  en  a  fait  dans  l'ordre  intellec- 
tuel, comme  peut  en  faire  quiconque  regarde  avec  ses  yeux  sans 
parti  pris. 

Dans  chaque  spécialité  il  y  a  ainsi  des  découvertes  à  faire.  Un 
artiste  véritable  fait  des  découvertes  quand  sa  formation  j)remière, 
se  combinant  avec  ses  observations,  vient  le  classer  au  rang  des 
maîtres.  Tous  sont  ainsi  le  résultat  de  deux  influences  convergentes  ; 
Ils  ont  profité  des  perfectionnements  accomplis  avant  eux,  ])uis 
ils  les  ont  ])liés  au  service  de  leur  génie  particulier;  ils  ont  créé 
une  manière  qui  est  bien  à  eux.  Raphaël,  suivantles  leçons  du  Pé- 
rugin,  a  appris  de  lui  son  métier  de  peintre,  puis,  cela  fait,  il 
est  devenu  Raphaël.  Quand  les  architectes  français  du  seizième 
siècle  se  mirent  à  l'école  des  Italiens,  ils  y  acquirent  une  élégance 
de  formes  et  une  recherche  inconnue  jus(iue-là  à  nos  monuments; 
mais  les  œuvres  qu'ils  ont  laissées  sont  marqués  d'un  cachet  spé- 
cial, elles  ont  leur  style,  elles  vont  bien  au  delà  de  simples  imi- 


K.\    VOVAtlK.  207 

tations.  Voilà  évidemment  des  artistes  (|ui  avaient  visité  l'Italie 
avec  prolit,  qui  étaient  allés  y  chereher  des  éléments  nouveaux 
d  inspiration,  non  des  modèles.  De  même,  les  peintres  flamands 
(pii  venaient  affiner  leur  goût  et  renouveler  leurs  im])ressions 
près  des  chefs-d'œuvre  de  Florence,  de  Venise  et  de  Rome.  De 
retour  aux  Pays-Bas,  ils  se  retrouvaient  Flamands  de  bonne  race, 
mais  Flamands  perfectionnés;  ils  s'étaient  approprié  des  tjualités 
précieuses  qui,  venant  se  combiner  avec  leurs  inspirations  natio- 
nale, donnaient  naissance  à  un  art  nouveau. 

On  pourrait  parcourir  ainsi  toute  l'histoire  de  l'art  à  travers  les 
différents  âges  de  l'humanité,  et  montrer  que  partout  où  il  s'est 
manifesté  avec  éclat,  cet  éclat  a  succédé  à  la  rencontre  de  deux 
éléments,  l'un,  l'élément  national  fournissant  aux  artistes  l'état 
d'Ame  particulier  qui  prédispose  à  la  culture  du  beau  et  les  condi- 
tions matérielles  qui  la  permettent;  l'autre,  l'élément  extérieur, 
agissant  comme  l'étincelle  électrique  pour  enflammer,  éclairer  et 
mettre  en  mouvement  l'inspiration. 

Cela  est  vrai  encore  de  la  littérature,  comme  des  beaux-arts 
proprement  dits.  Tout  le  monde  sait  que  Corneille  s'est  nourri  de 
la  lecture  des  poètes  dramatiques  espag-nols,  et  pourtant  quel  gé- 
nie est  plus  français  que  le  sien!  La  Fontaine  lui-même,  original 
par  excellence,  a  imité  les  fabulistes  anciens,  mais  ses  imitations 
d'Ésope  sont  du  pur  la  Fontaine. 

Le  vrai  moyen  de  ne  pas  imiter  servilement  un  chef-d'œuvre, 
c'est  d'arriver  à  le  comprendre;  l'homme  qui  accomplit  un  chef- 
d'œuvre  artistique  ou  littéraire  fait  œuvre  personnelle  ;  l'artiste 
cjui  s'élève  jusqu'à  rintelligence  du  chef-d'œuvre  ne  saurait  le 
copier. 

Tous  les  gens  qui  voyagent  sans  se  donner  la  peine  de  com- 
prendre sont  exposés,  au  contraire,  à  copier  de  la  façon  la  plus 
sotte.  Le  touriste  achète  les  costumes  pittoresques  des  pays  qu'il 
traverse  pour  s'en  travestir  ridiculement  ;  le  barbouilleur  croit 
faire  de  la  peinture  italienne  quand  il  a  mis  sur  sa  toile  un  laz- 
zarone  napolitain,  ou  de  la  peinture  orientale  quand  il  a  drapé 
son  modèle  dans  un  burnous;  l'homme  politique,  voyant  le  bon 
effet  d'une  mesure  lég-islative  à  l'étranger,  s'imagine  que  cette  me- 


208  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

sure  a  par  clle-nièmc  toute  sa  vertu,  ne  voit  rien  des  circonstan- 
ces spéciales  qui  en  assurent  le  succès  et  l'introduit  dans  les 
codes  de  son  pays  sans  se  douter  de  l'échec  auquel  il  court  ;  le. 
commerçant  qui  se  borne  à  constater  les  protits  actuels  d'une  en- 
treprise l'achète  à  grands  frais  à  l'heure  de  sa  prospérité,  ou 
bien  monte  une  concurrence  difficile,  tandis  que  l'observation 
attentive  lui  aurait  indiqué  rafiaire  encore  inconnue  qui  a  l'a- 
venir pour  elle. 

L'observation  en  toutes  choses  est  donc  la  meilleure  garantie 
contre  l'imitation  maladroite.  Il  faut  voyager,  il  faut  regarder  et 
étudier,  aussi  bien  pour  sortir  de  l'éternelle  et  écœurante  bana- 
lité dont  sont  affligées  nos  écoles  d'art,  que  pour  trouver  de  nou- 
veaux théâtres  à  l'activité  de  nos  commerçants  et  de  nos  indus- 
triels. 

J'ai  indiqué  plus  haut  l'exemple  des  Anglais  établissant  leurs 
maisons  de  commerce  là  où  les  Français  se  contentent  d'envoyer 
des  soldats  et  déclarent  qu'il  n'y  a  rien  à  faire.  En  face  d'une 
race  plus  entreprenante,  plus  prompte  à  saisir  l'occasion  favo- 
rable, plus  observatrice  par  conséquent,  les  Anglais,  à  leur  tour, 
laissent  échapper  la  fortune.  Aux  États-Unis,  des  syndicats  de 
capitalistes  de  Londres  viennent  acheter,  depuis  (juelques  années 
un  nombre  assez  considérable  d'affaires  déjà  montées  et  en  plein 
rapport  ;  attirés,  par  exemple,  par  le  grand  succès  des  conserves 
de  viande  et  des  salaisons  américaines,  ils  se  sont  emparés  d'une 
des  packing  Jiouses  les  plus  considérables  de  Chicago.  J'espère 
pour  eux  que  l'affaire  paiera,  mais  tandis  qu'ils  exploiteront  cette 
industrie  un  peu  encombrée  déjà  à  Chicago,  les  anciens  proprié- 
taires (\e\\a. parkinff  housc  iront  la  créer  dans  quelque  coin  perdu 
de  l'Ouest,  ou  bien,  se  lançant  sur  une  piste  nouvelle,  ils  feront 
une  entreprise  de  grand  risque  et  susceptible  de  très  gros  profits. 
A  côté  des  besoins  existants  mais  déjàs  atisfaits,  ils  en  j^ressentent 
d'autres  au-devant  desquels  ils  courent  ;  ce  sont  les  pionniers  de 
l'industrie,  ils  voient  déjà  ce  que  les  autres  ne  voient  pas  encore. 

Je  faisais  p-irt  un  jour  de  ces  réflexions  à  un  de  mes  an- 
ciens camarades  de  collège  qui  voyage  une  grande  partie  de 
l'année  et   se   plaint   d'avoir  vu  trop  de  choses,  d'avoir  bu  à 


K.\    VOYAGE.  20!» 

trop  de  coupes,  de  soiil'lVir,  en  nu  mot,  de  l;i  terrible  maladie 
du  désenchantement  universel.  «  Tout  cela,  me  dit-il,  c'est  très 
l)ien  pour  les  gens  qui  voyagent  sérieusement,  pour  les  artistes, 
pour  les  hommes  d'Etat,  pour  les  commerçants  ;  je  comprends 
(piils  aient  besoin  d'observer  et  d'étudier;  mais  quand  on  se 
promène  par  simple  besoin  de  distraction,  que  veux-tu  qu'on 
observe?  Cela  m'est  parfaitement  égal  que  les  Américains 
créent  des  industries,  si  cela  leur  fait  plaisir,  que  la  politique 
marche  comme  elle  voudra  et  que  l'esthétique  soit  dans  le 
marasme.  —  Sans  doute,  mais  cela  t'ennuie  de  t'ennuyer,  je 
suppose?  Tu  trouves  que  tu  n'as  plus  rien  à  voir.  Eh  bien , 
donne-toi  la  peine  d'ouvrir  les  yeux,  et  tu  seras  étonné  de  la 
merveilleuse  variété  qui  se  révèle  partout  ;  tu  seras  intéressé 
par  les  détails  qui  te  paraissent  aujourd'hui  les  plus  insigni- 
fiants, tu  feras  de  continuelles  découvertes.  Pour  commencer,  en- 
tre dans  la  première  venue  des  chaumières  de  ton  pays;  je 
suis  bien  certain  que  tu  ne  sais  rien  de  ce  qui  s'y  passe.  » 
Bien  entendu,  mon  ami  a  souri  tristement  et  continuera  à  s'en- 
nuyer jusqu'à  la  fin  de  ses  jours;  c'est  un  aveugle  impénitent. 
Je  souhaite  que  son  exemple  serve  à  ceux  qui  n'ont  pas  encore 
pris  l'habitude  invétérée  de  fermer  les  yeux. 

Paul  de  Bousiers. 


LA  PROPRIÉTÉ. 


Cours  (le  Méthode  dr  la  Science  sociale 


III. 


LA  PROPRIÉTÉ  PATRONALE  ET  LES  ÉLÉMENTS 
ANALYTIQUES  DE  LA  PROPRIÉTÉ  (1). 

Lorsque  les  Communautés  se  dissolvent,  brisées  par  la  néces- 
sité d'un  Travail  plus  intense;  lorsque  les  méthodes  de  travail 
exigent  que  les  familles  aient  une  disposition  plus  exclusive  du 
Lieu  et  que,  par  conséquent,  les  ateliers  de  la  culture  et  de  l'in- 
dustrie.soient  possédés  par  le  simple  ménage,  il  se  révèle  alors 
parmi  les  simples  ménages  trois  degrés  d'aptitude  à  la  Propriété 
de  ces  ateliers. 

On  voit,  tout  d'abord,  des  ménages  aptes  à  diriger  et  à  rete- 
nir utilement  en  leur  possession  un  atelier  de  culture  ou  d'indus- 
trie, égal  à  ce  qu'il  faut  pour  utiliser  la  totalité  des  forces  et 
pour  satisfaire  l'essentiel  des  besoins  de  leurs  membres.  Ces 
ménages,  qui  présentent  le  degré  d'aptitude  le  plus  exactement 

(1)  Voir  nos  précédeiiles  étiulps  sur  la  Propriété,  la  Science  sociale,  t.  XII,  paj^c 
114.  Parmi  les  nombreuses  erreurs  typographiciues  qui  se  sont  glissées  dans  notre  der- 
nier article,  inalgré  nos  corrections,  nous  sommes  obligé  de  relever  les  suivantes,  qui. 
sur  despoiiits  essentiels,  dénaturent  noire  pensée  :  à  la  page  117,  à  la  23<^  ligne,  au  lieu 
de  :  destination  du  Lieu ,  il  faut  lire  :  destination  du  liieti;  à  la  30»  ligne,  au  lieu  de 
recevoir  le  Lieu,  il  faut  lire  :  recevoir  le  Bien  ;  à  la  page  128,  à  la  y<=  ligne,  il  faut  lire  : 
le  type  le  plus  complet,  au  lieu  de  :  le  type  normal  ;  à  la  page  130,  à  la  28'^  ligne,  au 
lieu  de  :  destinations  du  Lieu,  il  faut  lire  :  destinations  du  Bien. 


LA    rnOPRIÉTÉ.  211 

détciMniiial)le,  servent  par  là  inrmc  de  degré  de  comparaison  aux 
autres;  d'ailleurs,  se  suffisant  à  eux-mêmes,  ils  constituent  un  cas 
simple.  Enfin,  comme  la  mesure  de  leur  atelier  répond  aux 
forces  et  aux  besoins  d'une  famille  en  simple  ménage,  leur  Pro- 
priété est  appelée  Ftimilialf. 

Mais,  en  dehors  de  ces  ménages-types,  apparaît  la  foule  beau- 
coup plus  nombreuse  des  ménages  qui  demeurent  plus  ou  moins 
au-dessous  de  cette  capacité.  Ces  ménages  ne  sont  aptes  à  diriger 
et  à  retenir  utilement  en  leur  possession  qu'un  atelier  inférieur  à 
ce  qu'il  faut  pour  l'emploi  total  des  bras  et  pour  la  satisfaction 
essentielle  des  besoins  de  leurs  membres.  Leur  atelier  de  culture 
ou  d'industrie  est  un  diminutif  plus  ou  moins  marqué  de  la  Pro- 
priété Familiale. 

Incapables  de  se  suffire  à  eux-mêmes,  ces  ménages  ont  cepen- 
dant besoin  d'avoir  un  foyer  où  ils  reposent,  un  atelier  où  ils 
travaillent;  ils  appellent  donc  nécessairement  un  correctif  de 
leur  insuffisance,  une  complication. 

Ce  correctif  est  fourni  par  la  troisième  classe  de  ménages,  classe 
moins  nombreuse  que  la  seconde  et  par  conséquent  que  la  pre- 
mière, car  elle  suppose  des  aptitudes  éminentes.  Cette  troisième 
classe  est  formée  par  les  ménages  aptes  à  diriger  et  à  retenir 
utilement  en  leur  possession  un  atelier  de  culture  ou  d'industrie 
supérieur  à  ce  qu'il  faut  pour  la  satisfaction  essentielle  des  be- 
soins de  leurs  membres.  Ce  sont  les  ménages  de  cette  classe  qui 
forment  la  troisième  espèce  de  Propriété  :  la  Propriété  Patronale. 
Il  est  clair  que  la  capacité,  que  l'aptitude  à  posséder,  de  ces 
ménages  est  le  supplément  de  l'incapacité  et  de  l'inaptitude 
des  ménages  de  la  catégorie  précédente.  Ils  recueillent  la  partie 
du  domaine  ou  de  l'industrie  que  laissent  aller  les  incapables,  ils 
s'en  assurent,  par  des  procédés  différents,  —  par  la  force,  par  la 
loi,  par  l'achat ,  —  la  disposition  exclusive ,  la  Propriété  ;  et  comme 
ils  ne  peuvent ,  par  définition ,  l'exploiter  seuls ,  ils  appliquent 
sous  leur  direction  à  l'exploitation  de  cette  Propriété  les  mêmes 
incapables  qui  l'ont  abandonnée.  C'est  ainsi  que  ces  grands 
propriétaires  patronnent  et  font  prospérer  la  culture  et  l'industrie 
d'une  part,  et  les  familles  ouvrières  d'autre  part;  c'est  pourquoi 


212  LA.  SCIENCE   SOCIALE. 

cette  troisième  espèce  de  Propriété  est  justement  appelée  Pa- 
tronale. 

La  Propriété  Patronale,  ainsi  déterminée,  se  classe  naturellement 
en  troisième  lieu,  après  la  Propriété  Communautaire  et  la  Propriété 
Familiale,  parce  que  c'est  la  Propriété  qui  amène  le  plus  d'ex- 
clusivisme, qui  exige  le  plus  d'aptitudes  et  le  plus  de  capacités, 
enfin  c'est  la  Propriété  qui  complète  toutes  les  autres;  elle  doit 
donc  passer  la  dernière. 

Entrons  maintenant  dans  l'explication  du  tableau  de  la  Pro- 
priété Patronale  ;  voici  ce  tableau   : 

III.  —  PROPRIÉTÉ  PATRONALE  {partiadiri'c  ou  colkriive). 

1.  —  Propriété  Patronale  du  Foyer: 

A.  —  du  Toxjer  maître, 

B.  —  du  Foyer  ouvrier. 

2.  —  Propriété  Patronale  de  l'Atelier  : 

A.  —  du  Domaine  : 

a.  —  du  domaine  chef, 

b.  —  du  domaine  dépendant; 

B.  —  de  l'Industrie  : 

Cf..  —  en  grand  atelier, 

p.  —  en  fabrique  collective. 

A  côté  de  ces  mots  :  Propriété  Patronale ,  nous  avons  manjué 
sur  le  tableau  :  particulière  et  collective  ;  qu'est-ce  que  cela  veut 
dire?]^orsque  nous  avons  étudié  la  Propriété  Communautaire,  nous 
avons  déjà  fait  remarquer  que  la  Communauté  pouvait  être  com- 
posée soit  d'ouvriers  soit  de  non-ouvriers  ;  de  là  deux  espèces 
de  Propriétés  Communautaires  ;  la  Communauté  ouvrière  et  la 
Communauté  non-ouvrière.  Nous  avons  séparé  la  Communauté 
non-ouvrière  de  la  Communauté  ouvrière  parce  qu'elle  présentait 
tous  les  caractères  de  la  Propriété  Patronale.  La  Communauté 
non-ouvrière  ou  Propriété  Patronale  collective  doit  même  se 
classer  après  la  Propriété  Patronale  particulière;  parce  que,  lors- 
((u'clle  oCfre  son  type  normal,  la  Société  iniv  actions,  elle  a  pré- 
cisément pour  but  de  remplacer  le  grand  patron  dans  les  cas 
où  les  conditions  mêmes  du  Travail  exig-ent  une  telle  disposition 


.     LA    TROPRIÉTÉ.  i  I .'{ 

delà  chose  appropriée,  (ju'elle  suppose  des  ressources  ou  entraine 
des  risques  bien  supérieurs  à  ce  que  peut  fournir  ou  supporter 
une  seule  famille  patronale. 

Dans  la  Propriété  Patronale,  nous  rencontrons  d'abord,  tout 
comme  dans  les  espèces  précédentes,  deux  grandes  variétés  dé- 
terminées par  les  différentes  destinations  du  Bien  :  suivant  que 
le  Bien  sert  au  Mode  d'existence  ou  aux  Moyens  d'existence, 
nous  avons  la  Propriété  Patronale  da  Foyer  ou  la  Propriété  Pa- 
tronale de  r Atelier.  La  Propriété  Patronale  du  Foyer  se  classe 
avant  celle  de  l'Atelier  pour  les  raisons  déjà  données  lorsqu'il 
s'est  agi  des  espèces  précédentes.  Étudions  successivement  cha- 
cune de  ces  variétés. 

La  Propriété  Patronale  ayant  pour  objet  «  un  bien  qui  dépasse 
les  besoins  et  les  aptitudes  d'un  simple  ménage  ordinaire  »,  — 
c'est-à-dire  d'un  simple  ménage  ouvrier  ou  de  petit  patron,  —  le 
Foyer  peut  dépasser  ces  aptitudes  de  deux  manières  :  tantôt  le 
Foyer  est  très  important,  à  la  taille  et  à  l'usage  du  grand  patron  : 
c'est  la  grande  maison,  le  château,  c'est  le  Foyer  maître,  qui  dé- 
passe de  beaucoup  les  capacités  et  les  besoins  du  simple  ménage 
ouvrier.  Tantôt  le  Foyer  est  bien  à  la  mesure  et  à  l'usage  de  la 
famille  ouvrière,  mais  celle-ci  se  trouve  inapte  à  le  posséder,  soit 
par  incapacité  radicale  ,  soit  parce  que  ce  Foyer  est  lié  à  un  Ate- 
lier dont  elle  ne  saurait  pas  retenir  la  possession  aussi  bien  que 
celle  du  Foyer  lui-même,  par  exemple  la  maison  d'un  domaine 
agricole  ;  soit  enfin  parce  que  ce  Foyer  ouvrier  fait  partie  d'un 
ensemble  de  foyers  qui  ne  peuvent  être  possédés  isolément  et 
dont  la  totalité  dépasse  les  capacités  d'une  famille  ouvrière,  telles 
sont  les  maisons,  dites  casernes,  à  logements  ouvriers,  dans  les 
grandes  villes.  Ce  Foyer  est  bien  un  foyer  réduit,  un  foyer-ouvrier, 
mais  il  est  la  Propriété  de  quelqu'un  qui  n'en  jouit  pas  par  lui- 
même,  qui  a  simplement  la  capacité  de  le  posséder  et  d'en  faire 
jouir  les  familles  ouvrières  qui  n'ont  pas  su  ou  qui  n'ont  pas  pu  en 
avoir  la  Propriété.  C'est  chez  le  grand  patron  que  se  rencontre 
le  plus  ordinairement  la  capacité  de  posséder  ces  Foyers  ouvriers. 

Ainsi  on. distingue  deux  genres  de  Foyers  dans  la  Propriété 
Patronale  :  1"  le  Foyer  maître  qui  est  le  foyer  possédé  par  le  pa- 


214  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

tron  pour  son  usage  personnel  ;  et  2°  le  Foyer  ouvrier,  qui  est  le 
foyer  possédé  par  le  patron  pour  l'usage  des  familles  ouvrières 
incapables  de  le  posséder.  On  classe  la  Propriété  Patronale  du 
Foyer  maître  avant  celle  du  Foyer  ouvrier,  parce  que  le  seul  fait 
qu'un  foyer  soit  possédé  par  une  personne  et  habité  par  une 
autre  crée  immédiatement  une  complication  au  sujet  de  la  Pro- 
priété. 

La  Propriété  Patronale  do  rAtelier  présente  deux  grandes  va- 
riétés secondaires  :  la  Propriété  Patronale  du  Domaine  et  la  Pro- 
priété Patronale  de  l'Industrie,  selon  que  l'Atelier  est  un  atelier 
d'extraction  ou  un  atelier  de  fabrication  ou  de  transports. 

ba  Proprirté  Patronale  du  Domaine  est  la  propriété  qui  a  pour 
objet  un  atelier  d'Extraction  (culture,  foret,  ou  mine),  tel  qu'il  as- 
sure des  moyens  d'existence  suffisants  et  pour  la  famille  patronale 
et  pour  les  familles  ouvrières  qui  l'exploitent  sous  la  directioin 
de  [la  famille  Patronale;  elle  présente  deux  types  bien  distincts  : 
1  "  La  Propriété  Patronale  du  Domaine  chef,  et  2°  la  Propriété  Patro- 
nale du  Domaine  dépendant.  La  Propriété  Patronale  du  Domaine 
peut  en  effet  dépasser  les  aptitudes  et  les  capacités  d'un  simple 
ménage  ordinaire  de  deux  façons.  Le  Domaine  peut  être  très  im- 
portant ;  son  exploitation  et  sa  possession  exigent  alors  des  capa- 
cités supérieures,  de  beaucoup,  à  celles  qui  sont  nécessaires  pour 
la  possession  et  pour  l'exploitation  ai' \\\s.  petÀt  domaine;  c'est  le 
Domaine-chef\  qui  échappe  par  sa  nature  même  aux  familles  ou- 
vrières ou  de  petits  patrons.  Mais  il  arrive  souvent ,  —  et  c'est  ce 
qui  constitue  le  second  type,  —  que  le  Domaine,  tel  qu'il  se  com- 
porte, est  bien  celui  dont  serait  capable,  en  principe,  une  fa- 
mille ouvrière,  apte  à  la  Propriété  Familiale  ;  et  cependant  ce  do- 
maine se  trouve  précisément  entre  les  mains  du  grand  patron,  à 
cause  du  très  petit  nombre  de  familles  ouvrières  qui,  en  fait,  sont 
capables  de  la  Propriété  Familiale.  Cette  fois,  ce  n'est  plus  le  Do- 
maine qui  est  trop  important,  c'est  la  famille  ouvrière  qui  n'est 
pas  assez  capable.  C'est  au  grand  patron,  qui  ne  peut  exploiter 
lui-même  ces  domaines,  tju'il  appartient  d'en  faire  jouir,  sous  sa 
dépendance,  les  ménages  incapables  de  les  posséder.  Par  le  Do- 
maine (lépendanl  (pii  assure  les  avantages  essentiels  de  la  Pro- 


LA    l'nOl'HIlMK. 


i>iri 


priôté  à  ceux  qui  sont  inaptes  à  en  exercer  tous  les  droits,  les 
i^rands  patrons  patronnent  les  familles  ouvrières  dans  la  Pro- 
priété. 

La  Propru'lr  Pdlnnialr  <l(-  /' f/o/nsfrir  est  la  propriété  qui  a 
pour  objet  un  atelier  de  Fabrication  ou  de  Transports  tel  (piil 
assure  des  moyens  d'existence  suffisants  pour  la  famille  patronale 
et  pour  les  familles  ouvrières  qui  y  travaillent  sous  la  direction 
de  la  famille  patronale:  elle  présente,  elle  aussi,  deux  types  bien 
distincts:  1°  la  Propriété  Patronale  de  Tlndustrie  en  Grand  Atelier 
et  2"  la  Propriété  Patronale  de  l'Industrie  en  Fabrique  Collec- 
tive. 

La  Propriété  Patronale  de  l'Industrie  en  Grand  A  tel  ie?^  e^i  ceWe 
ou  le  patron  est  maître  de  toutes  les  parties  du  travail.  Pour 
travailler,  il  est  besoin  d'un  atelier,  d'un  outillage,  de  matières 
premières  et  de  capitaux  ;  dans  le  Grand  Atelier,  le  patron  a  en 
main  la  propriété  et  la  direction  de  tous  ces  éléments.  Dans  la 
Propriété  patronale  de  l'Industrie  ewFabi^iqup  collectivp,  au  con- 
traire, le  grand  patron  abandonne  quelques-uns  de  ces  éléments  ; 
il  reste  maître  du  travail,  en  ayant  les  capitaux  nécessaires  pour 
approvisionner  ses  ouvriers  de  matières  premières,  et  pour  payer 
leurs  salaires;  l'atelier  et  l'outillage  ne  lui  appartiennent  plus, 
ils  constituent  la  propriété  des  familles  ouvrières.  En  fait,  dans 
l'organisation  normale  de  la  Fabrique  Collective,  il  ne  reste  plus 
de  Propriété  immobilière  au  grand  patron,  si  ce  n'est  quelque 
magasin  ou  hangar  servant  de  dépôt  pour  les  matières  premières 
et  les  produits  Fabriqués.  Aussi  la  Fabrique  Collective  ne  doit  fi- 
gurer à  la  Propriété  Patronale  de  la  grande  industrie  qu'après 
le  Grand  Atelier,  comme  un  type  réduit  et  qu'on  ne  peut  appré- 
cier au  point  de  vue  des  qualités  éminentes  qu'exige  la  Propriété 
Patronale  de  Tlndustrie.  sinon  par  comparaison  avec  le  Grand 
Atelier;  aussi  se  classe-t-elle  après  lui. 

Les  différentes  variétés  de  la  Propriété  Patronale  déterminées 
et  classées,  demandons-nous  quelle  est  sa  caractéristique.  La 
Propriété  Patronale  étant  par  définition  une  Propriété  qui  offre 
des  moyens  d'existence  non  seulement  à  la  famille  du  Grand  pa- 
tron mais  encore  aux  familles  ouvrières  qu'il  emploie ,  on  com- 


210  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

prend  aisément  que   pour  être   utilement  possédée  elle  exige  de 
très  grandes  capacités. 

C'est  qu'en  effet  un  grand  patron  ne  possède  utilement  un  do- 
maine ou  une  industrie  que  quand  il  applique  par  un  procédé 
quelconque  des  familles  ouvrières  à  leur  exploitation.  A  quoi 
servirait  une  grande  terre  ou  une  puissante  usine  si  de  nombreux 
ouvriers  ne  les  faisaient  produire?  faire  participer  à  leur  propriété 
les  familles  ouvrières,  leur  en  mettre  une  partie  entre  les  mains 
est  une  nécessité  absolue  pour  les  familles  patronales.  Cela  paraît 
d'ailleurs  d'autant  plus  aisé  qu'un  grand  nombre  de  familles  ou- 
vrières, incapables  de  posséder,  ont  cependant  besoin  d'avoir  un 
foyer  où  elles  puissent  reposer,  un  atelier  où  elles  puissent  ga- 
gner leur  vie.  L'inaptitude  à  la  Propriété,  et  les  besoins  de  ces 
familles  paraissent  les  désigner  aux  grands  patrons.  Cela  serait 
tout  simple,  en  effet,  si  lesgrandspatrons,  en  faisant  jouir  de  leurs 
biens  ceux  qui  sont  incapables  de  les  posséder,  ne  devaient  récla- 
mer un  prix  pour  cette  jouissance  ;  quel  sera  ce  prix  ?  sera-t-il  en 
nature?  ou  en  argent?  quelle  sera  sa  quotité?  comment  sera-t-il 
payé?  Autant  de  questions  fort  difficiles  à  résoudre  et  qui  ont 
agité  tous  les  peuples  depuis  l'origine  des  temps.  L'esclavage,  le 
colonage,  le  servage,  le  métayage,  le  fermage,  etc.,  ont  été  tour 
à  tour  employés,  suivant  l'état  social  des  peuples,  pour  arriver  à 
assurer  la  jouissance  de  la  Propriété  à  ceux  qui  ne  la  possè- 
dent pas  et  une  juste  rémunération  à  ceux  qui  la  détiennent. 
Savoir  cboisir  le  meilleur  système  et  l'appliquer  de  la  façon  la 
plus  profitable  pour  tous  les  intéressés,  ce  n'est  pas  petite  af- 
faire. 

Il  y  a  plus  encore.  La  plupart  du  temps  la  tâche  des  grands 
patrons  de  la  Propriété  ne  consiste  pas  seulement  à  faire  jouir 
de  la  pro])riété  les  nombreuses  familles  qui  ne  la  possèdent  pas; 
ils  doivent  encore  diriger  dans  l'utilisation  de  cette  propriété 
ceux-là  mêmes  à  qui  ils  la  concèdent.  Voyez  dans  la  culture  :  il 
n'y  a  qu'avec  le  système  du  fermage  (pie  le  grand  propriétaire 
peut  ne  pas  diriger  dans  le  travail  les  familles  paysannes  :  avec 
le  métayage,  l'exjjloitation  en  régie,  il  est  forcément  patron  du 
Travail  en  même  temps  que  patron  delà  Propriété.  Dans  la  Ka- 


LA    l'HurRlÈTÉ.  217 

bricatiou  et  dans  les  Transports,  le  grand  propriétaire  est  presque 
toujours  le  patron,  le  directeur  du  Travail. 

En  principe,  ce  sont  les  mêmes  hommes  qui  doivent  diriger  le 
Travail  et  qui  doivent  posséder  la  Propriété  :  seuls,  ils  ont  les  ca- 
pacités nécessaires  pour  détenir  utilement  la  grande  propriété 
et  lui  faire  produire  par  un  travail  intense  son  maximum  de  ren- 
dement. Cet  aperçu  suffit  pour  faire  comprendre  à  quelle  compli- 
cation sociale  nous  voilà  parvenus.  Prenez  les  uns  après  les  autres 
tous  les  objets  de  la  Propriété  Patronale  :  le  Domaine  et  la  grande 
Industrie,  et  vous  verrez  combien  il  est  difficile  d'assurer  la  jouis- 
sance de  ces  Propriétés  à  ceux  qui  ne  les  possèdent  pas,  surtout 
lorsqu'on  doit  en  même  temps  diriger  ces  mêmes  hommes  dans  le 
travail  nécessaire  pour  l'exploitation  de  ces  biens.  Toutes  les  ca- 
pacités que  demandent  la  prévoyance,  le  progrès  des  méthodes 
sont  nécessaires  au  grand  propriétaire  pour  assurer  d'une  façon 
continue  et  utile  sa  jouissance  de  la  Propriété  à  ceux  qui  ne  la 
possèdent  pas;  c'est  là  l'œuvre  d'une  élite,  c'est  sur  elle  que  re- 
pose toute  la  stabilité  sociale. 


II. 


Nous  en  avons  fini  avec  la  détermination  et  la  classification  des 
difierentes  espèces  de  la  Propriété  et  de  leurs  variétés.  Mais  de 
même  qu'après  avoir  classé  lesdifiFérentes  espèces  du  Travail,  nous 
avons  déterminé  les  parties  constitutives  du  Travail,  les  éléments 
analytiques  communs  à  toutes  les  espèces  du  Travail,  nous  allons 
maint  enant  déterminer  les  parties  constitutives  de  la  Propriété, 
les  éléments  communs  à  toutes  les  espèces  de  la  Propriété,  les  élé- 
ments Analytiques  de  la  Propriété. 

Quelle  que  soit  l'espèce  de  la  Propriété  dans  laquelle  se  classe 
le  bien  observé  :  Communauté,  Propriété  Familiale  ou  Propriété 
Patronale,  il  faut,  pour  le  connaître,  y  déterminer  les  quatre 
éléments  suivants  (1)  : 

(1)  Ces  quatre    élémcnls  ligurenl  en  léle  du  labloau  général  de  la  Propriété  que 
nous  avons  donné  précédemment  :  voir  la  Science  sociale,  T.  XII,  p.  4i. 


21S  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

I.  La  Composition. 

II.  Le  Mode  de  possession. 

III.  Les  Subventions. 

IV.  La  Transmission. 

I.a  Coiiiposition,  —  c'est-à-diiv  :  quel  est  le  l)ieii  matérielle- 
ment, —  se  connaît  en  analysant  : 

1.  Sa  Nature, 

2.  Sa  Quantité, 

3.  Sa  Qualité, 

4.  Sa  Disposition. 

(f.  Relation  des  parties  constitutives  du  bien. 
b.  Relation  de  ce  bien  avec  les  choses  extérieures. 

Un  exemple  fera  très  bien  saisir  ce  qu'on  entend  par  la  compo- 
sition d'un  bien.  Qu'est-ce  que  la  Composition  d'un  domaine  de 
petit  paysan  normand  par  exemple?  Sa  Nature  :  c'est  une  maison 
avec  grange  et  étable  entourée  d'un  pacage  et  d'une  prairie  à 
faucher;  sa  Quantité  :  est  de  2  hectares;  sa  Qualité  :  bonne;  pa- 
cage abondant,  prairie  pouvant  donner  deux  coupes  ;  sa  Disposi- 
tion ;  la  maison,  les  bâtiments  d'exploitation  et  les  pacages  sont 
d'un  seul  tenant;  la  prairie  est  éloignée  de  500  mètres  du  lot  prin- 
cipal, les  bâtiments  et  le  pacage  bordent  le  chemin  n"  3lJ  de  telle 
commune  située  dans  tel  canton,  etc.  —  Ainsi  se  trouvent  très 
nettement  déterminée  la  Composition  matérielle  du  bien  ;  les  af- 
fiches de  vente  faites  par  les  notaires  sont  d'excellents  modèles 
du  genre. 

Le  Mode  de  jjosscsslon  indique  quelle  est  l'étendue  et  l'exercice 
du  droit  sur  le  hïew.  Ce  Mode  de  possession  se  détermine  en 
analysant  : 

1.  A  quel  titre  posscde-t-on  le  bien? 

2.  Par  quelle  organisation  de  personnes  exerce-t-on  ses  droits? 

Ainsi  notre  domaine  normand  est  possédé  par  la  famille  ({ui 
l'exploite  à  titre  de  propriété,  il  pourrait  l'être  à  titre  d'usufruit, 
de  location;  c'est  le  propriétaire  lui-même  qui  exerce  ses  droits: 
il  pourrait  les  faire  exercer,  s'il  louait  son  bien,  par  un  in- 
tendant, un  homme  d'affaires. 


LA    l'ROPKIKTi'ô.  219 

Il  est  hon  de  remarquer  que  sous  le  nom  générique  de  Pro- 
priété, on  étudie  en  Science  sociale  tous  les  modes  de  jouissance  : 
la  propriété,  l'usufruit ,  la  location,  l'usag-e,  etc.,  sont  autant  de 
modes  de  possession. 

Los  Subventions  montrent  d'une  façon  précise  comment  ceux 
qui  ne  possèdent  pas  un  bien  participent  cependant  à  sa  Jouis- 
sance. —  On  distingue  : 

1.  Les  Subventions  actives. 

2.  Les  Subventions  passives. 

Les  Subventions  actives  sont  celles  que  donne  le  bien,  les  Sub- 
ventions passives  sont  celles  que  reçoit  le  ])ieii.  Pour  continuer  no- 
tre exemple,  les  Subventions  actives  d'un  petit  bien  sont  les  dots 
qu'il  fournit  à  l'établissement  des  enfants,  au  fur  et  à  mesure 
qu'ils  le  quittent;  les  subventions  passives  sont  dans  les  droits  de 
pAture  dont  il  jouit  sur  les  prairies  communales,  etc. 

La  Transinissio)t  permet  de  savoir  ce  que  devient  le  bien  que 
Ton  a  étudié  :  ainsi,  est-il  vendu,  donné,  partagé,  confisqué, 
transmis  par  succession?  etc.  Nous  n'avons  pas  besoin  d'ap- 
puyer sur  l'importance  de  ce  quatrième  élément  ;  c'est  de  son 
l)on  fonctionnement  pour  chaque  espèce  de  la  Propriété  que 
dépend  la  continuité  et  la  stabilité  de  tous  les  organismes  sociaux. 

Ces  quatre  éléments  sont  classés  dans  cet  ordre,  parce  qu'il 
est  le  plus  simple.  En  effet,  quel  que  soit  le  bien  auquel  on  ait  af- 
faire, il  faut  tout  d'abord  connaître  sa  nature,  sa  Composition.  A 
cause  de  sa  matérialité  même  cette  nature  est  l'élément  le  plus 
facilement  saisissable  ;  d'ailleurs  il  est  évident  que  le  Mode  de  pos- 
session, les  Subventions  et  la  Transmission  varieront  avec  la  nature 
même  du  bien,  avec  sa  Composition.  —  La  nature  connue,  le  bien 
déterminé,  la  première  chose  à  savoir  est  comment  et  de  quelle 
manière  possède  celui  qui  détient  ce  liien,  quel  est  son  Mode 
de  possession.  Après  celui  ou  ceux  qui  possèdent  le  bien,  vien- 
nent naturellement  ceux  qui  ne  le  possèdent  pas  et  qui  cependant 
en  recueillent  quelque  avantag-e,  quelque  Subvention,  ou  lui  en 
fournissent.  Enlin,  on  doit  se  demander  si  l'état  de  choses  que 
l'on  vient  de  déterminer  est  durable,  et,  quand  il  ne  dure  pas, 


220  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

quelles  sont  les  modifications  qui  ont  lieu,  (juelle  est  la  Trans- 
mission de  ce  bien. 

La  détermination  et  le  classement  des  éléments  analytiques, 
des  éléments  communs  à  toutes  les  espèces  de  la  Propriété,  nous 
donnent  le  tableau  suivant  : 

I.  —  La  Composition  : 

1 .  La  Nature, 

2.  La  Quantité, 

3.  La  Qualité, 

4.  La  Disposition  : 

a.  Relation  des  parties  constitutives  du  bien, 

h.  Relation  de  ce  bien  avec  les  choses  extérieures. 

II.  —  Le  Mode  de  possession  : 

1 .  A  quel  titre  possède-t-on  ? 

2.  Par  quelle  organisation  de  personnes  exerce-t-on  ses  droits? 

III.  —  Les  Subventions  : 

1 .  Subventions  actives, 
i.  Subventions  passives. 

IV.  —  La  Transmission. 

Ces  quatre  éléments  sont  si  bien  les  éléments  constitutifs  de 
la  Propriété,  que  si  on  analyse  la  Propriété  la  plus  réduite, 
c'est-à-dire  celle  où  l'exclusion  des  autres  à  l'égard  du  Lieu  est 
la  plus  faible,  on  les  retrouve,  à  l'état  naisaatit,  il  est  vrai. 
Nous  allons  faire  cette  recherche,  dans  le  but  très  pratique  de 
montrer  quel  est  If  sens  oxtrhnoment  larf/r  qu'il  faut  attribuer 
à  ces  mots  :  Composition,  Mode  de  Possession,  Subvention,  Trans- 
mission, mots  qui  n'ont  leur  sens  strict  que  dans  la  Propriété 
qui  s'affirme,  dans  la  Propriété  compliquée.  Le  Proœmium  qui 
se  trouve  dans  le  tableau  général  de  la  Propriété  au-dessous  des 
éléments  analytiques  n'a  pas  d'autre  but  (1). 

Et  d'abord  (juelle  est  la  Propriété  la  plus  réduite  que  nous 
puissions  rencontrer?  quelle  est  la  disposition  la  moins  exclu- 

(1)  Voir  ce  Pro(r;niiiiii  au  tableau  géni'ral  Awhx  Propriété. 


LA  l'itoriiiKTi-;.  221 

srve  du  Lieu?  La  disposition  la  moins  exclusive  du  Lieu  est 
assurément  le  So/  dispoiiihlr ,  le  sol  qui  se  présente  à  l'usage 
des  hommes  sans  être  encore  distribué  entre  eux.  Le  Sol  dispo- 
nible est  pour  ainsi  dire  le  type  embryonnaire  de  la  Propriété  ; 
c'est  le  premier  contact  que  l'homme  a  avec  le  sol.  Ce  sol  qui  est 
dit  disponible,  qui  n'est  pas  censé  approprié,  fournit  cepen- 
dant aux  besoins  des  familles  nomades,  des  familles  des  pasteurs 
de  la  steppe,  et  il  remplit  précisément,  à  cause  de  cela,  les  quatre 
conditions  que  nous  retrouvons  dans  toute  espèce  de  Pro- 
priété. Nous  allons  donc  bien  voir  apparaître  ici  à  l'état  nais- 
sant les  quatre  éléments  de  la  Propriété. 

Le  Sol  disponible  qui  est  censé  n'appartenir  à  personne  et  qui 
est  de  nature  à  demeurer  ainsi ,  tout  en  étant  mis  en  usage,  se 
rencontre  dans  la  grande  steppe  asiatique,  dans  une  contrée 
où  la  terre  ne  peut  donner  d'autre  produit  qu'une  herbe  spon- 
tanée. Le  premier  fait  qui  frappe  l'observateur  quand  on  étudie 
le  sol  disponible,  est  que  l'on  a  devant  soi  un  sol  qui  n'est 
capable  de  produire  qu'une  herbe  spontanée,  telle  est  sa  na- 
ture, telle  est  la  composition  du  bien,  c'est  à  cette  nature  que 
ce  Sol  doit  de  demeurer  disponible  :  expression  reçue  mais ,  en 
fait  inexacte. 

Si  facile  que  la  nature  du  Sol  disponible  en  rende  l'exploita- 
tion ,  cette  exploitation  des  herbes  spontanées  est  cependant  sou- 
mise à  certaines  règ-les  et  exig-e  une  véritable  appropriation.  Les 
pasteurs  nomades  s'approprient  le  sol  de  la  steppe  en  excluant 
tout  d'abord  des  régions  où  ils  vivent  les  pasteurs  étrangers, 
puis  en  s'obligeant  entre  eux  à  parcourir  cette  steppe  de  façon 
à  laisser  à  chacun  le  temps  nécessaire  pour  l'exploitation  dont 
il  a  besoin.  Tel  est  dans  sa  double  détermination  le  Mode  de 
possession  du  Sol  disponible  ;  le  parcours,  en  tant  qu'il  exclut  les 
étrangers  et  qu'il  assure  à  chacun  des  participants  sa  part 
nécessaire  de  jouissance,  montre  bien  que  ce  sol,  dit  disponi- 
ble, n'est  pas  à  la  libre  disposition  de  tout  le  monde.  Le  Mode 
de  possession  du  Sol  disponible  par  les  pasteurs  nomades  est 
donc  le  parcours,  l'occupation  exclusive  pendant  le  temps  que 
dure  la  récolte  des  herbes  spontanées  par  le  bLtail;  c'est  bien 


^'22  LA    SCIKNCE    SOCIALE. 

là  la  moindre  appropriation.  xMais  ce  parcours  a  une  loi;  la 
même  communauté  pastorale  ne  doit  pas  parcourir,  Tété,  les  lieux 
réservés  à  ses  pâturages  d'hiver,  et  les  différentes  communautés 
ne  doivent  pas  se  trouver  en  même  temps  avec  tous  leurs 
troupeaux  au  mémo  point  de  la  steppe.  Aussi  peut-on  conclure 
que  si  le  sol  de  la  steppe  est  à  la  disposition  de  toutes  les  com- 
munautés patriarcales  formant  une  même  tribu,  si  le  sol  reste 
disponible  en  ce  sens,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  loi  de 
son  parcours  est  un  commencement  d'appropriation.  Le  pa?'- 
cours  de  la  steppe  en  vue  de  la  récolte  de  l'herbe  par  les 
troupeaux  est  donc  le  mode  de  possession  le  plus  réduit  que 
Ton  puisse  observer. 

Dans  ces  steppes  essentiellement  riches ,  l'herbe  pousse  en  assez 
grande  abondance  pour  suffire  en  toute  circonstance  aux  be- 
soins des  troupeaux  de  ces  communautés.  Si  cette  abondance, 
cette  surabondance,  cette  réserve  indéfinie,  n'existaient  pas, 
les  familles  pastorales  devraient  être  subventionnées  autrement 
que  par  la  steppe;  elles  devraient,  comme  les  communautés 
pastorales  du  nord  de  l'Afrique,  demander  au  commerce  ou  au 
pillage  le  supplément  de  nourriture  qui  leur  manquerait.  Dans 
la  steppe  asiatique,  c'est  la  surabondance  des  productions  spon- 
tanées qui  subventionne  les  communautés  pastorales.  Nous  ne 
voyons  donc  pas  se  poser  ici  la  grosse  question  de  la  partici- 
pation à  la  jouissance  de  la  Propriété  en  faveur  de  ceux  qui  ne  la 
possèdent  pas;  la  question  des  Subventions  ne  se  pose  pas  à 
cause  de  la  siirahottdcuicf  des  productions  spontanées. 

Enfin  cette  jouissance  du  Sol  disponible  est  permanente  pour 
toutes  les  communautés  pastorales  et  pour  toute  la  race.  Cette 
permanence  tranche  la  question  de  Transmission;  elle  la  résout 
par  l'éternelle  durée  de  ces  Communautés  qui  se  renouvellent 
membre  à  membre  sans  interruption. 

On  voit  ainsi  que,  dans  la  Propriété  la  plus  réduite,  la  plus 
embryonnaire,  dans  le  Sol  «  disponible  »  lui-même,  on  décou- 
vre, à  l'état  naissant,  il  est  vrai,  les  quatre  éléments  de  la  Pro- 
priété. 

Nous  connaissons  maintenant   et  les  grandes  Espèces  et  les 


LA    ritOl'UlKTK.  223 

Éléments  analytiques  de  la  Propriété,  nous  avons  vu  comment 
cette  disposition  exclusive  du  Lieu  que  demande  le  Travail  allait 
en  s' accentuant  depuis  la  Communauté  jusqu'à  la  Propriété  Pa- 
tronale. Mais  cette  disposition  du  Lieu  n'est  possible  que  parce 
que  les  hommes  ont  en  même  temps  la  Propriété  des  instruments 
de  travail,  des  objets  mobiliers  nécessaires  à  son  exploitation 
et    à    sa  jouissance. 

Quelle  est  la  loi  d'appropriation  de  ces  B'j'/i\  inobU'wrs?  C'est 
ce  que  nous  étudierons  la  prochaine  fois. 

(J  sta'rrr.^ 

Robert  Pinot. 


L'EGYPTE  ANCIENNE. 


VIII. 

LES  RACES  ÉTRANGÈRES  DANS  LA  VALLÉE  DU  NIL  (1). 
m.     —    LA    RACK    INDO-EUROPÉENNE    :    LES    GRECS. 

En  étudiant  Faction  exercée  sur  FÉgypte  par  la  conquête 
perse,  nous  avons  constaté  Tintroduction  dans  la  vallée  du  Nil 
d'une  forme  nouvelle  et  plus  large  du  pouvoir  public.  Tout  en 
présidant  d'une  manière  sage  et  salutaire  au  g'ouvernement  du 
pays,  le  Grand  Roi  se  tenait  à  l'écart  de  toute  ingérence  dans  les 
arts  nourriciers  du  peuple. 

De  plus,  les  communautés  médiques,  fortement  assurées  par 
le  lien  du  sang-,  et  amplement  pourvues,  dans  un  pays  cultivable, 
des  moyens  d'accroître  sur  place  leurs  ressources  sans  se  dis- 
soudre et  s'expatrier  au  loin ,  ne  désiraient  aucune  portion  du  sol 

(1)  Voir  les  précédents  articles,  t.  LX,  p.  212,  5'i9;  t.  X.  p.  160,  338  ;  t.  XI.  p.  80, 
•252;  t.  XII,  p.  69. 

SocRCEs  :  Hérodote,  Histoires.  —  Thucydide,  Guerre  du  Péloponèse.  —  Maspero, 
Histoire  ancienne  des  peuples  de  POrienl  ;  Paris,  Hachette,  1878. —  F.  Lenorniant, 
Manuel  d'histoire  ancienne  de  l'Orient;  Paris,  Lévy,  1869.  —  E.  Reclus,  Nouvelle 
Géographie  nniverselle,  I.IX  et  X;  Paris,  Hachette.  —  Comte  de  Cholel,  Excur- 
sion en  Turkestan;  Paris,  Pion,  1889.  —  Fustel  de  Coulanges,  La  Cité  antique; 
Paris,  Hachette,  1785.  —  Ebers,  D'Alexandrie  au  Caire,  al  du  Caire  à  Philx;  Vàiis. 
Fimiin-Didot,  1880-1881.  —  Ph.  Virey,  le  Tombeau  de  Hekhmara  ;  Paris,  Leroux. 
1889.  —  Univers  pittoresque  :  Carthage,  par  Bureau  de  la  Malle;  Grèce,  par  Pou- 
queville;  Egypte  anrienwe,  par  Champoliion-Figeac;  Paris,  Firmin-Didot.  —  £.  Re- 
villout ,  Itevue  égyptologique;  Paris,  Leroux.  — E.  de  Rongé,  Notice  des  monu- 
ments du  Louvre  ;  Piir'is,  de  Mourgues,  1878.  —  Le  même,  \otice  sommaii'e;  Paris, 
de  Mourgues,  1876. 


l'égyi'Tl:  ancienne.  ^25 

égyptien.  Établir  une  concurrence  avec  les  caiavaniers  ani- 
moniens  ou  les  banquiers  choachytes,  n'était  pas  non  plus  dans 
les  désirs,  dans  les  aptitudes,  de  ces  communautés  cpii  vivaient  sur 
le  type  du  «  domaine  plein  ».  En  fait  d'étrangers,  la  vallée  du  Nil 
ne  reçut,  par  l'effet  de  la  conquête,  que  le  satrape  de  Memphis  et 
la  garnison  perse  du  Mur-Blanc. 

Ainsi,  la  réduction  de  l'Empire  pharaonique  en  province  assu- 
jétie  au  Grand  Uoi  ne  changea  essentiellement  rien  à  la  condition 
d'aucun  de  ses  habitants.  Les  nomarques  continuèrent  de  se  trans- 
mettre leurs  nomes  suivant  l'antique  coutume  successorale  ;  de 
patronner  leurs  colons  ;  d'amasser  et  de  distribuer  les  récoltes. 
Toutes  les  hiérarchies  de  scribes  purent  cadastrer  les  champs, 
surveiller  les  travaux,  contrôler  l'entrée  et  la  sortie  des  greniers, 
noircir  à  l'envi  le  papyrus,  comme  aux  temps  des  dynasties  na- 
tionales. Dans  les  temples,  dans  les  villes  sacerdotales,  tout  alla 
comme  auparavant,  à  la  condition  de  payer  seulement  au  satrape 
le  tribut,  qui  parut  justitié  d'ailleurs  par  quelques  améliorations 
apportées  de  temps  à  autres  aux  voies  où  s'ahmentait  le  commerce. 

En  somme,  si  rien  n'était  changé  ,  nous  ne  devons  pas  nous 
en  étonner;  les  iMèdes  ne  colonisaient  point  l'Egypte,  ils  n'y 
avaient  apporté  qu'une  seule  chose  nouvelle,  un  gouvcriwnicnt 
qui  ne  jKitronnait  pas  les  arls  noun'iciei's.  Ce  gouvernement 
restait  sans  action  sur  la  marche  de  la  société  égyptienne. 

Il  en  fut  tout  autrement  avec  la  race  grecque  ou  pélasgique, 
dont  l'intervention  en  Egypte  doit  nous  occuper  aujourd'hui. 


I.    —    LA    CGLOMSATIOX    GRECQUE    :    SES    ORIGINES. 

La  première  apparition  des  Grecs  dans  le  Delta  du  Nil  révèle 
en  effet  des  caractères  que  nous  n'avons  point  rencontrés  jus- 
qu'ici chez  les  envahisseurs  du  sol  pharaonique. 

C'était  après  la  retraite  de  V Ethiopien  No uut-Meïat7io un  [i), 
le  dernier  des  conquérants  nubiens.  Psammétik,  représentant  de 


(1)  Voir  Masiieio,  Hisloiie  ancienne.    \>.  i86. 

T.  XII.  15 


:226  LA  sciENCii  sociale. 

la  dynastie  saïte,  —  le  même  qui  devait  plus  tard  épouser  la 
fille  d'Améniritis,  —  était  alors  en  butte  aux  persécutions  des 
autres  nomarques  assyrianisées  du  Delta.  La  basse  Egypte  souf- 
frait de  la  division  des  princes  qui  entravait  la  régularité  du  sys- 
tème cultural  ;  elle  avait  souffert  aussi  de  Toccupation  éthio- 
pienne, de  la  rupture  des  relations  commerciales  établies  par  les 
rois  saïtes  avec  les  contrées  de  l'Asie.  Le  célèbre  oracle  de  Buto 
avait  répondu  aux  préoccupations  générales  par  une  phrase  énig- 
matique  et  imagée  :  u  La  vengeance  viendra  de  hi  mer,  quand 
apparaîtront  les  hommes  d'airain.  )> 

Bientôt  une  tempête  poussa  vers  la  côte  égyptienne  une  flottille 
montée  par  des  hoplites  ioniens  et  cariens,  de  Milet  et  d'Halicar- 
nasse,  qui  avaient  pris  la  mer  pour  chercher  au  loin  quelque  lieu 
où  s'étai)lir.  Les  guerriers  grecs,  couverts  de  leurs  armures,  des- 
cendirent à  terre  pour  piller. 

Psammétik,  réfugié  et  caché  dans  les  lagunes  ,  apprit  d'un  de 
ses  partisans  cet  événement  extraordinaire.  Il  s'aboucha  avec  les 
pirates,  et  obtint  leur  concours  pour  sa  cause,  en  leur  promet- 
tant l'établissement  qu'ils  cherchaient.  Apjiuyé  sur  cette  troupe 
d'élite,  dont  l'armement  supérieur  et  l'audace  jetaient  partout 
l'épouvante,  le  prince  saïte  défit  ses  rivaux  et  se  rendit  rapide- 
ment maître  de  la  basse  Egypte.  Il  tint  exactement  les  promesses 
faites  à  ses  vig-cureux  auxiliaires  :  ceux-ci  reçurent  des  terres  sur 
les  deux  rives  du  Nil,  pour  s'y  établir  en  agriculteurs  et  en  mar- 
chands ;  et  on  leur  confia  des  enfants  égyptiens  pour  qu'ils  leur 
apprissent  la  langue  grecque.  «  De  ces  enfants  descendent,  dit 
Hérodote,  les  interprètes  d'aujourd'hui.  » 

Les  Ioniens  et  les  Cariens  possédèrent  longtemps  ce  premier 
établissement,  situé  sur  la  branche  pélusiaque  du  Nil,  un  peu 
au-dessous  de  Bubastis.  Le  Père  de  l'Histoire  y  avait  vu  encore 
les  bassins  de  leurs  navires  et  les  ruines  de  leurs  maisons.  «  Us 
ont  été  les  premiers,  dit-il,  qui  se  soient  fixés  en  Egypte,  parlant 
une  autre  langue  ([ue  celle  du  pays  (1).  »  Lorsque  le  quatrième 
successeur  de  Psammétik,  Ahmès  ou  Amasis,  les  transporta  dans 

I)  Cf.  llérotlolf.  livre  II,  IJL  154. 


L'LCfYI'TI::    ANclK.N.Ni;.  221 

mit'  meilleure  station  ,  près  de  Meinpliis  ,  la  postérité  de  ces  [)re- 
miers  Grecs  établis  en  Egypte  formait  une  population  d'environ 
deux  cent  mille  â.mes,(l). 

L'exemple  de  ces  premiers  colons  fut  suivi  :  trente  navires 
ioniens  vinrent  peu  après  fonder,  à  l'entrée  de  la  bouche  Bolbi- 
tine,  le  «  Camp  des  Milésiens  »,  que  d'autres  bandes  d'émigrants 
renforcèrent  successivement  (2). 

Ainsi,  les  étrangers  dont  nous  nous  occupons  se  présentent 
sous  des  traits  qui  n'ont  rien  de  commun,  non  seulement  avec  la 
race  égyptienne,  mais  encore  avec  aucune  des  autres  races  d'en- 
vahisseurs que  nous  avons  rencontrées  sur  les  bords  du  Nil. 
D'abord,  ils  arrivent  par  tnrr  :  ce  sont  des  navigateurs.  En 
second  lieu,  leur  organisation  ne  rappelle  en  rien  les  tribus  nom- 
breuses et  cohésives  des  Pasteurs-Cavaliers,  le  flux  toujours  mon- 
tant des  invasions  éthiopiennes,  les  immenses  armées  des  Assy- 
riens, des  Chaldéens  et  des  Perses,  Ce  sont  de  petites  flottilles, 
de  petites  bandes  mises  en  mouvement  par  une  initiative  muni- 
cipale, pour  des  entreprises  presque  privées.  Enfin,  et  comme 
conséquence,  le  pirate  grec  ne  tend  point  à  renverser  Pharaon 
pour  prendre  sa  place,  à  occuper  militairement  le  pays  pour  y 
prélever  le  tribut.  S'il  loue  son  secours  comme  soldat  de  métier  et 
de  fortune,  c'est  pour  obtenir  la  terre  et  le  droit  d'habiter.  Il  cher- 
che seulement  à  s'établir  au  milieu  du  peuple  indigène,  par  la 
culture  ou  par  le  commerce  de  mer  et  d'importation  :  sa  demande 
d'interprètes  en  est  la  preuve.  11  vient,  en  un  mot,  coloniser. 

Les  Grecs  et  leurs  ancêtres  les  Pélasges  ont  été,  en  effet,  éminem- 
ment colonisateurs;  ils  ont  montré  une  aptitude  particulière  à 
fonder,  en  terre  vacante  ou  en  terre  peuplée,  un  grand  nombre 
d'établissements  lointains  et  isolée.  Leur  action  s'exerce  en  Egypte, 
ou  à  l'étranger  en  général,  d'une  manière  toute  différente  de  celle 
desMèdes;  et  cependant  ils  font,  comme  eux,  partie  de  cette  grande 
division  de  l'humanité  qu'on  a  qualitiée  à' Indo-Earopéenne ;  ils 
présentent  avec  ces  derniers,  au  point  de  vue  social,  plusieurs  traits 
communs  indéniables,  qui  révèlent  la  même    origine.  L'un  et 

(!)  Maspero,  Histoire  ancienne,  p.  256. 
2    IbiiL.  |>.  491. 


2:28  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

l'autre  de  ces  deux  types,  la  communauté  iiiècle  et  la  colonie  pé- 
lasgiquc,  appartiennent  à  la  classe  des  Sociétés  que  nous  quali- 
fierons isiucs  des  steppes  riches,  par  opposition  à  celles  issues  des 
steppes  pauvres,  c|ui  nous  sont  apparues  antérieurement. 

L'aptitude  de  la  race  pélasgique  à  la  colonisation  démontre 
néanmoins  que  cette  société  constitue,  dans  l'ensemble  indo-euro- 
péen, une  variété  spéciale,  différente  des  Mèdes.  Pour  faire  la  lu- 
mière sur  les  causes  de  cette  différence,  il  est  utile  d'examiner  la 
formation  sociale  des  Pélasges,  en  remontant,  autant  que  possiljlc, 
à  ses  commencements. 

Plusieurs  opinions  ont  été  émises  sur  l'origine  des  Pélasges,  qui 
demeure  environnée  d'obscurité  (1).  Mais  le  lieu  principal  de  for- 
mation et  de  développement  de  la  race,  le  territoire  dont  les  con- 
ditions particulières  ont  assuré  aux  Pélasges  les  aptitudes  c|ui  les 
distinguent,  paraît  pouvoir  être  reconnu  d'une  façon  sûre  :  c'est 
l'ensemble  de  pentes  montagneuses  et  de  vallées  cultivables  ou- 
vertes sur  la  mer,  que  l'on  rencontre  d'abord  entre  le  Caucase 
et  les  plateaux  d'Arménie,  puis  dans  la  partie  du  nord-ouest  de 
l'Asie  Mineure. 

On  peut  conjecturer  avec  assez  de  raison  que,  parmi  les  commu- 
nautés de  race  aryenne  occupant  les  montagnes  de  l'Arménie  à 
une  époc^ue  fort  reculée,  un  certain  nombre  de  petits  groupes, 
plus  avisés,  plus  impatients  du  joug  et  de  l'indolence  des  grandes 
communautés,  plus  nécessiteux  par  l'effet  même  de  cet  esprit 
d'indépendance,  descendirent  dans  les  vallées  cultivables  que 
nous  venons  de  signaler,  particulièrement  en  Colchide ,  et  s'y 
livrèrent,  sur  un  sol  fertile^  à  une  culture  intense  produisant  la 
richesse.  Entourés  par  les  populations  remuantes  et  pillardes  des 
plateaux  à  pâturage  transhumant  et  des  pentes  où  l'on  peut  vivre 
de  la  cueillette,  les  cultivateurs  élevèrent  des  villes  fortifiées, 
sorte  de  camps  et  de  magasins  à  la  fois,  entourées  de  ces  mu- 
railles en  appareil  gigantesque  auxquelles  on  a  donné  le  nom 
de  constructions  cyclopéennes. 

La  tradition  pélasgique  a  conservé  jusqu'en  Grèce  et  en  Italie 

(Ij  1  ouiiuevillC;  Grèce,  p.  4. 


l'égyi'tI'  ANCiENNn:.  229 

l'usage  (Ventourer  les  villes  par  dos  murailles  fortifiées  considé- 
rées comme  nécessaires  aux  agriculteurs  :  «  Avec  des  villes  ou- 
«  vertes,  dit  Thucydide,  on  ne  savait  jamais  si  les  récoltes  ne 
((  seraient  pas  enlevées  par  des  ravisseurs  étrangers  (1).  » 

Ce  sont  ces  laboureurs  à  villes  fortifiées,  qui  constituent  les 
Pélasges  primitifs.  Le  trait  distinctif  de  la  race  est  la  culture 
nitcnsp  pratiquée  au  milieu  de  populations  vivant  de  la  pâture 
ou  de  la  cueillette  :  et  non  pas,  comme  chez  les  Mèdes,  la  culture 
rudimentaire  annexée  à  Fexploitation  des  pâturages  morcelés. 

—  Quelle  est  la  raison  de  cette  diversité  entre  deux  races  qui 
ont  peuplé  des  régions,  la  Médie  et  l'Asie  Mineure,  dont  la  struc- 
ture n'est  pas  sans  rapports  (2)?  Il  faut  la  chercher  dans  l'origine 
différente  des  deux  populations.  Nous  comprenons  comment 
l'invasion  du  plateau  de  l'Iran  par  les  iMèdes,  pasteurs  nomades, 
a  organisé  tout  le  pays  en  communautés  indépendantes  à  domaine 
plein  ;  nous  sommes  conduits  à  penser  que  les  premiers  cultiva- 
teurs des  vallées  de  l'Asie  Mineure  ne  sortaient  pas  directement 
d'un  milieu  exclusivement  pastoral. 

—  Si,  conformément  à  une  opinion  fort  générale,  nous  admet- 
tons que  l'humanité  primitive  s'est  divisée  et  séparée  à  partir 
d'un  point  situé  dans  le  voisinage  des  montagnes  de  l'Arménie, 
nous  serons  amenés  à  considérer  les  premières  migrations  des 
Pélasges  comme  circonscrites  dans  l'ensemble  de  ces  montagnes 
et  des  vallées  qui  les  entourent. 

—  Si  nous  adoptons  l'opinion  de  F.  Lenormant,  nous  admet- 
trons que,  quelques  trois  mille,  ans  avant  notre  ère,  les  tribus  des 
Yavnnas^  ou  u  jeunes  »,  essaims  de  la  race  aryenne  lancés  en 
avant  dans  la  direction  de  l'ouest,  occupaient  la  position  la  plus 
occidentale  parmi  l'ensemble  de  cette  race;  et  en  particulier, 
nous  placerons  «  vers  les  sources  de  l'Artamis  et  du  Bactrus  les 
tribus  pélasgiques  dont  descendirent  les  Grecs,  les  Latins  et  les 
autres  Italiotes  (3)  ». 


(1)  Thucydide,  Guerre  dv  Pe'loponèse,  I,  2. 

(2)  «  L'Asie  Mineure,  dit  Cuiiius,  est  comme  un  petit  Iran  qui  s'élève  au  milieu 
de  trois  mers.  »  (Cité  par  Maspero,  Histoire  ancienne,  p.  236.) 

1^3    F.  Lenormant.  Manuel  d'Histoire  ancienne  rie  l'Orient,   t.  IL  p.  274  à  277. 


230  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Dans  ce  premier  lieu  que  Lenormant  leur  assig^ue  comme 
origine,  les  Pélasg-es  hal^itent  une  région  montagneuse,  le  Paro- 
pamissus  (1),  le  <(  Caucase  indien  ».  Leur  route  vers  l'ouest  les 
conduit,  par  des  pays  de  même  nature,  en  suivant  les  chaînes 
élevées  qui  dominent  au  nord  le  plateau  de  l'Iran,  jusqu'aux 
versants  méridionaux  du  véritable  Caucase,  vers  l'Arménie,  la 
Colchide  et  l'Asie  Mineure.  Cette  route;  s'établit  par  les  systèmes 
montagneux  aux  pieds  desquels  se  trouvent,  au  nord,  KaiYi-tépé, 
Poti-Hdtoum  et  Askahad,  puis  par  les  chaînes  de  FElbrouz  et  du 
Kara-dagh  (2).  Elle  est  bien  délimitée,  au  r/iidi  part  les  déserts 
Baloutches,  celui  de  Lout  et  la  steppe  froide  de  l'Adjemi  ;  au 
nord,  par  les  steppes  sablonneuses  qui  s'étendent  de  Pendeh  et 
de  Merw  jusqu'à  la  Caspienne.  Le  nouveau  chemin  de  fer  trans- 
caspien,  construit  par  l'armée  russe,  longe,  durant  une  partie  de 
son  trajet,  la  base  de  ces  montagnes  :  le  tracé  de  la  ligne  sépare 
exactement,  dans  cette  partie,  la  région  arrosée  et  cultivable  de 
celle  des  sables  arides.  Le  contraste  du  paysage,  suivant  qu'on  le 
regarde  à  gauche  ou  à  droite  du  wagon,  a  été  parfaitement  saisi 
et  rendu  par  un  des  plus  récents  voyageurs  en  ces  contrées, 
jeune  officier  français,  qui  se  rendait  à  l'inauguration  de  pont 
célèbre  de  l'Amou-Daria  (3). 

Ainsi,  dès  le  début,  par  sa  situation  première  ou  par  la  longue 
route  que  nous  venons  d'indiquer,  la  branche  pélasgique  peut  se 
caractériser  comme  la  plus  montagnarde  de  toutes  les  branches 
de  la  race  aryenne  qui  devaient  émigrer  vers  l'ouest.  C'est  par 
ce  caractère  que  les  Pélasges  diffèrent,  soit  des  Mèdes,  qui  furent 
d'abord  pasteurs  nomades,  soit  de  leurs  frères  les  Celtes,  arrivés 
jusqu'en  Europe  à  l'état  de  pasteurs  de  steppes. 

Les  communautés  mèdes,  nous  l'avons  déjà  observé,  arrivaient 
au  lieu  de  leur  établissement,  libres,  égales  entre  elles,  formant 
autant  de  petits  corps  fermés  dont  chacun  prétendait,  à  l'instar 
de  ce  qui  se  passe  sur  la  steppe,  vivre  de  ses  propres  ressources 


(1)  La  contrée  Piivironnant  Hérat. 

(2)  V.  É.  Reclus,  t.  X  ;  carte  de  l'Asie  anti'rieure,  hors  texte,  indiquant  le  relief. 
(3i  Coude  de  riiolet.  E.icvvsion  en  7'iir/,es/rni,  p.  Sl-S'i  ;  \k  l'iD.  Voir  la  carte  à  la 

fin  du  volume. 


l'k(;yi'TI':  a.ncik.nm:.  i31 

sans  rien  emprunter  à  celles  des  communautés  voisines,  pareilles 
et  symétriques  d'ailleurs.  Elles  étaient  conduites  ainsi  au  type  du 
doinaiiK'  plein  et  de  la  bourgade  isolée  se  suffisant  à  elle- 
même  (1). 

Il  en  était  tout  autrement  des  populations  montagnardes  au 
milieu  desquelles  se  sélectionnèrent  les  cultivateurs  pélasg-es  : 
elles  étaient  modifiées  par  la  variété  des  travaux  que  permettent 
les  lieux  à  productions  diverses  occupés  par  elles  ah  antiquo.  Une 
influence  très  considérable  avait  été  exercée  sur  elles,  au  point 
de  vue  des  relations  de  voisinage,  par  la  juxtaposition  des  pro- 
duits divers  auxquels  chaque  famille,  à  un  moment  donné,  devait 
avoir  recours.  Dans  la  région  montagneuse,  ces  familles  avaient 
trouvé,  les  unes  la  ressource  du  pâturage  transhumant,  soit  des 
bœufs,  soit  des  moutons;  d'autres,  le  travail  fructueux  et  at- 
trayant de  la  cueillette,  dans  le  pays  d'origine  de  la  plupart  de 
nos  arbres  fruitiers;  un  certain  nombre  enfin,  les  bénéfices  plus 
pénibles,  mais  plus  assurés,  de  la  culture.  Toutes  devaient  envi- 
sager, soit  comme  une  nécessité,  soit  comme  un  avantage, 
Yôcliamjp  des  pi'Ofluits  divers,  forme  primitive  du  commerce, 
dont  l'exercice  amène  à  l'inégalité  des  conditions  et  développe 
/'esprit  d'entreprise. 

Au  début  de  ses  conquêtes ,  Cyrus,  imbu  du  pur  sentiment 
médique,  répondait  aux  envoyés  de  la  Grèce  :  «  Je  n'ai  point 
crainte  de  ces  hommes,  qui  ont  au  milieu  de  leur  cité  une  place 
qu'ils  adoptent  pour  s'y  réunir  et  se  tromper  les  uns  les  autres 
par  de  faux  serments.  »  Cyrus,  au  rapport  d'Hérodote,  «  lança 
ce  discours  à  l'adresse  de  tous  les  Grecs,  à  cause  de  leurs  agoras, 
où  ils  se  réunissent  pour  acheter  et  vendre  :  car  les  Perses  ne 
s(,  vent  point  ce  que  c'est  quune  agora,  et  nont  pas  même  de 
m  ({reliés  (2)  ». 

Ce  simple  trait  rapporté  par  le  Père  de  l'Histoire  nous  dépeint 
d'un  seul  coup  la  différence  qui  existe  entre  les  sociétés  à  for- 
mation montagnarde  et  celles  qui  sont  directement  issues  des 
Pasteurs  nomades. 

(1)  Voir,  dans  la  Science  sociale,  «  l'Egypte  ancienne  »,  l'arliclc  précédent. 

(2)  Hérodote,  livre  I,  103. 


232  LA    SCIE;\CE    SOCIALE. 

Dans  ime  région  montag-neuse  rapprochée  des  côtes  mariti- 
mes, les  sols  les  plus  fertiles,  les  terrains  alluviaux,  se  rencon- 
trent surtout  dans  les  vallées  les  plus  basses  et  les  plus  large- 
ment tracées,  celles  qui  confinent  au  littoral.  Aussi  est-ce  dans 
des  positions  de  ce  genre,  dans  des  vallées  ouvertes  sur  la  mer, 
que  vinrent  s'asseoir  les  riches  cultures  et  les  villes  fortifiées  des 
Pélasges. 

Lorsque  le  sol  fertile  devint  insuffisant,  en  même  temps  que  la 
place  manquait  dans  l'enceinte  de  la  cité  pour  de  nouveaux 
cultivateurs,  les  Pélasges,  formés  à  Vr-sprit  (V entreprise  par  les 
conditions  mêmes  de  leur  origine,  prirent  la  mer  pour  aller 
chercher  sur  d'autres  rivages  des  lieux  qui  leur  permissent  de 
fonder  d'autres  établissements  semblables  aux  premiers  ;  des  ter- 
ritoires propres  à  une  culture  intense,  et  d'un  accès  facile  par 
mer. 

Leurs  migrations  furent  des  migrations  maritimes  :  de  là  pro- 
bablement vint  le  nom  qui  leur  fut  donné,  le  nom  de  gens  de  la 
mer  (-£').7.yoç,  la  mer)  (1).  La  Grèce  d'Europe  reçut  des  Pélasges 
bon  nombre  de  ses  premiers  habitants  et  les  fondateurs  de  ses 
plus  anciennes  cités. 

Comme  la  région  montagneuse  d'où  arrivaient  ces  émigrants, 
la  Grèce  réunissait,  rapprochés  les  uns  des  autres  à  très  courte 
distance,  les  lieux  de  pâturage  transhumant,  de  cueillette  et  de 
culture;  elle  présentait,  par  ses  côtes  très  découpées,  un  abord 
très  étendu  sur  une  mer  placide  et  semée  d'iles,  que  sillon- 
naient déjà  d'autres  vaisseaux.  Le  contact  et  l'exemple  des  pi- 
rates et  commerçants  tclchines  de  l'ile  de  Crète,  des  Phéniciens, 
et  des  Berbères  comme  Danaiis  (2),  apprirent  aux  Pélasges  qu'on 
pouvait  utiliser  les  transports  par  mer  autrement  que  pour  la 
recherche  des  bons  établissements  agricoles. 

Ils  rapprochèrent  leurs  villes  fortes  des  havres  maritimes  (3), 
unirent  l'industrie  à  la  culture  avancée  pour  multiplier  les  objets 
échangeables,  et  se  lancèrent,  eux  aussi,  dans  le  commerce  par 

(1)  V.  Thucydide,  Guerre  du  Péloponcse,  liv.  I,G. 

(2)  Poiiqiieville,  Grèce,  p.  4  et  5, 

(3)  Tiiiicydidi'.  Guerre  du  Péloponèse,   I,  7. 


\ 


l'égyi'ti-:  ancienne.  233 

mer.  La  brancbo  erecque  des  Pélasgcs  l'emporta  bientôt  sur 
toutes  les  autres,  au  point  qu'elle  revint  en  nombre  couvrir  de 
villes  florissantes  l'Asie  Mineure  qui  avait  été  son  berceau,  impo- 
sant aux  rivag'es  asiatiques  les  noms  grecs  (VÈo/ir,  de  Doritlr  et 
à'  lon'w. 

Voilà  donc  les  Grecs  agriculteurs  et  guerriers,  navigateurs  et 
commerçants,  avec  tous  les  caractères  bien  déterminés  cbez  les 
pirates  que  nous  avons  vus  descendre  en  Egypte.  Ils  apportèrent 
dans  l'exercice  do  leur  nouveau  métier  cet  esprit  <T entreprise 
communiqué  à  leur  race  par  sa  formation  montagnarde. 

Le  commerce  de  mer,  qu'ils  exerçaient,  veut  être  comparé  au 
commerce  des  Déserts,  tel  que  le  pratiquaient  les  Ammoniens  : 
car  nous  les  trouverons  tous  deux  en  présence  sur  les  bords  du 
Nil.  Tandis  que  la  caravane  suit  ponctuellement  de  puits  eu  puits, 
sous  peine  de  mourir  de  soif,  la  ligne  créée  dès  l'origine  par  les 
confréries  religieuses ,  et  ne  peut  ni  s'en  écarter,  ni  en  choisir 
une  autre,  le  vaisseau,  ou  la  flottille,  vogue  librement  sur  la 
mer,  à  la  distance  et  dans  la  direction  qui  lui  conviennent.  Le 
caravanier  prend  et  laisse,  aux  deux  extrémités  et  aux  stations 
intermédiaires  de  son  invariable  parcours,  des  articles  toujours 
les  mêmes  ou  qui  varient  très  rarement  ;  le  négociant  maritime, 
au  contraire,  aborde  en  des  lieux  différents,  découvre  des  débou- 
chés nouveaux  pour  des  denrées  nouvelles,  étend  et  varie  ses 
opérations.  De  là,  chez  le  premier,  la  stabilité  de  la  clientèle,  et 
en  même  temps  la  traditionnelle  immobilité  dans  la  fabrication; 
chez  le  second,  au  contraire,  la  concurrence,  l'initiative  et  les 
progrès  des  méthodes,  qui  se  répercute  dans  la  culture,  dans 
l'industrie,  dont  il  écoule  les  produits. 

Avec  le  progrès  continu  des  méthodes  aiguillonné  par  la  con- 
currence commerciale,  adieu  la  stabilité  des  situations  person- 
nelles et  celle  des  institutions.  Tout  change  et  se  renouvelle  sans 
cesse,  avec  une  tendance  marquée  vers  l'essai,  vers  le  perfection- 
nement. 

Non  seulement,  comme  au  sein  de  la  race  chamelière,  la  société 
se  hiérarchise  en  plusieurs  classes,  suivant  la  richesse;  mais,  de 
plus,  on  passe  de  l'une  à  l'autre  de  ces  classes  avec  toute  la  rapi- 


2.'{i  LA    SCIENCE    SOCIALI':. 

dite  que  peut  permettre  le  .sulistraliini  patriarcal  de  la  race. 
C'est  bien  là  le  tableau  des  cités  grecques,  opposé  à  la  placide 
évolution  des  fortunes,  à  l'immobilité  du  droit,  que  nous  avons 
remarquées  dans  les  villes  sacerdotales  de  l'Egypte. 

Que  feront  cependant,  au  sein  de  la  cité  hellénique,  ceux 
qui  n'ont  pas  réussi?  Quel  emploi  les  citoyens  riches  et  puissants 
qui  gouvernent  voudraient-ils  tenter  de  tous  ces  bras  attirés 
autour  des  comptoirs,  de  ces  énergies  nombreuses  amassées  au 
sein  de  la  masse  prolétaire,  dans  une  race  où  l'esprit  d'entreprise 
est  développé  à  un  tel  degré  par  la  formation  première?  On  ar- 
mera les  citoyens  pauvres,  la  jeunesse  ardente  et  sans  ressources; 
les  étrangers  auxquels  le  travail  manque  sur  le  port  seront  ad- 
joints à  cas  hoplitf's  (Ij.  La  ville  et  ses  notables,  par  des  cotisa- 
tions intéressées,  fourniront  les  navires  et  les  premiers  fonds;  un 
chef  aventureux  et  expérimenté  prendra  le  commandement  de 
la  flottille.  Ainsi,  munis  des  moyens  d'action  que  donne  une  in- 
dustrie toujours  en  progrès  et  en  avance  sur  le  reste  du  monde, 
les  émigrants  iront  aux  rivages  étrangers  fonder  une  colonie, 
comptoir  et  débouché  d'abord  de  la  cité  mère,  puis  bientôt  sa 
rivale,  si  les  circonstances  s'y  prêtent  quelque  peu  (2). 

Voilà  comment  procédaient,  en  particulier,  les  citoyens  de 
l'Achaïe  et  de  l'Attique,  fondateurs  des  colonies  ioniennes,  ces 
hommes  «  nés  pour  ne  jamais  être  en  repos  et  n'y  jamais  laisser 
les  autres  »  (3).  Voilà  pourquoi  les  Grecs,  bien  qu'issus  comme 
les  Mèdes  des  communautés  aryennes,  et  bien  qu'ayant  long- 
temps conservé  dans  leurs  foyers  la  forme  même  de  ces  commu- 
nautés (V),  fondèrent  de  nombreuses  et  lointaines  colonies,  tandis 
que  les  Mèdes  n'en  fondèrent  pas. 

Le  regretté  Fustel  de  Coulanges,  en  constatant  la  ressem- 
blance des  institutions  familiales  et  la  diversité  des  institutions 
politiques  chez  les  diverses  branches  des  Aryas,  fait  cette   re- 


(1)  '07r),iro:,  fantassin  |)(s;iininent  armé. 

(2)  Cf.  Tluuydide,  Guerre  du  Péloponèse,  liv.   I,  '}.~.  etc.,  ot  toute  l'histoire  de 
Corcyre  et  d'Epidamnc 

(3)  Ibid.,  I,  70. 
Ô)  Ibid.,  I,  G. 


l'hgyi'tk  ancienne.  235 

marque  judicieuse  :  «  Les  premières  ont  été  fixées  dès  le  temps 
où  la  race  vivait  encore  dans  son  antique  berceau  de  l'Asie 
centrale;  les  secondes  se  sont  formées  peu  à  peu  dans  les  di- 
verses contrées  où  ses  migrations  Font  conduite  (1). 

Le  commerce  de  mer,  base  de  la  transformation  dernière 
subie  par  la  branche  grecque  de  la  race  pélasgique,  fait  faire 
un  nouveau  pas  en  avant  à  la  question  des  Pouvoirs  publics. 
Chez  le  cultivateur  mède,  c'est  à  l'intérieur  de  la  communauté 
que  s'exerce  le  travail  nourricier  :  le  pouvoir  public  ne  patronne 
pas  l'art  nourricier  comme  dans  les  monarchies  issues  des  Dé- 
serts, il  se  borne  à  saisir  Ips  rapports  des  communautés  entre 
elles  ^  laissant  la  famille  indépendante  quant  à  ses  moyens 
d'existence.  Mais  le  souverain  saisit  tous  ces  rapports  d'une  façon 
absolue^  parce  que  les  familles  sont  incapables  de  les  régler 
elles-mêmes  :  leur  formation  sociale,  dérivant  de  la  vie  du  pas- 
teur nomade,  est  «  courte  par  cet  endroit  »,  pour  employer  l'ex- 
pression de  Bossuet.  Telle  fut  aussi,  à  peu  près,  la  situation  des 
rois  antiques  dans  les  commencements  des  petits  États  de  la  Grèce. 
Mais,  avec  le  développement  de  la  marine,  lorsque  le  salut  et  la 
force  des  Grecs  furent  incontestablement  dans  leurs  vaisseaux  (2), 
un  changement  survint  dans  les  institutions  politiques  (3),  11  fut 
d'autant  plus  rapide  et  plus  complet,  que  le  commerce  de  mer 
prenait  plus  d'importance  :  Corinthe,  Athènes  ,  par  exemple, 
entrèrent  plus  tôt  dans  cette  voie  et  s'y  avancèrent  plus  loin 
que  Lacédémone.  Chez  l'armateur  et  le  négociant  grec,  c'est 
hors  du  foyer,  c'est  par  des  rapports  établis  avec  les  concitoyens 
et  les  étrangers  que  s'exerce  l'art  nourricier  :  leur  existence 
dépend  de  ces  rapports,  dépend  des  mesures  générales  prises 
au  dedans  et  en  dehors  de  la  cité.  L'indépendance  du  citoyen 
d'Athènes,  ou  de  toute  autre  ville  commerçante,  ne  paraît  as- 
surée que  par  l'influence  qu'il  peut  exercer  lui-même  sur  le 
règlement    de  ces    rapports.    Le    commerçant    a    l'habitude   et 


(1)  Cf.   la  Cité   antique,  p.   125,  130.  Tout  l'ouvrage  démontre  la  conservation, 
chez  les  Grecs  et  les  Romains,  de  la  communauté  aryenne. 

(2)  Cf.  Thucydide,  liv.  I,  7,  73,  74. 

(3)  Id.,liv.  1, 13.  Voiraussi,  pourles  progrèsde  la    marine  grecque,  liv.  VU  à  XIX. 


236  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

l'expérience  des  affaires,  des  transactions  ;  il  cherche  le  plus  pos- 
sible à  éviter  la  nécessité  d'un  juge,  il  y  parvient  dans  la  géné- 
ralité des  cas,  sachant  débattre  lui-même  ses  intérêts,  céder  ou 
exiger  à  propos.  Le  pouvoir  public,  chez  les  Grecs,  saisit  bien  les 
rapports  entre  les  citoyens,  comme  en  Médie,  et,  par  là,  il  tend 
à  diriger,  à  patronner  leur  art  nourricier,  comme  en  Egypte; 
mais  ce  pouvoir  n'est  plus  déféré  à  un  juge,  ni  à  un  patroc  uni- 
versel :  il  est  fUtcnu  jxir  les  citoyens  pux-mêmes,  d'abord  par 
les  riches  et  les  capables,  puis  par  tous  indistinctement  lorsque 
le  commerce  de  mer  est  devenu  le  grand,  le  seul  intérêt  des 
cités.  Combien  la  société  établie  sur  ce  plan  est  différente  de 
celle  où  le  juge  Deïokès  obtint  si  facilement  le  rang  suprême! 

Appuyé  sur  cette  base  chancelante,  l'opinion  de  tous,  le 
pouvoir  était  essentiellement  instable;  mais  la  race  ainsi  formée 
fut  extraordinairement  vigoureuse  et  persistante. 

Le  citoyen  grec,  à  son  foyer,  n'est  pas  plus  indépendant  que 
le  Barbare  ;  il  subit  dans  la  gnis  antique  la  même  contrainte  que 
le  Mède  au  sein  de  sa  communauté.  Il  n'était  pas  plus  à  l'aise, 
lui,  le  serf  de  la  majorité,  dans  sa  cité,  à  laquelle  il  appartenait 
corps  et  biens,  que  l'habitant  de  la  bourgade  médique  jouissant 
en  paix  de  son  champ  et  de  ses  rigoles. 

Cependant,  s'il  était  riche,  influent,  orateur,  il  dirigeait  plei- 
nement l'effort  général  de  tous  vers  un  accroissement  continu 
de  puissance.  S'il  était  pauvre,  il  s'associait  aux  entreprises  loin- 
taines, et  pouvait  espérer  de  ses  efforts  personnels  la  fortune  et 
la  situation  la  plus  élevée;  en  attendant,  il  comptait  par  son 
suffrage,  et  pesait  par  sa  décision  sur  les  affaires  de  la  répu- 
blique ,  affaires  qui  sont  aussi  les  siennes  puisque  son  sort  en 
dépend.  Dans  les  deux  cas,  son  génie  propre,  son  eapril  d'cntrc- 
prisc,  recevait  satisfaction.  Telle  était  la  liberté  grecque. 

Cet  état  social  répondait  si  parfaitement  à  l'esprit  de  la  race 
hellénique,  telle  que  l'avait  formée  la  pratique  du  commerce 
par  mer,  qu'elle  l'emporta  sur  tous  les  rivages,  sous  tous  les 
cieux  où  elle  parut.  La  foule  des  colons  et  des  hoplites  qui 
débarquèrent  en  Egypte  aux  temps  de  Psamétik  et  de   Nekos, 


LEGYl'Tli    ANClIi.NNli.  i237 

d'A[)i'iôs  et  cl'Amasis,  ne  consentirent  point  à  se  ranger  sous  les 
lois  et  les  mœurs  égyptiennes.  On  finit  par  leur  concéder  le  port 
ouvert  de  Naucratis  (1  ),  sur  la  bouche  canopique  du  Nil  ;  ceux  qui 
ne  voulurent  pas  s'y  fixer,  mais  seulement  exercer  le  commerce 
en  Egypte  en  vue  des  débouchés  maritimes,  reçurent  des  em- 
placements distincts,  le  droit  d'élever  leurs  temples,  de  conserver 
leurs  mœurs  et  de  régler  leurs  affaires  commerciales  à  leur 
guise  (2).  Au  contact  de  cette  ((  nation  active,  industrieuse,  en- 
treprenante, pleine  de  sève  et  de  jeunesse  »,  la  vieille  Egypte 
se  replia  sur  elle-même  ;  les  Prêtres  d'Ammon  s'enfermèrent 
dans  leurs  exploitations  traditionnelles  du  culte  des  morts  et  des 
caravanes  vers  le  midi;  les  gens  du  peuple  considérèrent  le 
Grec  comme  un  homme  impur  et  souillé,  dont  le  couteau  ou  la 
marmite  transmettaient  la  souillure  (3). 

Mais  les  nouveaux  venus  s'emparèrent  rapidement  du  com- 
merce, important  et  exportant  avec  une  activité  jusqu'alors  in- 
connue en  ces  lieux,  remplaçant  par  leurs  artisans  libres  le 
maçon,  le  blanchisseur,  le  ])oulanger  à  la  corvée  des  villes 
royales,  offrant  aux  princes  pour  leurs  g"uerres,  quel  que  fût  leur 
parti,  des  corps  d'auxiliaires  pleins  de  bravoure  et  supérieure- 
ment armés.  Neko  entreprit,  pour  l'extension  de  leur  commerce, 
le  canal  du  Nil  à  la  mer  Rouge;  on  les  vit  créer  une  flotte  pour 
Apriès,  combattre  pour  lui  au  nombre  de  trente  mille,  former 
la  garde  d'Amasis,  figurer  à  la  fois  dans  l'armée  égyptienne 
et  dans  celle  de  Cambyse.  Au  moment  de  la  conquête  perse, 
le  Delta  était  transformé  en  colonie  grecque^  avec  des  ramifi- 
cations jusqu'au  Désert  (i). 

Ici  un  problème  se  pose  :  si  les  navigateurs  grecs  ont  colonisé 
la  Basse-Egypte,  Font  remplie  de  leurs  émigrants  jusqu'à  en 
être  les  maîtres,  comment  se  fait-il  que  les  plus  anciens  des  na- 
vigateurs, ceux  qui  furent  les  instituteurs  des  Grecs  pour  le 
commerce  maritime,  les  Phéniciens,  plus  voisins  encore  de  ce 


(1)  «  La  force  des  vaisseaux  ». 

('2)  Hérodote,  II,  178.  —  Maspero,  Histoire  uiicienne,  p.  527. 

(3)  Maspero,  flis/oirc  ancienne,  p.  491,492. 

['t)  Ibid.,  Histoire  ancienne,  p.  4'J3,  494,  505,  512,  526,  527-530. 


238  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

pays,  n'y  aient  point  réalisé  antérieurement  une  colonisation 
semlîlable?  Évidemment  le  fait  seul  du  commerce  maritime,  fait 
commun  aux  deux  sociétés  dont  il  s'agit,  n'est  pas  la  raison 
unique  et  décisive  de  la  colonisation  grecque  ,  puisque  l'exercice 
de  cet  art  permit  à  chacune  de  ces  deux  races  de  tenir  une  con- 
duite opposée. 

Je  propose  à  cette  difficulté  une  solution,  qui  nous  amène 
à  étudier  brièvement  les  origines  phéniciennes. 

Nous  avons  présenté  jadis  comme  étant  la  plus  antique  des 
lignes  de  navigation  celle  c|ui,  au  temps  des  premiers  carava- 
niers du  Désert  de  sable,  reliait  les  bouches  de  l'Indus  au  fond 
du  Golfe  Persique  (1),  point  du  globe  qui  est  considéré  par 
plusieurs  comme  le  centre  primitif  du  commerce.  Or  c'est  pré- 
cisément dans  la  grande  oasis  d'Ornuiz  ou  Bassora,  le  pays  des 
dattes,  et  dans  les  îles  voisines  situées  près  des  eûtes  du  Golfe, 
({ue  l'on  place  les  premiers  établissements  commerciaux  des 
Phéniciens. 

D'après  Movers,  dont  l'opinion  est  généralement  admise,  le 
nom  même  des  Phéniciens  signifie  les  gens  du  pays  des  Pal- 
miers (2)  ;  —  c'est-à-dire  les  gens  de  f  Oasis.  ¥.  Lenormant  nous 
indique,  à  travers  la  Péninsule  arabique,  la  ligne  d'oasis  qu'il 
considère  comme  le  tracé  de  la  migration  phénicienne,  du  pays 
d'El-Katif  jusqu'en  Syrie;  tracé  dont  il  n'est  guère  possible  de 
douter,  dit-il  :  «  car  partout  ailleurs  l'étendue  du  désert  à  tra- 
verser eût  été  un  obstacle  infranchissable  à  leur  marche  (3)  ». 

Je  ne  sais  si  l'on  doit  admettre  comme  prol)able  une  migra- 
tion en  masse,  par  cette  ligne,  d'une  nation  dite  Phénicienne; 
mais  on  peut  comprendre  qu'il  y  ait  eu  là  une  des  plus  anciennes 
voies  commerciales  créées  à  travers  les  Déserts,  et  qu'en  effet 
ce  soit  par  cette  voie  que  les  premiers  groupes  de  patrons  com- 
merçants aient  atteint  les  rivages  de  la  Méditerranée. 

On  applique  assez  généralement  aux  Phéniciens  l'épithète  de 
Cananéens.  Je  me  demande  ce  que  l'on  veut  dire  par  cette  ap- 

(1)  V.  Ju  Scicuce  sociale,  <<  Kj;yi>lo  ancicnno  >■,  I.  IX,  i>.  235. 
{:i)  V.  Mas|ii'ro,  llisloire  ancienne,  p.  189. 
;Vi  Lenoirniiiil,  Manuel  (l'Histoire  ancienne,  t.  III.  |).  'i.  5. 


LiaiYl'TE   ANClliNNE.  ÛIV.) 

pellation.  Autant  les  dénominations  ethnologiques  peuvent  avoir 
un  sens  concret  et  réel  lorsquellcs  s'appliquent  à  des  races  pu- 
rement pastorales,  dont  les  communautés  fermées  se  mêlent 
très  difficilement  aux  éléments  étrangers,  autant  elles  répondent 
peu  à  la  réalité  lorsqu'il  s'agit  d'une  petite  société  adonnée  au 
commerce  de  mer  dès  les  premiers  temps  du  monde,  courant 
toutes  les  mers  et  touchant  à  tous  les  rivages  lointains  ou  rap- 
prochés; exerçant  une  profession  extrêmement  périlleuse,  qui 
l'oblige  à  se  recruter  perpétuellement  par  de  nouveaux  auxi- 
liaires et  qui  tend  plus  qu'aucune  autre  à  mélanger  les  hommes 
et  les  races.  Que  l'on  examine,  à  tous  les  rangs  de  la  société,  la 
population  des  grands  ports  ouverts  au  commerce  lointain,  dans 
toutes  les  parties  du  monde  :  soit  New- York,  soit  iMarseille,  soit 
Macao,  Hong-Kong,  ou  enfin  les  «  Échelles  du  Levant  »,  qui 
nous  rapprochent  de  notre  sujet  ;  est-il  possible  d'établir  la  fi- 
liation ethnique  de  la  masse  d'hommes  qui  s'agite  dans  ces  ports, 
qui  y  exerce  tous  les  métiers  tenant  au  commerce,  depuis  le 
banquier  jusqu'au  manœuvre?  Une  seule  race,  au  point  de  vue 
ethnique,  se  fait  remarquer  par  son  type  spécial  et  persistant 
au  milieu  de  ces  agglomérations  cosmopolites  :  la  race  noire.  Or 
cette  race  est  précisément  absente  dans  les  représentations  figu- 
ratives anciennes  qui  nous  restent  concernant  les  Phéniciens.  Il 
est  facile  de  constater  la  différence  des  types  que  les  Egyptiens 
consacraient  à  la  représentation  des  Phéniciens  et  des  nègres  : 
on  peut,  à  cet  effet,  rapprocher,  par  exemple,  les  dessins  exacts 
relevés  par  31.  Ph.  Virey  dans  le  tombeau  de  Rekhmara,  com- 
parer les  nègres  et  les  Kouschites  représentés  à  la  planche  VI, 
avec  les  Phéniciens  de  la  planche  V.  porteurs  de  leurs  grands 
vases  de  bronze  (1). 

Mais,  quelle  que  soit  la  descendance  ethnique  des  individus, 
une  chose  persiste  dans  les  sociétés  :  le  moule  social ,  la  forme 


(1)  Voir,  pDur  l'explicalioii  de  ces  planches,  le  texte  de  l'ouvraj^e,  p.  33  à  36  Ou 
iemar(iuera  i\ne  les  peintures  du  tombeau  do  Rekhmara  remontent  au  temps  de 
Tlioutmès  111.  Riia-iiien-Koper.  c'est-à-dire  environ  à  l'an  1600  avant  J.-C.  Les  inariii> 
de  la  Grande  Verte,  à  celte  époque,  étaient  bien  Phéniciens  et  non  Grecs;  il  ne  i>eul 
>  avoir  de  confusion  sur  les  types. 


240  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

du  groupement,  dérivée  de  l'organisation  primitive  des  migra- 
tions et  du  travail  auquel  se  livre  la  population.  A  ce  point  de 
vue,  les  Phéniciens  peuvent  se  dépeindre  en  peu  de  mots  :  Ce 
sont  des  cumnierçant.s  par  mei\  issus  des  caracmdarn  des  Steppes 
pauvres.  Ils  sont  arrivés  aux  bords  de  la  Méditerranée,  de  la 
«  Grande-Verte  »,  précédés  d'abord,  puis  conduits,  par  l'asso- 
ciation religieuse  de  leurs  prêtres  Cabires,  les  prêtres  de  Baal  (Ij. 
La  flotte  de  chaque  ville  a  été  la  flotte  du  roi,  et  d'ordinaire  ce 
roi  était  revêtu  d'un  caractère  religieux.  Les  Phéniciens  ont 
étendu  à  travers  le  monde,  par  les  transports  maritimes,  leur 
«  civilisation  à  la  fois  religieuse  et  scientifique  (2)  »,  tout  en  con- 
tinuant à  conduire  des  caravanes,  vers  les  Indes,  en  Arabie,  en 
Syrie,  en  Afric^ue,  et  jusqu'aux  pays  du  Nord  (3).  Mais  la  forma- 
tion originaire  se  décèle  toujours  parmi  eux  :  on  y  remarque 
un  groupe  de  dirigeants,  puissant  et  capable,  dont  le  déplace- 
ment successif  de  Sidon  à  Tyr,  de  Tyr  à  Carthage,  et  primitive- 
ment d'Ormuz  à  Sidon ,  emporte  avec  lui  la  prospérité  et  la  ri- 
chesse phéniciennes  (4)  ;  ce  groupe  éminemment  stable  ne  se 
mêle  point  à  la  foule  d'esclaves ,  de  soldats  mercenaires  et  de 
populace  sans  fortune  (5)  qui  remplit  les  villes  mères  ou  les 
comptoirs  éloignés,  et  cjui  subit  son  patronage  dans  les  inoijens 
d'e.iistejLce.  Avec  de  tels  éléments  en  sous-ordre, —  ceux  que 
Menés  put  utiliser,  grâce  au  Nil ,  par  la  culture  à  patronage  uni- 
versel, —  les  Phéniciens,  demeurés  purs  commerçants  par  l'aban- 
dance  des  ressources  maritimes,  ne  pouvaient  fonder  à  l'étran- 
ger, soit  sur  les  côtes,  soit  dans  les  terres,  que  des  camps 
fortifiés  pour  le  commerce  et  le  transit,  des  stations  analogues 
aux  zrrlbas  créées  en  pays  nègre  par  les  négociants  nubiens, 
ou  aux  marchés  comme  Kazeh,  Nyangwe,  Udjidji,  établis  par  les 
marchands  indo-arabes  de  Zanzibar  sur  la  route  du  Tanganyka; 
établissements  appuyés  sur  quelques  bandes  de  soldats  Baràbas 


(1)  Maspcro,  Histoire  ancienne,  \).  148,  440. 

(2)  ma.,  p.  148. 

(3)  Ibid.,  j).  169,  187,  'IVi,  234,  etc. 

(4)  Ihid.,]).  441,  44i.  —  Lcnonnant,  l.  III.  p.  72. 

(5)  Maspcro,  Histoire  ancienne,  \>.  350. 


l'égyi'ïe  ancienne.  241 

ou  Hadramoûtes ,  sur  des  chefs  mercenaires  et  des  esclaves 
armés  (1).  De  tels  moyens  permettent  linstallation  de  compluirs 
d'exploitation  (2)  ;  ils  ne  suffisent  pas  à  fonder  des  colonies  de  race. 
En  fait,  les  Phéniciens  ne  colonisèrent  pas,  même  à  Carthag-e,  où 
leurs  forces  reposaient  presque  exclusivement  sur  des  mercenaires 
venus  de  tous  les  points  du  monde  (3).  En  somme,  la  Phénicie  se 
classe,  —  avec  TÉgypte  ,  l'Assyrie,  tous  les  empires  fondés  dans 
les  Oasis,  —  parmi  les  sociétés  issues  des  Déserts  de  sable,  dont  la 
caractéristique  est  le  patronage  des  moyens  d'existence  par  des 
pouvoirs  pu])lics  autocratiques;  d'ailleurs,  ses  moyens  d'existence 
se  sont  à  peu  près  bornés  au  commerce,  par  où  elle  avait  com- 
mencé et  qui  lui  a  surabondamment  suffi  :  de  ce  chef,  elle 
n'avait  pas  la  force  de  résistance  que  fournissent  à  une  race  les 
émig"rants  formés  par  la  culture. 

Quelle  différence  avec  l'émig-ration  des  hoplites  grecs,  ce  trop- 
plein  des  cités  helléniques,  filles  et  brillantes  hérilières  des  vieilles 
cités  pélasg-iques  agricoles,  déversant  sur  les  terres  étrangères 
des  masses  de  citoyens  énergiques,  habiles  non  seulement  à  se 
patronner,  mais  à  se  g-ouverner  eux-mêmes,  unis  entre  eux  et  avec 
la  mère  patrie  par  le  lien  de  la  fédération  civique!  Le  contraste 
est  absolu;  mais  il  ne  nait  pas  de  l'exercice  du  commerce  mari- 
time, auquel  se  livraient  également  les  Grecs  et  les  Pliéniciens; 
il  provient  des  conditions  antérieures,  de  la  condition  première 
sous  l'empire  de  laquelle  chacune  des  deux  races  a  entrepris  la 
navigation. 

L'avantage  devait  rester,  dans  la  lutte  qu'engendrait  forcément 
le  commerce  de  mer,  à  la  société  la  mieux  douée^  la  plus  per- 
fectionnée et  la  plus  perfectible ,  à  celle  qui  formait  dans  son  sein 
un  nombre  incomparablement  plus  grand  de  citoyens  actifs,  entre- 
prenants, habitués  à  la  concurrence,  aptes  à  gérer  eux-mêmes 
leurs  affaires.  Dès  que  les  marines  pélasgiques, —  étrusques  et 
grecques,  — parurent  dans  la  Méditerranée,  la  puissance  des  Phé- 


(1)  Voir  la  Science  sociale,  «Le  Continent  africain  »,  t.  VIFI,  p.  516  à  524. 

(2)  Ibicl.,  p.  234,  235. 

(3)  Univers  piltoresque  ;  Carthage,  par  Bureau  de  la  Malle,  p.  7,  29,  35,  45,  27, 
28,  G5  à  77. 

T.  XII.  16 


242  LA    SCIENCE    SOCIAIE. 

niciens  entra  clans  l'ère  de  la  décadence  :  devant  ((  l'irrésistible 
esprit  d'expansion  (1)  »  qui  animait  les  nouvelles  nations  mari- 
times, les  «  gens  des  Oasis  »  durent  battre  en  retraite  (2);  et, 
laissant  le  champ  libre  aux  entreprises  de  leurs  rivaux,  évacuer 
jusqu'à  leur  comptoir  deMemphis,  abandonner  le  monopole  du 
commerce  égyptien  (3). 

Les  Grecs  n'eurent  donc  point  de  compétiteurs  maritimes  à 
évincer  pour  arriver  à  la  colonisation  de  la  basse  Egypte  ;  et  les 
rapports  de  leurs  colons  avec  les  cités  mères  ne  subirent  point 
d'entraves  sérieuses  à  travers  la  Méditerranée.  Aussi  le  lien  de 
la  fédération  hellénique  s'étendit-il  jusqu'aux  bords  du  Nil. 
Les  révoltes  du  Delta  égyptien,  donnant  la  main  à  la  colonie 
grecque  de  Cyrène,  contre  la  domination  perse  coïncidèrent 
avec  les  efforts  que  la  Grèce  dirigeait  contre  le  Grand  Roi.  Inaros, 
Amyrtée,  Néphéritès,  tous  les  prétendants  pharaoniques  levant 
la  bannière  égyptienne  contre  la  suzeraineté  médique ,  étaient 
probablement  suscités  par  les  Grecs,  en  tous  cas  presque  exclusi- 
vement soutenus  par  des  auxiliaires  grecs.  Si  les  cités  d'Asie 
Mineure  fournissaient  des  mercenaires  à  la  solde  de  la  puissance 
perse,  les  flottes  de  la  Hellade  s'empressaient  au  secours  des 
colons  de  la  basse  Egypte.  Deux  cents  navires  athéniens  vinrent 
assiéger,  —  infructueusement  du  reste,  —  le  satrape  dans  la  forte- 
resse du  Mur  Blanc;  Agésilas  de  Sparte  traita  avec  Néphéritès, 
et  Chabrias  se  mit  au  service  de  Nectanebo  (4). 

Enfin  se  joua  la  suprême  partie  entre  Artaxerxès-Okhos  et 
le  dernier  des  Pharaons,  Nectanebo.  Vaincu  d'abord  par  Diophan- 
tos  d'Athènes  et  Lamios  le  Spartiate,  généraux  du  prétendant 
égyptien,  Okhos  revint  avec  d'innombrables  hordes  asiatiques, 
appuyées  de  quatorze  mille  mercenaires  grecs,  et  mit  le  siège 
devant  Péluse.  C'étaient  des  Grecs  encore  qui  tenaient  cette  place 
pour  le  compte  du  Pharaon  :  Nectanebo ,  véritable  Égyptien  par 
l'esprit  et  les  mœurs ,  prit  en  dégoût  cette  terre  saturée  d'étran- 


(1)  Lcnorniant,  Manuel,  t.  111,  p.  78. 

(2)  Maspero.  Histoire  ancienne,  p.  443,  444. 

(3)  Ibid.,  p.  24.  2ii3. 

(4)  Ibid.,  p.  556  à  565. 


l'ÉGYI'TE   ANniENNK.  24.'i 

gers.  Abandonnant  ses  auxiliaires  et  la  place  assiégée,  clef  de 
la  basse  Egypte,  il  s'enfuit  en  Ethiopie  arec  son  trésor  (1),  le  fa- 
meux trésor  du  groupe  patronal  égyptien.  Ainsi  la  monarchie 
de  Menés,  en  la  personne  de  son  dernier  représentant  national, 
retournait  aux  lieux  de  sa  primitive  origine,  laissant  place  nette 
à  «  la  nation  active  et  entreprenante  »  déjà  si  fortement  ancrée 
dans  la  vallée  du  Nil.  Sur  ce  théâtre  que  désertait  la  vieille  ma- 
jesté pharaonique,  la  race  grecque  allait  voir  apparaître,  dans 
l'éclat  de  sa  grandeur  naissante,  le  plus  merveilleux  de  ses  héros. 


II.    LES    GRECS    EX    EGYPTE    :    ALEXANDRE    ET    LES    PTOLÉMÉES. 

Par  l'effet  même  de  leur  colonisation  rapide  et  continue,  les 
cités  grecques  croissaient  en  nombre  et  en  puissance;  mais  le 
lien  qui  pouvait  les  unir  se  distendait  de  plus  en  plus,  sous 
l'effort  des  ambitions  rivales,  de  la  concurrence.  L'immense  em- 
pire médique  fascinait  en  Grèce  tous  les  esprits  ;  son  existence 
était  un  danger  permanent  pour  la  liberté  hellénique ,  en  même 
temps  que  la  force,  la  grandeur,  la  cohésion  de  cet  empire  exci- 
taient l'envie  des  cités  rivales,  dont  chacune  à  son  tour  aspirait  à 
l'hégémonie,  au  commandement  suprême.  L'unité  d'action  assu- 
rée par  un  pouvoir  central  plus  stable  et  plus  ferme  que  le 
conseil  pan-hellénique  paraissait  à  tous  le  moyen  unique  et  dési- 
rable d'en  finir  avec  le  Grand  Roi  et  d'assurer  à  la  race  grecque 
son  expansion  définitive. 

Pendant  ce  temps,  un  rameaux  détaché,  obscur,  presque  oublié, 
de  la  famille  pélasgique  croissait  derrière  la  chaîne  septentrio- 
nale des  monts  Olympe  qui  se  termine  à  l'Ossa.  Moins  adonnée 
au  commerce  maritime  cjue  la  Grèce  méridionale,  la  Macédoine 
avait  conservé  la  puissante  organisation  sociale  des  Pélasges  pri- 
mitifs :  sous  l'autorité  d'un  roi,  chef  politique  et  chef  de  guerre, 
ses  habitants  échangeaient  entre  eux  les  produits  du  bétail  trans- 
humant du   Pinde  supérieur,  les  fruits  des  pentes  étagées  et  les 

(1)  Maspero,  Uisioiic  ancienne,  p.  567,  568. 


244  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

grains  récoltés  par   les  laboureurs  dans  la   grande  vallée  qui 
remonte  du  golfe  Thermaïque  vers  Pella  et  jusqu'à  Édesse. 

Fortement  poussée  dans  la  voie  du  progrès  par  des  relations 
constantes  avec  ses  entreprenants  voisins,  la  Macédoine  devint 
assez  rapidement  un  État  prospère  et  riche,  sans  ressentir  encore 
les  effets  de  l'instabilité  qui  minait  les  cités  grecques.  Son  roi, 
Philippe,  thésauriseur,  tenace,  rusé,  parfaite  incarnation  du  génie 
propre  à  cette  Auvergne  hellénique ,  organisa  avec  la  cavalerie 
thessalienne  et  les  fantassins  montagnards  une  armée  incompa- 
rable, dont  Félite,  la  célèbre  phalange  (1),  groupait  d'une  ma- 
nière solide  les  terribles  piquiers  des  petits  plateaux.  Prises 
à  revers  et  divisées ,  les  cités  maritimes  reconnurent  tour  à  tour 
la  suprématie  macédonienne.  C'est  ainsi  que  se  fit  l'unification 
des  forces  de  la  race  grecque.  Quand  Alexandre  monta  sur  le 
trône,  la  Grèce  entière  eut  un  roi,  dont  la  mission  était  tracée 
d'avance  :  conduire  la  race  unie  des  Hellènes  à  la  conquête  de 
l'Asie,  Par  la  centralisation  de  toutes  ses  énergies ,  la  Grèce  était 
devenue  la  Grande  Nation, 

Après  les  victoires  du  Granique  et  d'Issus,  Alexandre  était  déjà 
maître  de  l'Asie  Mineure  et  de  la  Syrie  lorsqu'il  entra  en  Egypte, 
Il  fut  reçu  comme  un  libérateur  et  un  ami  parles  Grecs  du  bas  Nil 
et  par  ceux  de  Cyrène  ;  grâce  au  concours  de  ces  derniers,  il  put 
pénétrer  jusqu'à  l'oasis  d'Ammon,  centre  le  plus  vénéré  des 
prêtres-caravaniers  en  Afrique. 

La  vaste  confrérie  religieuse  des  déserts  avait  déjà  profité 
depuis  longtemps  de  l'extension  donnée  à  son  commerce  par  ses 
rapports  avec  les  marines  grecques;  elle  voyait  d'un  œil  favo- 
rable la  substitution,  dans  le  monde  alors  connu,  de  l'influence 
et  de  l'activité  helléniques  à  la  domination  et  à  l'inertie  des 
Perses.  Fort  instruits  dans  toutes  les  mythologies  antiques,  et 
généalogistes  intéressés,  les  prêtres  Ammoniens  saluèrent  le  jeune 
conquérant  du  titre  de  «  fils  d'Hercule  et  de  Bacchus  »,  c'est-à- 
dire  d'Ammon,  Ils  reconnurent  qu'il  descendait  par  son  père, 
des  Héraclides,  ce  que  l'histoire  semble  confirmer  (2),  et  qu'il 

(1)  V.  Univers  piitoresquc  :  Grèce,  par  Poiiqueville.  p.  202. 

(2)  Thucydide,  liv.  II,  99. 


L' EGYPTE   ANCIENNE.  2i5 

était  également  descendant  de  Bacchus,  ou  d'Ammon ,  par  les 
femmes.  C'était  là  une  prétention  des  rois  de  Macédoine  (1)  \  la 
reconnaissance  par  les  Prêtres  d'Ammon  de  cette  origine  mater- 
nelle, rattachant  le  héros  Grec  à  l'antique  groupe  familial  des 
Pharaons,  légitimait  aux  yeux  des  indigènes  le  nouvel  ordre  de 
choses.  Avant  de  quitter  TEgypte,  il  était  nécessaire  au  héros 
macédonien,  au  salut  de  son  armée  qu'il  allait  conduire  si  loin, 
de  laisser  en  ordre  et  en  paix,  en  bonnes  dispositions  à  son 
égard,  la  population  dense  et  nombreuse  de  la  vallée  du  Nil. 
Vis-à-vis  des  Grecs  du  Delta,  d'avance  acquis  à  sa  cause,  il  lui 
suffit  d'un  témoignage  de  bienveillance  éclairée,  qui  fut  en  même 
temps  un  trait  de  génie  :  la  fondation,  dans  un  site  maritime  de 
premier  ordre,  de  la  grande  cité  d'Alexandrie,  dont  le  port  a 
conservé  jusqu'à  l'époque  moderne  le  premier  rang  parmi  les 
stations  navales  du  Levant.  Vis-à-vis  des  Égyptiens,  Alexandre 
suivit  exactement  la  politique  de  Darius,  il  ne  changea  rien  à 
leurs  mœurs,  à  leurs  coutumes,  respecta  les  temples  ;  et,  laissant 
en  la  place  du  satrape  perse  son  gouverneur  Cléomène,  il  partit 
pour  ses  lointaines  conquêtes,  hanté  jusqu'à  la  fm  par  l'idée  de 
la  majesté  surhumaine  qui  lui  était  apparue  dans  la  terre  des 
Pharaons,  de  la  divine  extraction  que  lui  avaient  reconnue  les 
prêtres  égyptiens.  Sur  les  bords  de  l'Hyphase,  au  moment  de 
commencer  sa  retraite  des  Indes  vers  Babylone,  Alexandre  éleva 
un  autel  «  à  son  père  Ammon  (2)  ». 

Dans  le  partage  de  l'empire  d'Alexandre,  l'Egypte  échut  à 
Ptolémée.  Nous  n'avons  pas  à  décrire  les  luttes  qui  armèrent  les 
uns  contre  les  autres  les  généraux  ambitieux  auxquels  le  con- 
quérant laissa  le  fruit  de  ses  heureuses  expéditions  et  de  son 
génie  militaire  :  ce  sont  là  des  faits  de  l'histoire  grecque  :  voyons 
ce  qui  se  passa  en  Egypte. 

Ptolémée,  fondateur  de  la  dynastie  des  Lagides,  que  l'on  compte 
comme  la  32°  dynastie  pharaonique,  était,  en  même  temps  qu'un 
général  avisé,  un  profond  politique,  ne  brusquant  rien,  sachant 

.  (1)  V.  E.  Revillout,  Renie  érjyptologiquc ,  1881,  p.   231.  —  Univers  pittoresque  ; 
Afrique  ancienne,  p.  93  à  95;  Grèce,  p.  256. 
{2)  Univers  pittoresque  ;  Grèce,  ^  211. 


5iG  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

attendre  :  c'est  à  cette  qualité  qu'il  dut  sa  fortune.  A  l'inverse 
des  autres  successeurs  d'Alexandre,  il  ne  se  précipita  point  sur 
la  province  qui  lui  était  dévolue  avec  l'avidité  d'un  larron  re- 
doutant l'audace  de  ses  confrères.  Ptolémée  prit  son  temps, 
choisit  la  saison  la  plus  commode  pour  faire  le  voyage  de  Baby- 
lone  à  Mempliis  (1),  et  se  décora  simplement,  à  son  arrivée 
dans  sa  future  capitale,  du  titre  de  gouverneur.  Les  règnes  de 
Philippe  Arridée,  du  jeune  Alexandre,  qui  détinrent  nominale- 
ment la  couronne  impériale,  furent  par  lui  respectés  scrupuleu- 
sement, et  les  noms  de  ces  princes  fainéants  inscrits  avec  le  car- 
touche pharaonique  sur  les  monuments  égyptiens  construits  ou 
restaurés  par  ses  soins.  Mais  il  va  sans  dire  que,  dans  sa  province, 
loin  de  tout  contrôle,  indépendant  en  fait,  le  gouverneur  exer- 
çait d!après  ses  propres  idées  toutes  les  fonctions  pharaoniques*; 
il   résidait  sur  les  lieux  et  avait  le  pouvoir  réel. 

A  l'extinction  de  la  famille  d'Alexandre,  Plolémée  se  ressou- 
vint officiellement  qu'il  était  issu,  lui  aussi,  quoique  peu  légi- 
timement, du  sang  de  Philippe  de  Macédoine  (2)  et  de  la  lignée 
des  Héraclides,  On  vit  alors  combien  sa  conduite  avait  été  sage  : 
n'ayant  rien  dérangé  à  l'ordre  établi,  ayant  laissé  s'accomplir 
jusqu'au  bout  les  destinées  de  la  dynastie  alexandrine  (3),  Pto- 
lémée se  trouvait,  ipso  facto,  revêtu  du  prestige  que  conservait 
en  Egypte  le  grand  nom  du  conquérant  fds  d'Ammon.  Dix-neuf 
ans  après  la  mort  d'Alexandre,  il  devenait,  en  droit  comme  en 
fait,  le  successeur  légitime  et  incontesté  du  trône  pharaonique,  et 
pouvait  à  son  tour  faire  sculpter  son  protocole  royal  sur  les  mo- 
numents de  Karnak  et  de  Thèbes.  Il  y  est  désigné  comme  «  l'ap- 
prouvé d'Ammon  et  de  Phré,  If  (jardu-n  de  la  vie  (soter),  Pto- 
lémée, vivant  à  toujours  et  chéri  de  Phtah.  »  A  côté  ligure  le 
nom  de  son  épouse  préférée,  la  reine  Bérénice,  qualifiée  «  domi- 
natrice du  monde  ». 

Le  jugement  sain,  l'esprit  de  conduite  bien  équilibré  qui  por- 


(1)  Champollion-Figcac,  p.  391. 

(2)  E.   Hevilloiit,  Revue  egyptologique,    1881,  j>.   231.  —  Univers  piUoresque; 
Grèce,  p.  241. 

(3)  IbùL,  p.  229.  —  Chami)oIIion-Figpac,  p.  397. 


l'Egypte  ancienne.  247 

tait  Ptolémée  à  ne  pas  vouloir  violentei'  les  circonstances,  en 
même  temps  que  sa  parfaite  connaissance  du  milieu  complexe 
où  il  avait  à  évoluer,  sont  hautement  marqués  clans  toute  Fad- 
ministration  de  ce  fondateur  de  dynastie,  avec  cet  entregent 
propre  à  la  race  grecque,  à  la  race  adonnée  aux  transactions  et 
aux  affaires  (1),  dont  il  était  issu.  Aux  Égyptiens  des  nomes  su- 
périeurs, à  ceux  que  les  phénomènes  du  lieu  maintenaient  dans 
les  conditions  de  vie  purement  égyptiennes,  il  accorda  des  tem- 
ples et  des  travaux  dignes  en  tous  points  des  anciens  Pharaons. 
Ses  successeurs  firent  de  même.  Aux  Grecs  du  Delta  vivant  du  com- 
merce ou  exploitant  les  terres  qui  échappent  au  régime  des  ca- 
naux, il  concéda  tout  ce  qui  pouvait  améliorer  leur  situation  : 
pour  eux,  il  fit  frapper  des  monnaies  en  quantité  considérable; 
il  fit  construire  le  gigantesque  phare  d'Alexandrie  (2),  une  des 
merveilles  du  monde  antique.  Pour  satisfaire  les  tendances  de 
la  race  grecque  vers  les  cultures  intellectuelles,  pratiquées  d'une 
façon  libre,  et  non  plus  emprisonnées  dans  les  mailles  de  la  tra- 
dition comme  au  sein  des  temples  égyptiens,  il  fonda  la  célèbre 
école  d'Alexandrie  (3),  où  se  discutaient  tous  les  systèmes  phi- 
losophiques et  les  théories  religieuses  du  monde.  Il  alla  jusqu'à 
distribuer  aux  Grecs  une  partie  des  terres  sacerdotales,  celles 
probablement  qui  échappaient  au  régime  de  l'inondation  ;  mais, 
par  voie  de  compensation,  il  créa  pour  les  prêtres  égyptiens  un 
véritable  budget  des  cultes,  prélevé  en  grande  partie  sur  l'impôt 
des  maisons  librement  possédées  par  les  Grecs  ou  les  grécisés  [k) . 
Ainsi  Ptolémée  suivait  avec  exactitude  la  marche  des  faits  so- 
ciaux et  arrivait  adroitement  à  enlever  aux  confréries  sacerdo- 
tales de  la  basse  Egypte  leur  situation  terrienne  très  indépendante, 
que  ne  justifiait  plus  leur  puissance  commerciale  depuis  que  le 
négoce  était,  pour  la  plus  grande  part  et  surtout  pour  ses  débou- 
chés, tombé  aux  mains  de  la  population  grecque. 

Mais  ce  que  voulait  Ptolémée,  ce  à  quoi  il  tendait  comme  chef 


(1)  Ebers,  Dm  Caire  à  Philx,  \).  249,  335,  381,  391,  409,  412. 

(2)  ChatnpoUion-Figeac,  Éfjypte  ancienne,  p.  409. 

(3)  Ibid.,  p.  410.  415. 

(4)  E.  Rcvillout,  Bévue  égyptologique,  1883  n*  3,  p.  106,  107. 


248  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

de  dynastie,  ce  n'était  pas  la  puissance  éphémère  et  branlante 
qu'un  citoyen  riche  saisissait  dans  les  villes  grecques  sous  le  nom 
de  tyrann'u'  /c'était  bel  et  bien  une  monarchie  solidement  assise, 
perpétuelle,  héréditaire.  En  un  mot,  il  ne  visait  point  à  cons- 
tituer un  pouvoir  à  la  grecque,  mais  à  restaurer  l'ancienne  mo- 
narchie pharaonique.  Pour  cela,  tout  en  laissant  les  cités  mari- 
times et  commerçantes  s'administrer,  —  autant  que  possible,  — 
comme  il  leur  convenait;  tout  en  favorisant  leur  liberté  et  leur 
expansion,  il  ne  fallait  pas  appuyer  la  dynastie  sur  la  base  chan- 
celante de  l'opinion  :  mais  la  fonder  sur  les  conditions  propres 
à  la  partie  stable,  immobile,  du  peuple  d'Egypte,  sur  le  patro- 
nage que  la  nécessité  impose  aux  cultivateurs  des  terres  inon- 
dées. Il  fallait  profiter  de  ces  circonstances  qui  font  que  «  ja- 
mais, au  dire  d'Hérodote,  les  Égyptiens  n'ont  pu  vivre  sans 
roi  ». 

11  était  facile  à  Ptolémée,  avec  l'activité  qu'il  tenait  à  la  fois 
et  de  la  formation  grecque  et  de  sa  propre  vie,  jusque-là  fort  agi- 
tée; avec  le  concours  de  grands  chefs  de  service  issus  de  la  même 
race;  et  au  moyen  d'une  certaine  simplification  administrative 
(jui  dut  résulter  de  la  circulation  monétaire  ;  il  lui  était,  dis-je, 
facile  de  remplir  à  la  satisfaction  générale  le  rôle  de  patron  uni- 
versel qui  appartenait  au  roi  d'Egypte.  Il  resta,  pour  l'accom- 
plissement de  ses  fonctions  royales,  ce  qu'il  était  auparavant  avec 
le  titre  de  gouverneur. 

Après  avoir  sapé  la  puissance  sacerdotale  par  le  nouveau  ré- 
gime imposé  aux  temples,  Ptolémée  et  ses  successeurs  arrivèrent 
à  reconstruire  exactement  l'édifice  pharaonique.  La  conception 
du  pouvoir  public,  telle  qu'elle  s'était  formée  dans  les  cités  grec- 
ques, n'excluait  pas  ce  pouvoir  du  paljrjn/tgf  éclairé  des  moyens 
(t existence  de  la  nation;  —  elle  y  joignait  seulement  l'idée  du 
contrôle  par  les  intéressés.  Les  Lagides  reprirent  donc,  avec  quel- 
ques perfectionnements,  la  gestion  directe  de  la  terre  arrosable. 
Ils  avaient  la  force  en  main;  les  nomarqucs  redescendirent  au 
rang  de  fonctionnaires,  de  régisseurs  pour  le  compte  du  trésor 
royal,  dont  le  système  médique  les  avait  fait  sortir.  Ce  ne  fut 
point  sans  quelques  révoltes  dans  la  haute  Egypte,  où  notam- 


l'ÉGVI'TE    ANCIEN.Nli:.  249 

ment  se  soulevèrent,  mais  sans  succès,  Harmachis  et  Anchtu  (1), 
des  l'opail  de  vieille  lignée. 

Ptolémée  se  coucha  donc  dans  le  lit  de  Pharaon  ;  et,  à  l'in- 
verse de  Cambyse,  il  n'y  rencontra  point  d'épines.  En  s'étendant 
sur  cette  couche  royale,  les  Lagides  se  pénétrèrent  si  bien  de 
leur  rôle,  s'adaptèrent  si  bien  à  leur  fonction,  qu'ils  en  vinrent 
juscju'à  transporter  à  leur  propre  farnillc  le  mode  de  groupement 
familial  de  la  race  égyptienne. 

J'ai  déjà  insisté  souvent  sur  la  coutume  successorale  des  Cha- 
meliers, dont  nous  retrouvons  l'application  dans  les  dynasties 
pharaoniques  et  dans  celles  des  nomarques  héréditaires;  j'ai 
mentionné  la  conséquence  de  cette  coutume,  qui  avait  institué 
pour  les  Pharaons  Yusage  d'épouser  leur  sœur  lorsque  celle-ci 
se  trouvait  dépos'itaire  du  droit  de  transmission  de  la  couronne. 
Cet  usage  s'était,  du  reste,  répandu  en  Egypte,  même  en  dehors 
des  familles  royales  ou  seigneuriales  (2) . 

Or,  en  examinant  de  près,  à  la  lueur  de  cette  indication,  la 
succession  au  trône  telle  qu'elle  s'est  produite  dans  la  dynastie 
lagide,  on  est  conduit  à  cette  conclusion  :  les  Ptolémées  ont  aban- 
donné l'hérédité  macédonienne  par  ordre  de  primogéniture,  pour 
adopter  la  transmission  du  droit  royal  de  fille  en  mâle  et  de  mâle 
en  fille,  la  coutume  pharaonique  en  un  mot,  y  compris  Y  usage 
royal  d'épouser  sa  sœur. 

Je  crois  devoir  insister  sur  ce  point.  C'est  d'abord  une  question 
historique  à  mettre  en  lumière.  Puis,  il  y  a  là,  pour  notre  étude 
égyptienne,  un  fait  capital  :  il  s'agit  de  vérifier,  par  voie  de  consé- 
quence lointaine,  Thypothèse  que  nous  avons  émise  et  dévelop- 
pée :  à  savoir  que  la  race  égyptienne  est  dérivée  des  Pasteurs 
Chameliers  primitifs  du  grand  Désert. 

Il  est  constant  en  effet  que  les  Ptolémées  n'ont  point  importé  de 
Macédoine  la  coutume  dont  il  s'agit  et  l'usage  des  mariages  frater- 
nels :  ils  l'ont  donc  prise  en  Egypte.  C'est  alors  un  fait  égyptien.  Or, 


(1)  E.  Revillout,  Revue  crjyptolocjiquc,  1881,  Il  et  HT,  p.  145-147. 

(2)  V.  Em.  de  Rouge,  .Vo^ice  sur  les  monuments  du  Louvre  ;  Stèles  et  inscrip- 
tions, no'176,  187,  205,210.  ele.  —  V.  la  Science  sociale,  «  lÉ  gypie  ancienne  »,  t.  X, 
p.  356,  357. 


250  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

de  toutes  les  dynasties  pharaoniques,  la  dynastie  lagide  est  la  seule 
pour  laquelle  des  renseignements  précis  fassent  connaître  exacte- 
ment tous  les  princes  et  toutes  les  princesses  de  la  famille  royale. 
C'est  donc  la  seule  qui  nous  permette  de  vérifier  complètement  notre 
hypothèse  sur  la  coutume  successorale  égyptienne.  Si  nous  trou- 
vons chez  les  Lagides  la  coutume  chamelière  en  excercice,  nous 
sommes  en  droit  de  conclure  qu'elle  était  aussi  réellement  la  base 
du  droit  héréditaire  pharaonique,  la  coutume  nationale  égyp- 
tienne ,  et  qu'alors  la  race  égyptienne  dérive  des  Pasteurs  cha- 
meliers. 

Il  faut  évidemment  tenter  cette  vérification.  L'intérêt  qu'elle 
présente  entraînera,  je  l'espère,  le  lecteur  à  tolérer  l'aridité  pro- 
pre à  ce  genre  de  recherches. 

Arrivé  à  l'âge  de  quatre-vingts  ans,  Ptolémée  Soter  voulut  as- 
surer la  transmission  calme  et  régulière  de  ce  pouvoir,  indispen- 
sable au  bonheur  de  l'Egypte,  qu'il  détenait,  depuis  l'extinction 
de  la  dynastie  Alexandrine,  avec  le  titre  de  fils  d'Ainmon,  de  des- 
cendant de  Bacchus  par  les  femmes.  Il  consulta  ses  amis  et  ses 
conseillers  grecs  sur  le  choix  d'un  héritier,  qu'il  se  proposait 
d'instituer  avant  de  mourir.  L'usage  macédonien  désignait  Ptolé- 
mée Céraunus,  le  fils  d'Eurydice,  parce  qu'il  était  l'aîné  des  fils.  Dé- 
métrius  de  Phalèrcs,  l'éminent  homme  d'État  athénien,  le  dit  au 
roi.  Celui-ci  désigna  cependant  Philadclphe,  fils  de  Bérénice, 
son  épouse  préférée,  qui  fut  chantée  par  Théocrite  et  qu'il  avait 
fait  reconnaître  et  inscrire  à  ses  côtés  comme  «  dominatrice  du 
monde  ».  Céraunus  quitta  immédiatement  l'Egypte,  «  où  son 
droit  de  primogéniture  venait  d'être  si  publiquement  mé- 
connu »  (1).  Philadelphe  fut  associé  au  trône  dans  une  fête  splen- 
dide  que  présidèrent  ensemble  Ptolémée  Soter  et  Bérénice. 
Alors  furent  frappées  les  monnaies  qui  portent  les  têtes  accolées 
de  Soler  et  de  Philadelphe,  avec  celle  de  Bérénice  au  revers  (2). 

Après  la  mort  de  son  père,  Philadelpue  songea  à  se  marier  de 
la  manière  la  plus  profitable  à  ses  intérêts  politiques,  à  la  stabi- 
lité de  la  dynastie.  Nous  assistons  ici  à  une  sorte  de  tâtonnement, 

(1)  ChampoHionFij^c;ic,  |).  402,  W.»,  411,  41G. 

(2)  Ibid.,  i>.  412. 


l'ÉGYI'TK   ANClENiNE.  251 

(l'hésitation  dans  la  conduite  de  ce  prince,  le  premier  de  sa  lignée 
dont  le  mariage  devait  avoir  une  influence  sur  la  constitution  de 
la  famille  royale .  Philadclplie  semble  avoir  cherché  d'abord  à  faire 
remonter  jusqu'à  la  génération  précédente,  dans  cette  famille 
«  descendant  de  Bacclius  par  les  femmes  »,  l'établissement  d'un 
groupement  conforme  à  la  coutume  égyptienne.  Il  épousa  en  effet, 
en  premier  lieu,  Ai\siaoë^  fille  de  Lysimaque  de  Thrace  et  d'une 
autre  Arsinoë,  .sœur  de  Sofcr  (1).  11  eut  un  fils  qui  lui  succéda 
sous  le  nom  d'Évergète.  3Iais  en  second  lieu,  plus  tard,  com- 
plètement décidé  à  mettre  de  côté  les  lois  macédoniennes  pour 
suivre  Y  usage  pharaonique,  il  épousa  sa  propre  sœur,  veuve  du 
même  Lysimaque  et  nommée  aussi  Arsinoë.  Celle-ci  figure  avec 
lui  sur  les  monnaies  et  les  édifices  (2).  N'ayant  pas  eu  d'enfants, 
cette  seconde  Arsinoë  avait  adopté  Évergète,  le  fils  de  la  pre- 
mière (3). 

Notons,  pour  le  retrouver  plus  tard,  le  mariage  de  Bérénice, 
fille  de  Philadelphe  et  d'Arsinoë  la  I",  avec  Antiochus  de  Syrie  (4). 

Évergète,  au  décès  de  son  frère,  venait  de  plein  droit  à  la 
couronne  :  par  naissance  ou  par  adoption,  soit  que  l'on  fit  re- 
monter l'origine  du  groupe  à  la  sœur  de  Soter,  soit  qu'on  l'ar- 
rêtât à  Bérénice,  femme  de  celui-ci,  Évergète  était  Xa  fils  de  la 
fille  ainée.  Versant  de  plus  en  plus  du  côté  de  l'antique  Egypte, 
Ptolémée  alla  au  secours  des  prêtres  Éthiopiens  contre  leur  per- 
sécuteur Ergamène,  et  annexa  l'Ethiopie  à  son  empire.  Mais  ce 
qui  nous  intéresse  en  ce  moment,  c'est  son  mariage.  Il  épousa 
Bérénice,  fille  de  Magas  de  Cyrène  (5).  Cette  seconde  Bérénice  était 
la  fille  ainée  du  groupe  remontant  à  la  première  reine  Bérénice, 
car  Magas  était,  d'un  premier  mariage  antérieur  à  celui  de  Soter, 
le  fils  de  la  première  Bérénice  (6). 

Cet  exemple  me  parait  assez  concluant.  C'est  à  cause  de  l'exis- 
tence de  cette  Bérénice,  fille  ainée  du  groupe,  que  la  fille  de 

(1)  ChanipoUion-l'igeac,  \>.  402. 

(2)  Ibid.,  p.  415,  417. 

(3)  Ibid.,  p.  417 

(4)  Ibid.,  p.  415. 

(5)  IbkL,  p.  402. 

(6)  D'Avezac,  Afrique  ancienne,  \k  99  à  101. 


252  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Philadelphe  devint  reine  de  Syrie.  Évergète  introduisit  ainsi  défi- 
nitivement la  dynastie  Lagide  dans  le  moule  pharaonique.  La 
seconde  Bérénice,  une  des  plus  célèbres  reines  d'Egypte,  figure 
comme  «  maîtresse  du  monde  »  dans  les  inscriptions  de  Philœ  et 
sur  d'autres  monuments  (1). 

PiiiLOFATOR  succéda  à  Évergète,  comme  fils  de  la  seconde  Bé- 
rénice. Il  ne  commit  pas  l'imprudence  qui  avait  amené  la  perte 
d'Apriès,  Pharaon  grécisé  (2)  :  au  contraire,  ce  Ptolémée,  profon- 
dément pharaonisé,  si  je  puis  ainsi  dire,  resserra  tous  les  liens  du 
groupe  en  épousant  sa  sœur  Arsinoë  (3),  de  manière  à  assurer  à 
son  fils  la  qualité  de  fils  de  la  fille  aînée.  Quoique  son  mari  l'ait 
fait  assassiner,  Arsinoë  figure  avec  Evergète  sur  les  monuments 
de  Thèbes  et  de  Karnak  (i). 

Leur  fils  unique,  Épiphank,  était  possesseur  du  droit  royal.  Il  avait 
cinq  ans  et  demi  à  la  mort  de  son  père.  La  régence  dura  neuf  ans, 
elle  eut  trois  titulaires.  Le  dernier,  Aristomène,  paraît  avoir  été 
bien  au  courant  de  la  question  généalogique  à  laquelle  se  reliait 
l'ordre  des  successions  royales  :  car  il  imposa  par  traité  à  Antio- 
chus  de  Syrie  la  promesse  d'unir  sa  fille  Clèopùtre  au  jeune  Epi- 
phane  (5).  Or  Cléopâtre  de  Syrie  avait  pour  mère  la  Bérénice  plus 
haut  citée,  fille  de  Philadelphe  et  d' Arsinoë  (6)  ;  elle  se  trouvait 
la  fille  aînée  du  groupe.  Épiphane  n'ayant  point  de  sœur.  Epi- 
phane  figure  sur  un  édifice  attenant  à  l'Aménophium  de  Thèbes 
avec  sa  mère  Arsinoë  et  «  sa  royale  épouse  Cléopâtre,  tutrice  de 
l'Occident  (7).  » 

Il  mourut  à  vingt-neuf  ans,  la  vingt-quatrième  année  de  son 
règne,  laissant  deux  fils,  F^hilométor  et  Évergète  II,  et  une  fille, 
nommée  Cléopâtre  comme  sa  mère,  comme  elle  dépositaire  du 
droit  royal  (8);  nous  l'appellerons  Clropatrc  IT. 


(1)  Chainpollion-Figeac,  p.  41Î),  420. 

(2)  V.  l'arliclc  ])ré(é(ieiil  dans  la  Science  sociale,  t.  XII,  p.  82,  83. 

(3)  Champollioii-Figeac,  p.  402. 
(4j  /ôid.,  j).  424,  425. 

(5)  Ibid.,  p.  426,  427. 

(6)  Ibid.,  p.  415,  418. 

(7)  /6u/.,p.431. 

(8)  Ibid.,  p.  402,  403. 


l'ègyi'TE  ancienne.  253 

A  partir  de  ce  moment  la  dynastie  lagide  entre  dans  une  série 
de  crimes,  de  révolutions  et  de  divorces,  qui  rendent  sa  filiation 
extrémonient  enchevêtrée.  Nous  allons  essayer  de  la  suivre  à  l'aide 
de  notre  fil  conducteur. 

PHIL03IÉT01V,  l'alné  des  enfants  d'Épiphane,  avait  cinq  ans  :  il  fut 
d'abord  associé  au  trône  par  sa  mère  Cléopàtre  (1).  Celle-ci  mourut 
sept  ans  après  Épiphane.  Philométor,  à  l'âge  de  vingt  et  un  ans, 
épousa  sa  sœur  Cléopàtre  11%  dont  nous  venons  de  parler  (2).  Par 
ce  mariage,  le  frère  et  la  sœur  furent  associés,  quant  à  la  posses- 
sion du  trône,  sur  le  pied  de  l'ég-alité  (3).  Quand  il  mouruf,  Philo- 
métor laissait  sa  veuve  avec  deux  enfants  :  son  fils  Eupator,  et  sa 
fille  Cléopàtre  111%  mariée  d'abord  à  Alexandre  de  Syrie,  puis  à 
Démétrius  [k). 

La  tutelle  du  jeune  Eupator  fut  réclamée  les  armes  à  la  main 
par  Évergète,  le  second  fils  d'Épiphane,  auquel  l'intervention 
des  Romains  avait  fait  accorder  déjà  la  Cyrénaïque  (5).  Éver- 
gète II,  s'étant  saisi  du  pouvoir,  épousa  Cléopàtre  11%  sa  sœur, 
veuve  de  son  frère,  et  le  même  jour  mita  mort  le  jeune  Eupa- 
tor. Par  ce  crime,  il  rendait  à  Cléopàtre  11%  à  laquelle  il  venait  de 
s'associer,  le  droit  de  transmission  du  trône. 

Il  eut  d'elle  un  fils,  Memphitès  ou  Philopator  II  ;  il  le  fit  tuer 
comme  Eupator,  puis  répudia  Cléopàtre  IP  pour  épouser  la  fille 
aînée  de  celle-ci  et  de  Philométor,  nommée  aussi  Cléopàtre  (6) 
(la  IIP),  celle  qui  avait  été  la  femme  d'Alexandre  et  de  Démé- 
trius. 

Pourquoi  ce  nouveau  crime  et  ce  divorce?  Je  sais  qu'Évergète 
reçut  de  ses  contemporains  le  surnom  de  Kakergetès  (malfaiteur); 
mais  cependant  il  est  raisonnable  de  chercher  à  ses  actions  un 
motif  intéressé. 

Si  Memphitès  eût  vécu,  il  aurait  été,  lui  fils  aine  de  la  fille 
ainée,  titulaire  de  plein  droit  de  la  couronne  à  la  mort  de  Cléo- 

(1)  Chanipollion-Figeac,  p.  433. 

(2)  Ibid.,Y>-  436. 

(3)  E.  Revillout,  Reçue  éç/ypfologiqiie,  1883,  p.  6. 

(4)  Champollion-Figeac,  p.  436,  437. 

(5)  Ibid.,  p.  435. 

(6)  Ibid.,  p.  403.  —  V.E.  Revillout,  Reçue  égijptolojique,  1883,  p.  6,  7. 


LA   SCIENCE   SOCIALE. 


pâtre  sa  mère,  et  à  ce  moment  il  eût  pu  évincei'  Évergète,  son 
père,  simplement  associé  à  Cléopàtre  ir. 

En  le  supprimant  et  en  épousant  la  fille  aînée,  Cléopàtre  IIP 
dite  Cocce,  plus  jeune  que  son  oncle  Évergète,  ce  même  Éver- 
gète tendait  à  prolonger  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours,  vraisembla- 
blement ,  son  association  à  la  couronne ,  ce  qui  n'eût  pas  pu  se 
faire  si  Cléopàtre  Cocce  en  avait  épousé  un  autre. 

Évergète  II  eut  de  Cléopàtre  Cocce  deux  fils  et  trois  filles. 
Lainée  des  filles,  Tryphène,  mariée  à  Antiochus  de  Syrie,  mourut 
bientôt  (1). 

L'alné  des  fils,  Soter  II,  était  déjà  marié  à  sa  sœur  Cléopàtre 
(la  IV*),  qui  devint  l'aînée  par  la  mort  de  Tryphène,  et  il  en  eut 
une  fille,  Bf'n'nicc. 

Sa  mère,  à  laquelle  un  testament  du  feu  roi,  inspiré  par  la 
mode  romaine  et  appuyé  par  Rome,  donnait  le  choix  de  l'héritier, 
imposa  à  Soter  le  divorce  d'avec  Cléopàtre  IV%  et  lui  fit  épouser 
sa  plus  jeune  sœur  Sélène,  dont  il  eut  deux  fils  que  nous  retrou- 
verons plus  loin.  Remarquons  ici  que  Bérénice  était  fille  de 
l'aînée. 

Je  passe  sur  d'autres  divorces,  sur  l'association  momenta- 
née à  la  couronne,  par  Cléopàtre  Cocce,  de  son  second  fils 
Alexandre  T',  qui  la  fit  périr  (2),  pour  suivre  simplement  la 
filiation. 

A  la  mort  de  Soter  II,  il  restait  de  la  lignée  ptolémaïque  seule- 
ment sa  fille  Béjy'nice  et  un  fils  d'Alexandre  T',  nommé  Alexan- 
dre II  (3).  Il  restait  en  outre  trois  enfants  de  Soter  II. 

Bérénice^  investie  du  droit  royal,  s'associa  par  le  mariage  son 
cousin  Alexandre  11^  que  je  viens  de  mentionner;  dix-neuf  jours 
après  cette  union,  Alexandre  assassina  Rérénicepour  régner  seul. 
Encore  un  crime  que  nous  pouvons  expliquer  :  Alexandre  II  était 
fils,  en  effet,  de  Cléopàtre,  fille  elle-même  de  Soter  II,  déjà 
morte    ('i-)  ;    en  supprimant   Rérénice    qui    n'avait    pas    encore 


(1)  ChampoUion-Figeac,  p.  403. 

(2)  Ibid.,p.  'i03,  447,  448,  ii9. 

(3)  Ibi(L,  p.  451. 

(4)  Ibid.,  p.  449.  —  Voir  Revue  égypMogique,  1887,  p.  7. 


L  IXYI'TE   ANCIKNNE.  200 

d'enfant,  il  se  trouvait,  lui  Alexandre,  être  le  seul  descen- 
dant de  Soter  II  en  ligne  féminine,  c'est-à-dire  fils  de  la  fille 
ai  né  p. 

Au  bout  de  huit  ans  de  règne,  chassé  par  les  Alexandrins  qui, 
dit-on,  ne  lui  pardonnaient  pas  l'assassinat  de  Bérénice,  il  se 
réfugia  à  Tyr,  et  y  mourut,  laissant  par  testament  le  trône  pha- 
raonique, dont  il  était  légal  possesseur  par  ce  meurtre,  au  peuple 
Romain  (1). 

Le  Sénat  refusa  la  couronne,  mais  accepta  le  trésor,  ce  «  trésor 
des  biens  d'injustice  »  que  la  fille  aînée  détenait  toujours  pour  son 
fils,  et  que  Cléopâtre  Cocce  avait  rassemblé  dans  File  de  Cos, 
puis  transféré  à  Chypre,  et  qu'Alexandre  avait  emporté  à 
Tyr  (-2). 


.Monnaie  de  Cléopâlre  Tryplicne. 

En  n'acceptant  point  de  s'annexer  l'Egypte,  du  moins  pour 
le  moment,  Rome  avait  à  pourvoir  au  trùne  pharaonique.  Il 
y  avait  deux  prétentions  :  celle  des  fils  de  Sélène,  princes  de- 
venus Syriens,  qui  était  certainement  la  plus  conforme  au  droit 
égyptien ,  mais  que  le  Sénat  rejeta  pour  cause  politique  (3) ,  et 
celle  des  bâtards  de  Soter  II,  qu'il  admit.  Ptolémée  Dionysios. 
surnommé  Aulétès,  l'ainé  de  ceux-ci,  élu  par  les  Alexandrins,  fut 
couronné.  Les  Alexandrins  le  préféraient  probablement  comme 
étant  le  mari  de  Cléopâtre  Tryphène ,  fille  peut-être  de  la  pre- 
mière Tryphène  mariée  en  Syrie ,  elle-même  fille  d'Évergète  II, 


'l)  Champollion-Figeac,  p.  i52. 

(2)  Ibid.,  p.  40i,  449,  451,  453. 

(3)  Ibicl,  p.  452. 


250 


LA    SCIENCE    SOCIALE. 


et  morte  depuis  longtemps  (1).  Ce  piètre  roi  fit  un  voyage  à  Rome 
et  y  resta  fort  longtemps,  pour  combattre  les  intrigues  formées 
près  du  Sénat  par  les  fils  de  Sélène  (2)  ;  dans  son  royaume, 
on  le  crut  mort,  et  on  remit  le  pouvoir  aux  mains  de  sa  fille  Bé- 
rénice. 

En  digne  descendante  d'une  longue  suite  de  criminels  royaux, 


Cli'ojiâtro,  <r;i|iics  une  monnaie  i^rcciiuc. 


la  jeune  Bérénice  tenta  de  soustraire  le  trône  à  son  père,  qu'elle 
savait  vivant  :  elle  appela  près  d'elle  un  prince  syrien,  l'épousa, 
puis  l'étrangla,  «  le  trouvant  trop  avare  »  (3).  Elle  s'unit  ensuite 
à  Archelaûs. 


(1)  Voir  E.  Revilloiil,  Renie  njyplolorjique,  1887,  \\  on,  90.  —  Ebeis,  Du  Caire  à 
Philx,  p.  381. 

(2)  Sélène  pouvait  prétendre  être  la  fille  ainee,  de  préférence  à  sa  nièce  Tryphène, 
qui  n'était  pas  fille  d'un  Plolémée  d'ÉgypIe. 

(3)  Chainpollion-Figeac,  p.  455, 


l'Egypte  ancienne.  257 

Pompée  ramena  Dionysios  en  Egypte;  Archelaûs  fut  tué  dans 
le  combat,  et  Bérénice  mise  à  mort  (1). 

Dionysios  mourut  trois  ans  après,  faisant  comme  un  bon 
Romain  son  testament,  par  lequel  il  laissait  la  couronne  à  l'aîné 
de  ses  fils,  conjointement  avec  la  fille  qui  lui  restait,  la  grande 
Cléopâtre  (2);  reconnaissant  jusqu'à  la  fin  la  tradition  pharao- 
nique, la  transmission  du  droit  royal  parla  fille  ainée. 

Déjà  les  légions  romaines  foulaient  la  terre  des  Pharaons  : 
Cléopàtre,  qui  était  majeure  à  la  mort  de  son  père,  associée  suc- 
cessivement à  ses  deux  jeunes  frères,  devint  par  la  mort  de  ceux- 
ci  seule  titulaire  du  pouvoir.  Elle  fit  reconnaître  comme  «  roi  des 
rois  »  son  fils  Gésarion,  qu'elle  avait  eu,  dit-on,  de  César  (3)  ; 
c'était  le  fils  de  la  fille  atnée,  et  il  fut  le  dernier  représentant  de 
la  famille  royale  des  Lagides,  de  cette  trente-deuxième  dynastie 
au  sein  de  laquelle  le  sceptre  pharaonique  s'était  transmis,  de 
fille  en  mâle  et  de  mâle  en  fille,  pendant  deux  cent  quatre-vingt- 
quatorze  ans. 

Nous  donnons,  aux  pages  suivantes,  sous  forme  de  tableaux , 
l'ordre  suivant  lequel  se  succédèrent  les  Ptolémées  d'après  la 
coutume  égyptienne  empruntée  aux  chameliers  du  grand  Désert. 

Malgré  ses  désordres  et  ses  crimes,  la  dynastie  ptolémaïque  ré- 
gna sur  l'Egypte  pendant  près  de  trois  siècles.  C'est  qu'elle  répon- 
dait aux  besoins  des  deux  races  si  différentes  qui  occupaient  alors 
la  vallée  du  Nil.  Tout  en  donnant  aux  cultivateurs  égyptiens  le 
patron  universel  qui  leur  était  indispensable,  les  Lagides  étaient 
néanmoins  des  Grecs  ;  ils  laissaient  à  la  race  colonisatrice,  <(  ac- 
tive et  entreprenante  )>,  qui  ne  pouvait  supporter  le  patronage 
sans  contrôle  du  Pharaon,  toute  la  latitude  qui  lui  était  nécessaire. 
Les  Ptolémées  permirent  au  génie  grec  de  détruire  tout  ce  qui 
lui  était  contraire  dans  la  constitution  égyptienne,  tout  ce  qui  de- 
vait normalement  succomber  sous  l'effort  de  la  colonisation  hel- 
lénique. La  famille  royale  s'était  personnellement  coulée ,  nous 
l'avons  vu,  dans  le  moule  pharaonique,  mais  seulement  quanta 

(1)  Charnpollion-Figeac,  p.  ib6. 

(2)  IbicL,  p.  405,  457. 

(3)  Ibid,  p.  459,  460.  —  Ébers,  Du  Caire  à  Pliilx.  p.  338. 

T.    XII.  17 


258 


LA   SCIENCE    SOCIALE. 


la  forme  ;  elle  trouvait  dans  les  institutions  se  rattachant  aux  né- 
cessités agricoles  la  stabilité  nécessaire  aux  cultivateurs  indig-ènes, 
stabilité  que  les  institutions  grecques  lui  auraient  refusée  :  mais 
un  nouveau  mode  de  pouvoir  public  n'en  était  pas  moins  im- 
porté en  Egypte ,  et  ce  mode  différait  à  la  fois,  soit  de  la  concep- 


1"   Tableau    (jrnt'alogiqur  (1). 


ARSINOE,  sœur  de  Soler. 

"s . ' 


->  r 


Ptoléinée  Soter. 

^ ^ 

I 
A_ 


^ 


ARSINOÉ  II.  Philadelphe.  ARSINOE  II  bis. 

. ^ -^l/ 

Hérénice,  reine  de  Syrie.  Evergète  I^"'. 


"->r' 


CLÉOPATRE  DE  SYRIE. 


v_ 


Philopatoi'. 

^ 


V 

Ei)iphane. 

j 


BÉRÉNICE,  reine. 


Mafias. 


liERKMCE  II. 


ARSINOE  m. 


Philoniétor. 

^. 


CLEOPATRE  11. 

)  V 


Éveraète  II. 


Eupator.     CLEOPATRE  III  dite  COCCL. 

V 


Menipliilès. 


-V— 

1 


Trvphène.        Soter  II.  CLEOPATRE  IV.  Alexandre.  Sélène. 

V 

V ., ^ 


-/^ 


TRYPHÈNEi'    Dionvsios.    BERENICE.  Cléopàlre. 

^^ . "■ ^  ^ v/ 


._-A- 


Les  princes  syriens. 


Alexandre  IL 


Testament  en  laveur  du  peuple  romain. 


Rcrénice.        CLEOPATRE.        Ptoléniée.  Denys.     Arsinoë. 

(Morte  sans  enfants.)       |     ^ y ' 

Césarion. 


(l)Nola  :  la  FILLE  aINÉE  figure  en  majuscules. 


L  EGYPTE   ANCIENNE. 

2"  Tableau  historiqup. 


2")9 


Rois  nj-ftnt  régné 
comme  JîJ»  de  Ut  jULt  ah 


1.  Ptolémée  Soter  et 
Bérénice  sa  femme. 

H.    Philvdelphe,   <ils 
de  Bérénice. 


III.  ÉVERGÈTE    I",  fils 

d'Arsinoë;  il  épouse 
Bérénice  II,  dont  il  a 
un  fils ,  Philopator, 
et  une  fille ,  Arsi- 
noë  III. 

IV.  Philopator  comme 
fils  de  Bérénice  II. 

V.  Épipm ANE,  fils  d'Ar- 
sinoë III,  laisse  une 
fille,  Cléopâtre  I",  et 
deux  fils,  Philoinétor 
et  Évergète. 

\I.  Philométor  ,  fils 
aîné  d'Épiphane  et  de 
Cléopâtre  de  Syrie. 

VII.  Évergète  II,  fils 
d'Épiphane. 


VIII.     SOÏER     II,     fils 

d'Évergète  H  et  de 
Cléopâtre  III  dite 
Cocce. 


IX.  Bérénice  III. 


Fcuinics  (lépositairert 

du  droit  royal 

conmiu   HHcs  frînirs  du  i/roitjM 


1.  Arsinoê,  soeur  de 
Soter.  I"=  femme  de 
Lysimaque. 

2.  Arsinoi',  fille  de  la 
précédente  et  mère 
d'É  vergeté. 

2  bis.  Arsinoê,  fille  de 
Soler,  qui  n'a  pas 
d'enfants  et  adopte 
Évergète. 

3.  Bérénice  II,  fille 
de  Magas,  qui  était 
fils  de  la  !••«  Bérénice. 


4.  Arsinoe  III,  fille 
de  Bérénice  II  et  d'É- 
vergète  !«'. 

5.  Cléopâtre  de  Sy- 
ric,  fille  de  Bérénice, 
fille  de  Philadelphe, 
et  d'Anliochus  de 
Syrie. 

6.  Cléopâtre  II,  fille 
de, la  précédente  et 
d'Épiphane. 

7.  Cléopâtre  III,  dite 
Cocce,  fille  de  la  pré- 
cédente et  de  Philo- 
métor. 

8.  Bérénice  III,  fille 
de  Soter  II. 


9.  Après  sa  mort , 
Alexandre  II  vient 
au  trône  du  chef  de 
sa  mère  Cléopâtre , 
fille  de  Soter  II. 


rrincoa  aitpoli's 
par  leur  naissance 

mais 
n'ayant  pus  rûfirné. 


Eupator 

et  Memphitès^ 

,  tués  par 

Évergète  II. 


Les  enfants  de 
Sélène. 


IX  bis.  Alexandre  II, 
comme  fils  de  Cléo- 
pâtre. 

Alexandre  et  Bérénice  n'ayant  point  d'enfants,  l'intervention 
trône  Dionysios,  bâtard  de  Soter  II,  au  mépris  des  droits 

X.  Dioisvsios,  fils  de 
Soter  II,  père  de  Bé- 
rénice III,  frère  de 
Bérénice  IV. 

XI.  Césarion,  fils  de 
Cléopâtre. 


PrincLs  ayant  régné 

comniL' 

associés  à  la  JUI<:  aîiov. 


II.     Pni  L  \  DELP  U  E, 

époux  des  deux  Arsi- 
noe, Il  laisseune  fille, 
Bérénice  ,  épouse 
d'Antiochus  de  Syrie. 


Bérénice  IV,  tuée  par 
son  père. 
Cléopâtre  la  Grande. 


IV.  Philopator, époux 
d'Arsinoë  III,  qui  ne 
laisse  pas  de  fille. 


Vr.    Philo- 
métor ,       / époux  de 
,  Cléopà- 

VII.   ÉvER-i  tre  II. 
GicTË  II.     y 

VII  bis.  Le  même 
Évergète  II,  comme 
associé  à  Cléopâ  - 
tre  III. 

VIII  6«A\  Alexandre  I", 
comme  associé  à  sa 
mère  Cléopâtre  III. 
Il  épouse  Cléopâtre, 
fille  de  Soter,  qui  se 
fût  trouvée  la  fille  aî- 
née si  elle  eût  sur- 
vécu à  sa  sœur  Béré- 
nice III. 

IX.  Alexandre  II, 
époux  de  Bérénice  III 
qu'il  assassine. 


romaine  place  sur  le 
des  fils  de  Sélène. 

X  bis.  Les  fils  de  Sé- 
lène, associés  à  Bé- 
rénice IV. 

XI  bis.  Denys  et  Pto- 
lémée, frères  de  Cléo- 
pâtre la  Grande. 


i260  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

iion  primitive  égyptienne ,  soit  de  la  formation  médique.  Au  lieu 
Je  laisser  maîtresses  et  puissantes  les  Confréries  religieuses  quant 
à  ce  qui  concernait  leur  commerce  corporatif,  le  nouveau  régime 
favorisait  la  marine  grecque,  et  étendait,  vers  Cyrène  et  sur  la 
mer  Rouge,  les  créations  de  i^oris  comme  Bfhu'/iice^  Arsinoè\  Pto- 
Ifhuah  (1),  etc.,  qui  introduisaient  jusque  vers  les  têtes  de  ligne 
des  Prêtres  d'Ammon  la  concurrence  d'un  négoce  individuel. 
Au  lieu  de  prélever  sur  les  Confréries  le  tribut  imposé  militaire- 
ment par  les  Perses,  la  race  grecque  s'empare  du  commerce  lui- 
même  et  des  gains  qui  en  découlent  (2).  Les  nomes,  ces  divisions 
de  la  terre  égyptienne,  établies  pour  ainsi  dire  à  perpétuité  par 
les  nécessités  de  la  culture,  ne  sont  plus  considérés  comme  de 
grandes  communautés  se  régissant  librement  dans  leur  fort  inté- 
rieur sous  la  direction  d'un  chef  naturel;  une  administration  gé- 
nérale est  établie ,  dont  les  chefs  supérieurs ,  choisis  d'après 
leurs  capacités,  sont  des  Grecs  ou  des  grécisés  (3). 

Mais  cette  administration  ne  régit  plus  mns  contrôle  le  sujet 
égyptien  comme  aux  temps  pharaoniques  :  le  contrôle  est  exercé, 
—  qui  le  croirait? —  par  les  communautés  sacerdotales,  dépouil- 
lées de  leur  monopole  commercial,  et  néanmoins  maintenues  dans 
leur  prestige  d'une  manière  suffisante  pour  pouvoir  se  faire  les 
interprètes  des  plaintes  des  individus  lésés  (V). 

L'action  de  la  race  grecque  en  Egypte  se  manifeste  encore 
d'une  autre  manière,  dans  cette  même  administration.  Les  Lagi- 
des  utilisent  l'afflux  des  métaux  précieux,  fruit  du  commerce  par 
mer  pratiqué  suivant  le  mode  hellénique ,  pour  organiser  une 
vaste  circulation  monétaire  ;  la  comptabilité-matière  en  vigueur 
sous  les  Pharaons  disparait.  Les  trapèzitcs  ou  banquiers  royaux 
prennent  la  place  des  manipulateurs  de  blé  dans  la  Double  Maison 
blanche.  Dès  lors,  les  distributions  de  vivres  et  de  tous  les  objets 
utiles  sont  remplacées  par  des  salaires  monnayés  (5)  :  l'ouvrier  et 

(1)  Il  y  eut  [ilusieurs  villes  de  chacun  de  ces  noms,  les  unes  en  Egypte,  les  autres  en 
Cyrénaïque. 

(2)  V.  Ebers,  D'Alexandrie  au  Caire,  p.  30,  31. 

(3)  E.  Revilloutjftecite  égyptologiqiie,  1887,  I  et  II,  p.  37,  38. 

(4)  Ibid.,  p.3i,  36, etc. 

(5)  Cf.  la  Science  sociale  «  l'Égyple  ancienne»,  t.  XI,  p.  92.  —  Ebeis,  Alexandrie 


L' EGYPTE   ANCIENNE.  i261 

le  fonctionnaire  recouvrent  l'indépendance  de  la  vie  au  foyer.  Les 
mœurs  égyptiennes  sont  par  là  profondément  modifiées.  En  con- 
séquence, un  décret  de  Pliilopator  vient  consacrer  l'extension 
dans  le  peuple  des  usages  et  des  coutumes  appartenant  à  la  race 
grecque,  en  brisant  l'ancienne  égalité  de  la  femme  et  du  mari. 
La  situation  prépondérante  de  la  «  dame  de  maison  »  est  brisée; 
désormais  la  femme  égyptienne,  soumise  à  l'autorisation  maritale, 
cessera  de  gérer  elle-même  les  affaires  de  la  famille,  de  présider 
aux  partages  entre  les  enfants  (1) . 

Enfin,  considérons,  à  l'époque  des  Ptolémées,  les  œuvres  d'art, 
cette  efflorescence  d'une  civilisation,  qui  est  à  la  société  ce  que 
la  physionomie  est  à  l'individu  :  si  les  inscriptions  sur  les  mo- 
numents restent  égyptiennes,  l'art  lui-même  pourtant,  l'art,  qui 
traduit  chez  une  race  la  façon  de  concevoir  et  de  sentir  le  Beau, 
s'imprègne  ^alors  du  faire  et  de  l'idée  des  artistes  grecs.  La  ron- 
deur des  formes,  la  mollesse  de  l'expression,  luttent  avec  la  ligne 
anguleuse  et  sèche,  avec  la  froideur  un  peu  dure  des  anciennes 
compositions.  Le  juge  éminent  auquel  j'emprunte  cette  appré- 
ciation constate  à  ce  propos  la  différence  qui  sépare  les  Grecs  de 
la  race  phénicienne,  la  j)lus  antique  des  sociétés  adonnées  au 
commerce  par  mer  :  si  Fart  grec  a  envahi  l'Egypte,  l'art  phéni- 
cien, au  contraire,  semble  un  reflet  de  celui  des  anciennes  dynas- 
ties  égyptiennes  (2). 

La  terre  des  Pharaons  n'est  pas,  à  cette  époque,  un  pays  conquis, 
comme  il  le  fut  sous  la  domination  des  Mèdes  :  c'est  un  pays  en- 
vahi, pénétré  de  toutes  parts  et  jusqu'aux  moelles,  qu'une  race 
nouvelle  recouvre,  et  qu'elle  arrache  à  la  longue  étreinte  de  l'im- 
mobile Asie. 

Les  rois  grecs  d'Egypte ,  les  Ptolémées,  ont  fait  preuve  de  la 
plus  grande  flexibilité  sociale,  —  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  — 
en  maintenant  hors  d'atteinte  tout  ce  qui  dans  la  vallée  du  Nil  de- 


et  le  Caire,  \>.  15. —  E.  Revillout,  Revve  éfjijplolorjirjue,  188",  T  et  II;  papyrus  XLIV  de 
Londres,  où  sont  cités  notamment  un  marchand  d'habits  et   un  marchand  de  blé. 

(1)  V.  E.  Revillout,  Revue  érjyptolorjuiue,  18S0,  I  et  H,  p.  137. 

(2)  V.  E.  de  Rongé,  Notice  sommaire  des   monuments  égyptiens  exposés  au 
Louvre;  avant-propos,  p.   33.  —  Eliers,  Du  Caire  à  Philx.  p.  61,  381. 


2r)2  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

meure  intransformalîle  à  cause  des  nécessités  du  lieu ,  en  se  pliant 
eux-mêmes  aux  formes  des  anciennes  dynasties  pharaoniques. 
Mais,  en  même  temps,  le  génie  grec  introduisait  l'Egypte  dans  la 
sphère  du  mouvement  européen  antique,  dans  ce  concours  d'ac- 
tivités suscités  au  sein  du  bassin  de  la  Méditerranée  par  la  domi- 
nation pélasgique  durant  toute  la  période  gréco-romaine. 

[A  suivi'e.) 

A.  de  Préville. 


SAINT  BONIFACE 

ET 

.ES  MISSIONNAIRES  DE  LA  GEUMANIE 

AU  VHP  SIÈCLE  (1). 
VI. 

SAINT  BONIFACE  PRÉDICATEUR.  [Suile.) 

II.     COM.MKXT     LK      MISSIONNAIRE     ANGLO-SAXON     UTILISAIT      LES 

APTITUDES     DE    SA     RACE     DANS     l'ÉDUCATION     CHRÉTIENNE     DE     LA 
TUURINGE. 

Grégoire  II  écrivait  aux  Saxons,  voisins  ou  conquérants  de  la 
Thuring-e,  et  qu'avait  baptisés  Boniface  :  «  Dépouillez  donc  le 
vieil  homme,  déposez  toute  malice,  colère,  indignation  et  parole 
injurieuse.  Ne  souillez  pas  votre  bouche  par  de  honteux  propos... 
ne  soyez  point  oisifs  dans  le  bien,  mais  travaillez  à  ce  que  le 
Christ  habite  en  vous  >'(2).  Le  Pape  adresse  encore  de  semblables 
conseils  aux  néophytes  thuringiens  (3).  Il  impose  donc  à  tous  ces 
barbares  un  programme  complet  d'éducation  chrétienne. 

Tel  est,  précisément,  le  programme  des  quinze  «  Sermons  » 
écrits  ('i-),  où  saint  Boniface  semble  avoir  résumé,  dans  les  pro- 

(I)  Voir  la  Science  sociale,  t.  IX,  p.   26,  321,  4i9;t.  X,  p.  509;  t.  Xf,  p.  518. 
i2)  Grc(jnrii  II  Epist.   MI,  505,  B. 

(3)  Greyorii  II  Epist.  VI,  503-504. 

(4)  S.  Bonifacii  Sermones.  (Patrol.  lai.  LXXXIX,  843  seq.) 


2G4  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

portions  d'un  cahier  manuel,  les  thèmes  principaux  de  sa  prédi- 
cation au  milieu  des  chrétiens.  Gomme  toute  œuvre  de  circons- 
tance,  ces  discours,  d'un  genre  familier  et  populaire,  abondent 
en  allusions,  en  figures,  en  développements,  en  conseils,  inspirés 
à  l'orateur  par  sa  situation  du  moment.  A  première  lecture,  il 
est  vrai,  beaucoup  de  ces  particularités  passeraient  inaperçues, 
si  l'on  ne  connaissait  par  d'autres  documents,  biographies  et  cor- 
respondance, le  caractère  de  Boniface  et  sa  manière  de  traiter 
les  hommes.  Mais,  puisque  de  ce  côté  nous  sommes  renseignés 
à  souhait,  il  est  possible  de  reconstituer  historiquement  et  en 
imagination  la  parole  vivante  de  l'apôtre.  Ainsi  comprise,  l'étude 
des  «  Sermons  »  va  nous  faire  assister  à  l'éducation  chrétienne 
des  Thuringiens. 

Commençons  par  observer  V éducateur .  Et,  comme  il  travaille 
à  une  tâche  des  plus  complexes,  tâchons  de  préciser  le  point  de 
vue  auquel  nous  l'observons. 

Former  des  chrétiens  par  le  ministère  de  la  parole  n'est  pas 
une  simple  fonction  de  professeur.  Boniface ,  dans  sa  chaire  de 
Geismar,  regarderait  comme  une  défaite  ce  qui  passait  à  Nutscell 
pour  son  grand  succès.  Là,  dit  Willibald,  «  de  nombreux  disci- 
ples affluaient  vers  lai  pour  boire  aux  sources  d'une  science  pure 
et  saine  ».  Enseigner  le  vrai  n'est  que  le  début  de  la  tâche  pour 
un  prédicateur.  Boniface,  —  rappelons-nous  la  transformation 
des  semi-païens  d'Amônebourg,  —  veut  encore  susciter  et  suscite 
des  résolutions  qui  tiennent  définitivement  à  l'encontre  de  vices  in- 
vétérés, ou  même  d'habitudes  légitimes,  mais  imparfaites.  Gon- 
çoit-on  tout  ce  que  les  Hessois  ont  dû  comprendre  et  s'imposer 
pour  renoncer  à  leurs  superstitions  séculaires  et  aux  égoïstes  cal- 
culs qui  étaient  le  fond  de  la  piété  païenne?  Et,  non  contents 
d'avoir  purifié  leur  foi  et  leurs  mœurs,  quelques-uns  quittent 
leur  foyer,  leur  terre,  leur  lil)erté,  pour  se  cloîtrer  dans  l'obéis- 
sance et  dans  la  vie  commune.  Quelle  victoire  de  la  parole  di- 
vine sur  les  influences  du  milieu  et  le  tempérament  moral  de  la 
race!  C'est  ainsi  que,  par  les  sermons  de  Boniface,  selon  le  pro- 
gramme du  Pape,  un  Homme  nouveau  est  créé,  vivant  et  domi- 
nateur de  V Homme   ancien.  Cette  création   et  cette  suprématie 


SAINT    BOMFACE.  265 

dépassent  incontestablement  refficacité  de  la  parole  humaine. 
Une  action  spéciale  de  la  Vérité  première  fixant  la  conscience,  et 
de  la  Volonté  souveraine  affermissant  les  résolutions,  donne  seule 
ici  le  dernier  pourquoi.  L'éducation  chrétienne  des  Thuringiens 
par  les  sermons  de  Boniface  est  donc,  en  son  ensemble,  un  effet  de 
la  grâce. 

Mais,  bien  que  l'effet  total  soit  divin,  l'instrument  est  hu- 
main :  c'est  l'éloquence  de  Boniface.  L'œuvre  éducatrice  s'est 
donc  poursuivie  sous  des  modes  naturels  :  telle  est  la  loi  de  tout 
instrument.  Si  le  pinceau  et  le  ciseau  reproduisent  l'idéal  de  l'ar- 
tiste, ils  le  reproduisent  chacun  selon  son  pouvoir;  si  le  prédi- 
cateur coopère  à  une  transformation  divine,  il  caractérise  sa 
coopération  par  les  qualités  naturelles  de  sa  parole.  Ainsi,  toute 
part  laissée,  comme  elle  doit  Tètre,  à  la  vertu  principale  de  la 
g-râce  dans  l'éducation  chrétienne  des  Barbares,  nous  allons 
observer  comment  Boniface  y  subordonne  sa  nature,  son  tem- 
pérament oratoire  d'Ang-lo-Saxon. 

Ce  tempérament  n'agit  pas  seul.  Il  est  contrarié ,  favorisé, 
modifié  de  plusieurs  façons  par  les  circonstances  de  son  action,  il 
y  a  donc  à  considérer  successivement  les  qualités  du  sermonnaire 
et  les  circonstances  où  il  prêche  ses  sermons.  Ce  sera  le  sujet  de 
cet  article.  Voyons  d'abord  les  qualités. 


I.    —    BOMFACE,     EXERCÉ  A   COMPTER     PREMIÈREMENT    SUR    SOI-MEME, 
JUGE    ÉQUITABLEMEXT    LA  NATURE    HUMAINE. 

Il  n'est  pas  très  facile  de  démêler  exactement  les  qualités  na- 
turelles d'un  sermonnaire.  Le  sermon  est  un  genre  de  composi- 
tion où  doivent  agir  à  l'unisson  des  puissances  très  diverses. 
D'un  côté,  la  foi,  la  théologie,  le  zèle,  la  piété  :  toules  choses  de 
même  nature  essentielle,  sinon  de  même  degré,  chez  tous  les 
prédicateurs.  De  l'autre,  un  caractère  humain  avec  ses  mille  par- 
ticularités individuelles  et  sociales.  Tout  cela  se  môle  dans  un 
plan  de  discours,  dans  une  phrase,  dans  un  mot,  et  le  sermon  en 
sort.  On  reconnaîtra  donc  qu'il  est  malaisé  de  définir  en  celui-ci 


260  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

la  part  qui  revient  au  Docteur  de  l'Évangile,  et  à  tel  homme  de 
telle  race,  qui  est  ce  Docteur.  On  comprendra  également  qu'une 
comparaison  entre  deux  orateurs  sacrés  de  formation  sociale 
opposée  facilite  la  solution  de  ce  problème.  Ici,  nos  termes  de 
comparaison  sont  aisément  devinés  par  le  lecteur  :  il  les  voit  ve- 
nir. Kemettons  donc  en  scène  nos  deux  contraires  habituels  :  le 
prédicateur  irlandais  et  le  prédicateur  anglo-saxon. 

Bien  entendu ,  ne  choisissons  pas  ces  ternies  au  hasard. 
Tout  orateur  religieux  exploite  de  préférence  un  certain  ordre 
de  pensées,  de  sentiments,  d'effets  oratoires;  il  se  fait  ainsi 
une  manière  de  rendre  l'auditeur  attentif,  persuadé,  résolu. 
Comme  d'ailleurs  le  but  suprême  en  chaire  est  de  réformer  la 
vie  humaine,  les  prédicateurs  exploitent  le  plus  souvent  leurs 
idées  et  leurs  impressions  sur  celle-ci.  Ils  y  appliquent,  —  autant 
que  chacun  d'eux  en  est  capable,  —  cette  sorte  de  philosophie 
pratique  que  tout  homme  dégage  plus  ou  moins  de  son  expé- 
rience personnelle.  Selon  les  éléments  de  cette  expérience  ils  sont 
austères  censeurs  ou  insinuants  conseillers,  ou  l'un  et  l'autre, 
à  des  degrés  infiniment  variables.  Aussi,  pour  comparer,  sous 
le  rapport  des  moyens  oratoires,  la  ])rédication  anglo-saxonne 
et  la  prédication  irlandaise,  devons-nous  rechercher  dans  les 
deux  races  quelles  leçons  de  l'expérience  pouvaient  avoir  recueil- 
lies les  pnédicateurs. 

La  parole  est  à  l'Irlandais  Columban  (1).  Il  commence  son 
exorde,  et  sans  plus  tarder  nous  met  au  fait  de  ce  qu'il  a  expé- 
rimenté :  «  Folie  aveugle,  fosse  obscure,  volonté  de  l'homme 
qui  caches  ce  que  l'on  te  confie  et  ne  rends  point  ce  qui  t'a 
été  donné.  On  te  caresse,  c'est  en  vain;  on  te  nourrit,  c'est  pour 
te  voir  ingrate;  on  te  comble,  bienfait  perdu  I  Sangsue  impa- 
tiente, sans  pitié  dans  ta  satiété,  mais  fiatteuse  à  jeun,  vorace 
sans  pudeur,  capable  de  tout  sucer  (2).  » 

Peut-être  surprendra-t-on  quelque  rhétorique  dans  ce  cri  trop 
bien  rythmé?  N'importe,  il  a  du  souffle,  il  vient  du  cœur.  C'est 

(1)  .S'.  Colnmbani  Scrmones,  seu    Inslnicliones    oariac.   iMaximu  Bibliothecu 
Veterum  Painnii,  s;ec.  VII,  t.  XII,  8  et  seq.). 

(2)  Instructio  VII,  1  i,  E. 


SAINT    BONIFACE.  267 

le  cri  d'un  cœur  déçu.  N'a-t-on  pas  l'habitude,  dans  un  même 
clan,  de  compter,  à  la  vie,  à  la  mort,  sur  l'appui  de  tous? 
D'autre  part,  en  face  de  l'adversaire  collectif  ou  personnel,  ne 
faut-il  pas  obstinément  tenir  ses  positions  (1)?  Columban  est  donc 
sorti  de  son  île  avec  un  irrésistible  besoin  de  confiance  en  au- 
trui et  une  raideur  intransigeante  dans  la  lutte.  Alors  chez  les 
Burgondes,  chez  les  Helvètes,  chez  les  Lombards,  il  a  eu  beau, 
selon  son  expression,  caresser,  nourrir,  combler  les  âmes  de  ses 
effusions  apostoliques,  il  s'est  heurté  fougueusement  aux  préju- 
gés populaires,  aux  passions  des  princes,  aux  droits  et  aux  sus- 
ceptibilités des  évèques,  à  la  suprématie  pontificale,  (f  ce  je  ne 
sais  quoi  de  morgue  hautaine  que  vous  mettez  à  vous  réclamer 
de  l'autorité  suprême  et  du  pouvoir  dans  les  choses  divines  (2)  », 
écrit-il  à  un  Pape.  Tout  ce  qu'il  a  donné  aux  hommes,  les  hom- 
mes ne  lelui  ont  point  rendu.  De  sorte  que  cet  homme  bon,  affec- 
tueux jusqu'à  la  tendresse,  si  débordant  de  joyeuse  expansion 
dès  qu'il  peut  abandonner  son  cœur  aux  mains  d'un  ami  (3), 
termine  son  apostrophe  à  la  volonté  avec  celte  exagération  can- 
dide d'une  naïveté  devenue  méfiante  :  «  Cœur  de  l'homme,  qu'as- 
tu  d'honnête?  Rien  (4)!  »  L'universelle  confiance  de  l'Irlandais  a 
sombré  dans  le  pessimisme. 

Telles  ne  sont  point  cependant,  — malgré  l'absolu  des  formules, 
—  les  conclusions  définitives  de  toute  expérience  des  hommes. 
On  peut  à  l'infini  varier  d'opinion  sur  l'animal  «  ondoyant  et 
divers  »  :  il  déconcerte  les  plus  inventifs.  Tout  dépend  du  mi- 
lieu où  on  l'observe. 

N'est-il  pas,  à  l'opposé  du  milieu  irlandais,  une  société  où 
l'enfant,  dès  qu'il  peut  comprendre  et  agir,  reçoit  perpétuelle- 
ment cette  leçon  de  choses  :  «  Quoique  valent  ou  paraissent  valoir 
les  autres,  occupe-toi  d'abord  de  valoir  par  toi-même.  Ne  compte 
pas  sur  autrui,  compte  sur  toi;  travaille  à  y  compter  sérieuse- 
ment ».  C'est  là,  dans  une  famille  du  type  saxon,  en  des  monas- 


il)  La  Science  sociale,  IX,  p.  30-35. 

(2)  S.  C'olumbani  Epist.  IV  ad  lionifacium  papam,  30,  F. 
i,3j  Epislola  ad  Fedolium,  ad  discipiilos  et  inonaclios  suos. 
(4;  Insfruclio  VU,  loc.  cit. 


208  LA    SCIENCE   SOCIALE, 

tères  peuplés  de  Saxons  et  organisés  poiii*  eux,  que  Boniface  s'est 
exercé  à  découvrir  par  lui-même^  et  à  suivre  sa  voie  person- 
nelle ;  là,  qu'il  a  toujours  mesuré  ses  espérances  à  ses  forces 
personnelles,  bien  calculées,  bien  éprouvées  (1).  Quelle  utilité  dès 
lors,  quel  attrait  lui  offrirait  cette  naïve  confiance  universelle 
d'où  revint  si  douloureusement  Columban?  L'éducation  person- 
nelle du  milieu  aug"lo-saxon,  totalement  opposée  à  l'éducation 
communautaire  du  clan  celtique ,  a  rendu  Boniface  éminemmenl 
circonspect. 

Jamais,  dans  ses  relations  avec  les  bommes,  il  ne  s'est  départi 
de  cette  circonspection.  A  ses  intimes  amis,  il  ne  s'est  confié 
qu'après  mûr  examen.  Confiance  rare,  dont  trois  ou  quatre  fu- 
rent l'objet  dans  une  carrière  de  soixante-quinze  ans  :  le  vieil 
évoque  de  Vinton  est  un  type  déjà  connu  de  cette  amitié  très 
prudente,  très  éprouvée,  très  sûre  de  part  et  d'autre  (2).  Ceux 
que  nous  rencontrerons  dans  la  suite  auront  comme  lui  dû- 
ment conquis  une  exceptionnelle  confiance. 

Après  cette  élite,  Boniface  rencontrait  le  commun  des  hommes  : 
à  Exeter,  ses  maîtres  et  compagnons  de  noviciat  et  d'études  ;  à 
Nutscell,  ses  élèves;  dans  ses  voyages  d'exploration  et  d'apostolat, 
ses  collaborateurs.  Voilà,  depuis  sa  cinquième  année  jusqu'à  la 
quarante-huitième  environ,  de  quoi  se  compose  le  milieu  immé- 
diat de  sa  vie;  l'objet  de  ses  relations  quotidiennes  d'inférieur, 
d'égal,  de  supérieur.  Quelles  qu'aient  pu  être,  parmi  ces  hommes, 
les  différences  individuelles,  tous  du  moins  sont  de  sa  race,  for- 
més comme  lui  :  gens  circonspects  ne  s'attachant  qu'à  bon  escient 
et  sans  jamais  abdiquer  leur  réserve  personnelle.  Tous  ces  Anglo- 
Saxons  ne  s'accordent  jamais  qu'une  confiance  motivée  et  relative  : 
Boniface  ne  veut  compter  sur  les  hommes  que  dans  la  mesure 
où  réellement  il  les  a  éprouvés. 

Voilà  ce  qui  le  préserve  des  désenchantements  et  du  pessimisme 
de  Columban.  Fût-il  même  trahi  par  un  de  ses  collaborateurs,  il 
constate  douloureusement  le  fait  sans  en  rien  conclure  de  géné- 
ral contre  la  nature  humaine.  «  Nombreux,  —  dit-il,  —  ceux  que 

(1)  La  Science  sociale,  t.  X. 

[2)  Bonifacius  Danieli  Lpisl.  XH,  7O0,  B. 


SAINT   BONIFACE.  200 

j'ai  pensé  voir  un  jour  à  la  droite  du  Christ,  parmi  les  brebis; 
mais  devenus  des  bêtes  galeuses  et  insoumises,  ils  promettent  de 
tenir  leur  place  à  gauche,  parmi  les  boucs  »  (1)! 

Tout  est  dit  par  là.  Ces  trahisons,  seules  de  toutes  les  épreu- 
ves de  son  apostolat,  —  c'est  lui  qui  l'avoue,  —  elles  l'atteignent 
au  cœur  (2)  I  Mais  son  esprit  les  voit  de  haut  :  elles  ne  troublent 
point  la  sérénité  de  son  jugement.  Il  se  garde  de  toute  théorie 
absolue  sur  l'universelle  corruption  humaine  :  attentif  aux  hom- 
mes plutôt  qu'aux  abstractions,  il  tâche  de  les  estimer  individuel- 
lement pour  ce  qu'ils  sont.  Il  les  juge  donc  toujours  avec  ce  bon 
sens  équitable  qui  lui  vient  de  sa  réserve  circonspecte.  Nous  pou- 
vons ainsi  affirmer  qu'il  apprenait  à  juger  sainement  les  hommes 
en  apprenant  à  compter  d abord  sur  soi. 

Ne  cherchons  donc  pas,  dans  ses  sermons,  ces  fulgurants  pa- 
radoxes qui  terrassent  et  terrifient  les  auditoires.  Il  prêche  d'un 
ton  calme,  paternel,  amical;  il  cause  et  censure  avec  une  clair- 
voyante équité. 

Celle-ci  est  plus  vraie,  même  théologiquement,  en  regard  de 
l'homme  déchu,  que  le  pessimisme  irlandais.  Elle  est  surtout 
\)\\\s,  persuasive. 

N'est-ce  pas  un  peu  décourageant  de  se  sentir  le  cœur  toujours 
fouillé  plus  avant  par  un  impitoyable  scalpel  qui  en  retire  uni- 
quement de  la  corruption?  A  se  trouver  longtemps  opérés  de  la 
sorte,  les  plus  débonnaires  finiraient  par  s'impatienter.  Boniface, 
mieux  au  fait  du  bien  et  du  mal  dans  l'humanité,  sonde  d'abord 
exactement  la  plaie.  C'est-à-dire  qu'il  examine  et  signale  sans 
exagération  ni  déguisement  les  vices  de  son  auditoire.  Au  lieu 
d'invectives  absolues  et  générales,  des  indications  particularisées, 
comme  dans  une  ordonnance  de  médecin  :  «  Ne  commettez  point 
de  fraudes  ;  évitez  comme  de  mortels  poisons  les  fausses  balan- 
ces et  les  mesures  doubles.  Ne  vous  permettez  aucun  vol,  si  ingé- 
nieusement déguisé  qu'il  soit  »  (3).  Toutes  ces  plaies  sondées  et 
le  pansement  indiqué,  les  fibres  saines  de  l'àme  sont  à  leur  tour 

(1)  Bonifacii  Epiai.  XXII,  722,  A. 

(2)  Epist.  XII,  701,  B,  C. 

;3)  Bonifacii  Sermo  XI,  864,  B;  cf.  Sermo  VIII.  et  alibi,  passim. 


270  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

mises  à  nu.  Il  y  a  de  l'honnêteté,  il  y  a  même  de  l'honneur  dans 
ces  trop  ingénieux  commerçants.  L'orateur  intéresse  l'un  et 
l'autre  par  un  appel  au  respect  de  la  parole  donnée.  «  Écou- 
tez, mes  frères,  faites  bien  attention  à  ce  qu'au  baptême  vous 
avez  promis  de  renier.  Vous  avez  renié  le  diable,  ses  œu- 
vres et  son  culte.  »  Suit,  dans  le  style  précis  d'un  contrat,  l'énu- 
mération  de  tous  ces  reniements.  Puis,  la  conclusion  :  «  Nous 
croyons  que,  par  la  miséricorde  de  Dieu,  vous  avez  renié  tout  cela  du 
fond  de  votre  cœur,  d'une  volonté  portée  aux  actes.  Je  vous  rap- 
pelle donc,  mes  très  chers  frères,  vos  promesses  au  Dieu  tout-puis- 
sant »  (1).  Au  moins,  cette  confiance  en  leur  loyauté  relève- 
t-elle  à  leurs  propres  yeux  ces  chrétiens  encore  fragiles.  Ils  ne 
sauraient  s'abuser  sur  ses  motifs  :  le  missionnaire  vient  de  signa- 
ler nettement  leurs  faiblesses  et  la  miséricorde  de  Dieu.  Mais, 
celle-ci  aidant,  l'équité  du  miséricordieux  censeur  donnera  un 
(Han  vers  le  bion^  également  éloigné  du  découragement  et  de  la 
présomption. 

Quel  que  soit  leur  élan,  les  volontés  humaines  demeurent  tou- 
jours exposées  à  l'inconstance.  Or  Boniface  est  un  prédicateur 
de  la  persévérance  :  «  Que  chacun,  dit-il,  insiste  de  toutes  ses 
forces  à  parfaire  ce  qu'il  a  commencé...  Servons  le  Seigneur  no- 
tre Dieu  d'un  total  vouloir  ».  En  d'autres  termes,  gardons  nos 
volontés  de  leur  propre  instabilité.  Par  quels  moyens,  on  va  le 
voir. 


II.    nONIFACE,    HABITUÉ    AU    BON    ORDRE    d'uN    MILIEU    STABLE, 

PRÊCHE    A    SES    NÉOPHYTES    LA    FIDÉLITÉ    AU    DEVOIR    DÉTAT. 

C'est  bien  dans  son  milieu  anglo-saxon  qu'il  a  vu  toute  énergie 
particulière  aboutir  à  la  conservation  générale  d'un  stable  état 
de  choses.  Héritiers  ou  fondateurs  de  domaines,  séculiers  ou 
moines,  ses  compatriotes  se  reposaient  autour  de  lui  dans  l'ave- 
nir de  leur  travail.  Ils  pouvaient  donc,  parmi  les  vicissitudes  de 

(1)  Sermo  A'F,  870,  B. 


SAINT    BOMFACE.  iî71 

l'existence,  s'attacher  de  toute  leur  énergie  à  la  conservation  d'une 
œuvre  fondée  pour  les  siècles.  La  vie  passait  sous  leurs  yeux  et 
entre  leurs  mains;  l'état  de  leur  vie,  immobilisé  par  les  institu- 
lions ,  leur  donnait  ici-bas  des  intérêts  et  des  devoirs  perma- 
nents. 

On  dira,  c'est  vrai,  que,  dans  toute  société,  il  y  a  des  devoirs 
d'état  et  que  leur  prédication  est  un  thème  commun  de  la  chaire 
chrétienne.  Mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de  refuser  aux  sociétés  ins- 
tables toute  existence  et  toute  notion  du  devoir  d'état.  Il  faut 
constater  seulement  que,  dans  les  sociétés  stables,  le  devoir  d'état 
est  naturellement  mieux  défini,  mieux  réduit  en  pratique,  et  par 
les  chrétiens  et  par  les  prédicateurs. 

Les  sermons  de  Columban  définissent  volontiers  une  certaine 
catégorie  de  devoirs.  Mortifier  sa  chair,  pratiquer  la  charité  fra- 
ternelle, prier  en  chassant  le  mieux  possible  les  distractions,  se 
détacher  des  plaisirs  et  des  soins  du  corps  ;  voilà  ce  que  l'abbé 
de  Bobbio  rappelle  à  ses  moines.  Ce  sont  les  devoirs  de  la  vie  mo- 
nastique, ou  même  plutôt  de  la  vie  spirituelle,  considérée  sous 
son  aspect  le  plus  général,  comme  la  vie  d'une  âme  unie  à  Dieu. 
Columban  s'attache  donc  à  définir,  pour  des  hommes  dont  l'exis- 
tence est  si  particulière,  les  conditions  universelles  et  ])sychologi- 
ques  de  la  vie  intérieure. 

Quant  à  la  vie  extérieure  en  communauté,  en  voyage,  en  pré- 
dication ;  quant  à  ses  incidents,  à  ses  tentations,  et  en  somme  à  ses 
devoirs  de  circonstance,  l'orateur  n'en  dit  rien  à  cet  auditoire  de 
cénobites  missionnaires.  Il  vit  décidément  en  dehors  des  cho- 
ses ;  il  traverse  les  situations  de  la  vie  dans  la  solitude  idéale  de 
son  âme,  et  voici  la  mélancolique  doctrine  que  lui  inspire  cet 
état  d'abstraction.  Nous  le  prenons  au  début  de  l'exorde  : 
«  0  vie,  combien  en  as-tu  trompés,  combien  séduits,  combien 
aveuglés!  Pendant  que  tu  fuis  tu  es  néant,  pendant  que  tu  t'é- 
lèves tu  es  fumée,  pendant  que  tu  apparais  tu  es  ombre!  Cha- 
que jour  tu  fuis  et  tu  arrives  :  à  ton  arrivée,  fugitive;  dans  ta 
fuite,  arrivant  toujours;  jamais  la  même  dans  tes  événements, 
toujours  la  même  à  les  faire  naître;  jamais  la  même  dans  tes 
coups,  toujours  la  même  à  pousser  ton  cours;   douce  aux  fous. 


272  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

amère  aux  sages!  Ceux  qui  t'aiment  ne  te  connaissent  pas  :  ceux- 
là  te  comprennent  qui  te  méprisent.  Tu  n'es  donc  pas  vraie, 
tu  es  menteuse  :  tu  te  montres  comme  vraie,  mais  tu  fais  un  tour 
et  ton  mensonge  est  évident.  Qu'es-tu  donc,  ô  vie  humaine?  tu 
es  le  chemin  de  ceux  qui  mourront,  tu  n'es  pas  la  vie...  Tu  es 
le  chemin  vers  la  vie  (1).  »  Columban  prêche  donc  rhutahilUé, 
absolue  de  toute  vie  humaine . 

Pourquoi?  Parce  que  son  esprit  s'est  détaché  de  tout,  au 
spectacle  d'une  société  instable  toujours  ])ouleversée.  Il  ne 
nous  est  que  trop  facile  de  le  comprendre  nous-mêmes.  Dès  l'en- 
fance, cet  homme  a  vu  les  terres  changer  incessamment  d'usu- 
fruitiers, les  foyers  se  désagréger  à  la  mort  du  père,  les  clans 
s'arracher  et  se  reprendre  le  pouvoir.  Religieux,  il  a  vu  ses 
frères  embrasser  les  haines  de  leurs  clans  respectifs,  les  com- 
munautés partager  les  vicissitudes  des  groupes  politiques.  Le 
monde  et  le  clergé  l'ont  à  l'envi  rendu  incapable  de  comprendre 
une  chose  humaine  stable  et  de  se  fixer  lui-même  nulle  part. 
Toujours  voyageur  de  gré  ou  de  force,  il  regarde  l'humanité  au 
vol  d'oiseau  de  la  vie  nomade  :  tout  fuit  pour  lui,  et  le  flot  qui 
le  porte,  et  les  rives  immobiles.  Sa  théorie  de  l'instabilité  uni- 
verselle est  en  somme  le  résidu  de  son  expérience  d  Irlandais. 

Sous  l'horizon  de  cette  théorie,  Columban  voit  le  monde  comme 
un  véritable  tourbillon,  où  l'homme  s'agite,  marchant  vers  Dieu. 
Il  méconnaît  les  conditions  extérieures,  parfois  vraiment  stables, 
qui  fixent  la  vie  sans  qu'elle  cesse  d'avancer.  Et  alors,  le  devoir 
d'état  social,  avec  ses  nécessités  extérieures  et  de  circonstance,  pa- 
rait oublié  dans  la  prédication  du  nomade  missionnaire. 

C'est  Boniface  qui  en  est  le  docteur  par  excellence.  Voici  son 
exorde  sur  les  états  de  vie  :  «  Il  nous  faut  considérer,  mes  très 
chers,  l'état  de  notre  vie  présente...  Notre  rédempteur  Jésus  nous 
a  fait  le  précepte  de  vivre  pieusement  et  de  rechercher  ce  qui  est 
éternel,  en  sorte  <]ue  chacun  doit  gérer  diligemment  sa  place 
et  son  emploi,  afin  de  ne  point  apparaître  en  cette  place  comme 
vide  de  bonnes  œuvres  ou  moins  utile,  {^na  est  l'âme  dans  le  corps 

(1)  Inslruclio  V,  l:î,  D,  E. 


SAINT    BOMFACE.  27.'{ 

et  d'elle  vient  la  vie;  multiples  sont  les  membres  qui  se  distin- 
guent selon  leurs  fonctions.  Ainsi,  dans  l'Église,  une  est  la  foi  qui 
en  tout  lieu  doit  opérer  par  la  charité  ;  mais  nombreux  sont  les 
états  dont  chacun  a  son  service  propre.  Autre  donc  est  l'ordre 
des  riches,  autre  celui  des  pauvres;  autre  est  l'ordre  des  an- 
ciens, autre  celui  des  jeunes  :  chaque  personne  en  particulier  a 
ses  propres  devoirs,  comme  chaque  membre  du  corps  a  sa  fonc- 
tion individuelle  (1).  » 

Se  peut-il  un  point  de  vup  plus  opposé  à  celui  de  Golumban? 
Nous  disons  seulement  un  point  de  vue;  car,  au  fond,  la  doctrine 
est  la  même  de  part  et  d'autre.  Comme  l'Irlandais,  l'Anglo -Saxon 
dit  à  son  auditeur  :  «  Au  travers  de  ce  qui  passe,  dans  le  cours 
de  la  vie  présente,  cherchez  ce  qui  est  éternel  ».  Tous  deux  s'ac- 
cordent sur  le  but  de  la  vie.  Mais  ici-bas,  Golumban  voit  exclu- 
sivement ce  qui  passe  :  «  Du  jour  de  ma  naissance  à  celui  de  ma 
mort,  je  cours  sans  cesse;  chaque  jour  je  change,  jamais  je  ne 
peux  voir  ma  vie  dans  sa  totale  unité,  jamais  je  n'ai  d'arrêt. 
Nunquam  sto  (2)  ».  —  «  Je  passe  et  je  change,  oui,  —  réplique 
Boniface,  —  mais  ma  vie,  si  fugitive  qu'elle  soit,  a  son  unité  per- 
manente, son  état  :  Vitse  statum.  J'ai  ma  place  dans  l'Église  et 
dans  la  société,  et  cette  place,  à  jamais  fixée,  donne  à  mes  occu- 
pations de  chaque  jour  un  caractère  permanent.  » 

C'est  ainsi  que,  par  leurs  natures  et  les  milieux  qui  les  ont 
façonnés,  Columban  et  Boniface  sont  préparés  à  des  enseigne- 
ments opposés.  L'Anglo-Saxon,  enrichi  de  tous  les  souvenirs  et 
de  toutes  les  expériences  d'une  société  fermement  stable  à  tous 
les  degrés  de  sa  hiérarchie,  devient  le  docteur  des  états  de  vie  ; 
l'Irlandais,  tout  meurtri  par  les  révolutions  permanentes  de  son 
pays,  prêche  avec  un  amer  détachement  le  mépris  de  la  vie  qui 
passe. 

De  la  théorie,  cette  opposition  devait  infailliblement  passer 
dans  la  pratique.  Aux  points  de  vue  opposés  des  missionnaires 
devaient  correspondre  des  conseils,  des  méthodes  contraires  de 
direction.  Comme,  avant  tout,  c'est  la  manière  de  se  décider  et 

(1)  Sernio  IX,  860,  A,  B. 

(2)  Instructio  Y,  loc.  cit. 

T.    XII.  18 


274  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

de  se  conduire  qui  caractérise  la  direction  d'une  vie  morale, 
nous  allons,  sous  ce  rapport,  définir  la  direction  que  Boniface 
imprimait  aux  âmes  dans  ses  sermons. 


III,    —    BONIFACE,    HABITUÉ    A    SE    DÉCIDER    EN    TOUT    PAR    SOI-MÊME, 
HABITUE    SES  CHRÉTIENS    A    GOUVERNER   LEUR    VIE    PAR    EUX-MÊMES. 

C'est  un  art  difficile  que  celui  de  se  gouverner.  11  exige  d'abord 
cette  justesse  de  la  raison  pratique  qui  adapte,  selon  les  circons- 
tances, les  moyens  à  la  fin.  Toute  société  est-elle  également 
capable  de  former  à  cette  adaptation? 

Laissons  Golumban  nous  répondre  pour  l'Irlande.  Où  et 
comment  y  aurait-il  appris  à  calculer  tous  les  éléments  d'une 
situation  qu'il  faut  conquérir  ou  garder? 

Il  devait,  c'est  vrai,  avec  toute  la  finesse  que  développaient  les 
intrigues  des  clans,  faire  sa  psychologie  et  celle  de  ses  adver- 
saires. Mais,  oubliant  les  conditions  spéciales  des  états  de  vie,  il 
négligeait  le  côté  positif  et  matériel  des  choses.  Tout  l'honneur 
qu'il  lui  faisait,  c'était  de  le  mépriser  superbement  :  «  0  misé- 
rable humanité,  toute  pourrie  au  fond,  toute  pleine  de  fiel, 
d'humeurs,  de  liquides,  de  sang,  de  déjections,  tu  nettoies  ta 
peau  à  l'extérieur  et  jamais  tu  n'es  propre  ;  toujours  le  bas-fond 
intime  de  tes  immondices  te  salit  et  te  souille...  Aveugle,  qui 
renverses  l'ordre  des  choses  :  tu  laves,  tu  ornes  ce  qui  par 
nature  est  pourri;  tu  souilles  et  tu  violes  ce  dont  la  nature  est 
splendeur,  tu  corromps  ton  àme  (1).  »  Et  tout  le  sermon  con- 
tinue sur  ce  ton,  invectivant  jusqu'à  la  fin  contre  les  soins  ex- 
cessifs du  corps,  mais  sans  jamais  préciser  où  commence  l'excès. 
Columban  s'exalte  et  exalte  les  âmes  en  face  des  servitudes  ou 
des  révoltes  du  tempérament. 

Il  a  ce  tact  chrétien  qui  ressent  vivement,  dans  les  situations 
et  les  nécessités  matérielles  de  la  vie,  l'obstacle  au  service  de 
Dieu.  Mais  il  n'a  pas  ce  bon  sens  positif  et  circonspect  qui  se 
définit  exactement  le  mal  et  son  remède. 

(1)  Jnstrucfin   VII.  14,  F. 


SAINT    BUNIFACK.  275 

C'est  aussi  avec  le  même  ('lan  (jémircu.v  et  rtujur  qu'il  pousse 
l'esprit  et  le  cœur  dans  la  voie  du  bien.  C'est  avant  tout  cet 
élan  qu'il  veut  communiquer  aux  Ames  :  «  Il  appartient  aux 
voyageurs  de  se  hâter  vers  leur  patrie  :  une  même  cause  leur 
donne  Tinquiétude  de  la  route  et  la  sécurité  de  la  patrie.  Hâtons- 
nous  donc  vers  la  patrie,  nous  qui  sommes  en  route  :  toute 
notre  vie  n'est  que  l'étape  d'un  jour  (1)  ».  —  Voir  le  but,  le 
fixer  et  y  tendre,  cela  suffit.  On  dirait  que  la  route  va  tout  droit, 
et  qu'une  science  des  diverses  régions  où  passent  les  âmes  n'est 
pas  nécessaire. 

Des  invectives  sans  mesure  contre  l'instabilité  et  la  corruption 
humaines;  de  larges  effusions  mystiques,  le  sursum  corda  d'une 
belle  àme  enthousiaste  en  face  du  Ciel,  il  ne  se  trouve  point, 
dans  les  sermons  de  Columban,  d'autre  doctrine  pratique.  Ne 
dirait-on  pas  d'un  chef  de  clan,  qui  entraine  ses  hommes  à 
quelque  assaut  difficile,  effrayant  pour  les  lâches,  magnifique 
de  promesses  pour  les  braves?  Le  missionnaire  irlandais  entraine 
les  âmes  dans  son  propre  élan,  soulève  son  auditoire  en  masse; 
mais  il  ne  sait  pas  comment  se  forment  un  à  un  les  caractères 
chrétiens. 

Il  faut  pour  cela,  comme  Boniface  le  fait,  ramener  sans  cesse 
la  pensée  de  l'auditeur  aux  conditions  positives  de  son  état.  Au 
lieu  de  grands  mouvements,  viennent  alors  les  longues  énumé- 
rations,  où  le  missionnaire  éducateur  fait  défiler  toute  la  société. 
Voici  d'abord  la  société  par  états  individuels  :  l'homme  seul 
déjà  soumis  à  des  devoirs  envers  son  corps  et  son  cœur.  Puis 
la  famille,  avec  les  situations  et  les  devoirs  réciproques  de  ses 
membres;  puis  les  voisins;  puis  les  concitoyens  du  canton,  du 
comté,  de  la  province.  Et  alors  défile  de  nouveau  sur  la  place 
publique  toute  la  hiérarchie  officielle  (2).  D'autres  fois,  c'est  la 
société  par  âges  :  vieillards,  jeunes  gens,  hommes  mûrs;  ou 
bien  encore  la  société  par  classes  :  laïcs  et  clercs  :  ici  le  prêtre 
et  l'évêque,  là  le  serf,  l'artisan,  le  propriétaire,  le  maitre  (3). 

(1)  InstrucUo  VIII,  15,  C. 

(2)  Sermo  V,  852-855. 

(3^  Sermo  IX,  860-862  —  Cf.  Senno  S.I. 


276  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

En  homme  exercé  à  se  définir  les  situations  de  la  vie,  Boniface 
veut  que  chacun  se  définisse  exactement  la  sienne,  en  elle-même 
et  dans  ses  rapports  avec  celle  d'autrui. 

Qu'on  ne  prenne  pas  ceci  pour  les  minuties  d'un  esprit  terre 
à  terre  et  scrupuleux.  Une  grande  et  virile  idée  commande  à 
tous  ces  détails  et  les  grandit.  Que  veut  dire  ce  mot  :  «  Il  faut 
que  chacun  gère  avec  diligence  sa  place  et  son  emploi.  »?  — 
Pourquoi  cette^  fréquente  répétition  du  qualificatif  individuel 
((  chacun  »?  Parce  que  Boniface  ne  s'amuse  point  à  analyser  les 
situations  et  leurs  devoirs  pour  le  vain  plaisir  de  spéculer  sur 
la  morale.  11  explique  toutes  ces  particularités,  afin  de  guider 
et  de  soutenir  l'initiative  de  ses  chrétiens  dans  ce  qu'il  y  a  de 
moins  universel  et  de  moins  abstrait  au  monde  :  l'action.  Il  les 
les  habitue  à  délibérer  par  eux-mêmes  sur  leur  action  personnelle 
afin  qu'ils  en  prennent  bravement  la  responsabilité.  C'est  le 
suprême  bienfait  de  son  éducation  anglo-saxonne,  passant  dans 
sa  direction  spirituelle  :  savoir  dvllhcrcr  afin  de  pouvoir  se  re- 
.soudre. 

C'est  aussi  tout  Topposé  de  ce  que  prêche  Columban.  Celui-ci 
entraine,  Boniface  gouverne  les  âmes  :  l'un  puissant  sur  les 
masses;  l'autre  saisissant  les  individus  au  sein  des  masses,  pour 
leur  apprendre  à  se  gouverner.  En  dernière  analyse,  la  prédi- 
cation de  Boniface  tend  à  développer  au  plus  haut  degré  la 
valeur  individuclk'  de  ses  chrétiens. 

Il  nous  reste  à  voir  comment  les  chrétiens  de  Thuringe  se 
prêtent  à  cette  méthode.  Les  qualités  du  sermonnai re  sont 
définies,  passons  aux  circonstances  où  il  prêche  ses  sermons. 


IV.   —  BONIFACE,     RKNCONTRANT    EN    THURINGE   UNE    SOCIÉTÉ  STABLE, 

oi^  LUI-MÊME  s'Établit,  ne  forme  pas  seulement  des  thuringiens, 

MAIS    une   thuringe   CHRÉTIENNE. 

La  première  condition  extérieure  qui  peut  influer  sur  le  genre 
et  le  résultat  des  «  sermons  »  est  le  caractère  de  l'auditoire. 
Quel  peut  bien  être,  au  huitième  siècle,  en  Thuringe  ou  sur  la 


SAINT   BOMFACK.  277 

frontière  saxonne,  le  caractère  d'un  auditoire  chrétien?  Voici, 
par  exemple,  les  convertis  auxquels  le  missionnaire  a  donné 
rendez-vous  sur  le  territoire  de  Geismar,  dans  la  chapelle  de 
Saint-Pierre,  ou  sur  les  bords  de  l'Ohr,  à  Saint-iMicheld'Ohrdorf. 
Ils  viennent  parce  qu'ils  se  savent  tenus  à  s'instruire  de  leurs 
devoirs  nouveaux  comme  chrétiens  :  l'obligation  et  le  désir 
d'entendre  la  parole  de  Dieu  les  réunissent  autour  de  Boniface. 
Mais,  le  sermon  fini,  en  dehors  de  l'église,  vont-ils  se  disperser, 
chacun  s'isolant  de  son  côté,  ou  rentrant  dans  une  société  étran- 
gère, sinon  hostile,  à  l'influence  chrétienne? 

Ces  auditoires  se  composent  inévitablement  de  gens  établis 
dans  un  même  lieu  :  domaine  ou  groupe  de  domaines  voisins. 
Us  se  réunissent  donc  aussi  naturellement  pour  les  actes  de  leur 
vie  religieuse  que  pour  ceux  de  leur  vie  publique  :  les.auditoires 
de  Boniface  se  composent  de  groupes  locaux  naturels. 

A  vrai  dire,  tout  auditoire  en  est  généralement  là  dans  une 
société  sédentaire.  Mais,  les  groupes  locaux  de  la  Thuringe 
avaient  une  certaine  composition  particulièrement  favorable 
aux  bons  effets  de  la  théorie  chrétienne  des  états  de  vie. 

Ce  mélange  de  Saxons  et  de  Franco- fhuringiens  qui  peuplait  le 
duché  de  Thuringe  comptait,  en  effet,  un  bon  nombre  d'élé- 
ments stables.  A  côtés  des  colonies  saxonnes  du  Nord  et  de  l'Est, 
types  supérieurs  de  stabilité,  les  domaines  fhuringiens  suppor- 
taient encore  la  comparaison.  Leurs  chefs,  on  s'en  souvient, 
étaient  demeurés  fidèles  à  la  coutume  prédominante  parmi  les 
races  patriarcales,  de  ne  transmettre  les  terres  qu'en  ligne  mas- 
culine. De  plus,  par  une  énergique  réaction  contre  les  pratiques 
du  partage  égal  qui  appauvrissaient,  divisaient,  affaiblissaient 
Bavarois  et  Alamans,  ils  avaient  inscrit  dans  la  Loi  nationale 
le  principe  de  la  libre  transmission  à  un  héritier  de  choix  (1). 

La  société  thuringienne  offrait  ainsi  de  nombreux  domaines, 
ou  groupes  de  domaines  pntièrement  stables. 

C'était  là  un  terrain  particulièrement  favorable  à  la  prédication 
de  Boniface. 

(1)  La  Science  sociale,  t.  X,  p.  533  à  539. 


278  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Là  où  des  familles  devenues  instables  se  pulvérisent  en  indivi- 
dus isolés  et  sans  influence  réciproque,  rien  ne  se  fait  par  en- 
tente spontanée;  chacun,  à  part  soi,  vaque  tout  seul  à  ce  qui  lui 
plait.  La  mère  est  au  sermon,  le  père  est  ailleurs  ;  l'un  et  l'autre 
s'y  rencontrent-ils,  l'autorité  leur  manque  pour  y  mener  et  en 
faire  profiter  enfants  ou  serviteurs.  Aussi,  dans  l'Irlande  instable, 
n'avons-nous  pas  vu  le  père  ou  la  mère  rassembler  la  famille 
autour  des  missionnaires.  Sans  l'autorité  militaire  des  chefs  de 
clan,  saint  Patrice  n'aurait  pu  grouper  autour  de  lui  que  de 
rares  auditoires,  inconsistants. 

Mais,  en  Thuringe,  personne  ne  vient  au  sermon  isolément,  ni 
contraint  parle  mot  d'ordre  du  pouvoir  public.  Une  autorité  non 
moins  persuasive  que  puissante  constitue  visiblement  l'unité  des 
auditoires.  Les  énumérations  sociales  que  nous  venons  d'analyser 
aux  côtés  de  Boniface  remettent  en  effet  sous  nos  yeux,  comme 
sous  les' siens,  des  familles  au  complet  :  grands-parents,  parents, 
enfants  (1).  Ce  sont  des  familles  de  toute  classe  :  ici  les  pauvres, 
les  gens  de  train  modeste,  petits  agriculteurs,  commerçants  de 
village,  artisans  (2)  ;  là,  des  riches,  des  nobles,  entourés  de  leurs 
tenanciers  et  de  leurs  serfs  (3).  Comme  d'ailleurs  ces  puissants 
cumulent  d'ordinaire  les  magistratures  publiques  avec  le  patro- 
nage privé,  l'orateur  reconnaît,  dans  la  foule  qui  les  entoure,  des 
justiciables,  des  imposés,  des  tributaires,  des  sujets,  membres  de 
divers  groupes  publics  (i).  Boniface  ne  forme  donc  pas  à  la  vie 
chrétienne  des  hommes  isolés  de  leur  milieu  social  ou  rassem- 
blés par  ordre  du  pouvoir.  C'est  la  famille  qui  est  l'élément  es- 
sentiel de  son  auditoire  ;  la  famille  stable^  marchant  à  la  suite  de 
son  chef  et  de  son  patron.  En  sorte  que  les  familles  de  tout  ordre 
se  rencontrant  au  sermon,  Boniface  ne  prêche  pas  seulement  à  des 
Thuringiens,  mais  à  la  soviet é  thuringienne. 

Quel  milieu  pouvait  être  plus  favorable  au  développement  de 
ces  théories  habituelles  sur  les  (i  états  de  vie»?  Son  éloquence 


(1)  He.rmo  IX,  861,  C ,  D;  —  ///,  8V.t,  A,  B. 

(2)  Sermo  XI,  864,  ^,—  JX,  861,  A. 

(3)  Sermo  V,  85:5,  C,  D. 

(4)  Hcrmo  V,  853,  A  ;  —  IX,  860,  C. 


SAINT  BONIFACE.  ^71) 

mesurée  et  pratique  se  trouvait  pour  ainsi  dire  en  harmonie  préé- 
tablie avec  ce  genre  d'auditoire. 

Il  savait,  avons-nous  dit,  faire  équitablement  et  de  sang-froid 
la  part  du  bien  et  celle  du  mal  dans  la  nature  humaine.  En  face 
de  son  auditoire  thuringien ,  il  va  en  conséquence  répartir  ses 
avertissements  et  ses  censures  avec  une  justice  habilement  dis- 
tributive.  Il  n'a  pas  seulement  devant  lui  la  société  thuringienne 
matériellement  présente  ;  il  la  vise  et  l'atteint  dans  sa  vie  et  dans 
ses  relations.  Dans  toute  la  force  de  ce  terme,  il  lui  distribue  la 
vérité  sur  ses  devoirs. 

Dans  cette  distribution,  point  d'allures  hésitantes  ni  de  paroles 
effacées  :  la  vérité  sur  tout,  dite  avec  une  liberté  tranquille  de- 
vant tous.  Devant  leurs  enfants,  qui  viennent  d'être  apostrophés, 
les  parents  entendent  cette  leçon  respective  :  «  Que  les  femmes 
craignent  et  honorent  leurs  maris;  qu'elles  gardent  pour  eux  leur 
chasteté.  Mais  aussi,  que  les  maris  aiment  leurs  femmes,  qu'ils 
observent  d'abord  eux-mêmes  la  chasteté  qu'ils  exigent  de  leurs 
femmes,  afin  que  celles-ci  voient  leurs  bons  exemples  (1).  »  — 
Des  époux,  l'orateur  passe  au  clergé.  Ce  n'est  pas  dans  le  secret 
du  sanctuaire,  toutes  portes  closes  aux  laïcs ,  c'est  en  face  du 
peuple  entier  que  cet  avertissement  est  donné  :  «  Les  prêtres  et 
les  clercs  de  toute  la  sainte  Église  doivent  être  stables  dans  le 
service  de  Dieu  ;  jour  et  nuit  se  montrer  irrépréhensibles  aux 
séculiers...  ne  pas  être  ivrognes,  avares,  verbeux  dans  les  fes- 
tins, à  la  recherche  du  gain...  S'il  est  nécessaire  à  tout  homme 
d'apprendre  soigneusement  la  doctrine  catholique  et  apostolique, 
combien  plus  aux  prédicateurs  du  peuple  chrétien,  qui  sont  doc- 
teurs dans  l'Église  de  Dieu...  Ignorant,  ne  rougis  pas  d'apprendre 
ce  que  tu  ne  sais  point,  et  quand  tu  le  sauras,  ne  tarde  point  à 
l'enseigner  (2).  »  Sans  aucun  doute,  l'obéissance  et  le  comman- 
dement sont  assez  solidement  organisés  parmi  ces  laïcs  et  ces 
clercs,  ces  maris  et  ces  femmes,  pour  que  le  blâme  légitime  de 
l'un  ne  serve  point  de  prétexte  à  l'insubordination  ou  aux  abus 
de  pouvoir  de  l'autre.   Il  serait  difficile  de  blâmer  avec  cette  li- 

(1)  Sermollf,  849,  A. 

(2)  SermoIII,  849,  B,  C.  —  Cf.  /,  844,  C. 


280  LA   SCIENCK   SOCIALE. 

berté  dans  une  société  divisée  par  l'antagonisme  des  classes  et 
des  individus.  La  'pleine  liberté  de  la  correction  publique  n'est 
pas  seulement  inspirée  à  Boniface  par  son  équité  et  son  indépen- 
dance d'esprit  :  elle  lui  est  permise  parla  stabilité  de  la  hiérar- 
chie sociale. 

Elle  n'est  point  d'ailleurs  une  vaine  liberté  ;  car  l'influence  de 
la  parole  divine  persiste  après  le  sermon,  dans  la  vie  même  des 
familles.  Boniface  n'a  point  l'autorité  précaire,  indécise,  d'un 
conseiller  officieux,  admis  des  uns,  discuté  ou  dédaigné  des  au- 
tres. La  docilité  du  père  lui  gagne  la  mère  et  les  enfants  ;  l'at- 
tention du  patron  provoque  celle  des  serfs  et  des  tenanciers.  Le 
prêtre  est,  d'une  façon  permanente,  le  docteur  de  la  famille,  du 
domaine,  de  la  société,  parce  qu'il  a,  dans  ces  groupes  stables 
et  hiérarchisés,  l'autorité  naturelle  pour  auxiliaire  de  son  autorité 
doctrinale.  Si  le  prêtre  est  docteur,  le  père  est  catéchiste  ;  telle 
est  la  loi  des  sociétés  stables  et,  —  sauf  de  miraculeuses  excep- 
tions, —  d'elles  seules,  dès  que  la  grâce  a  touché  leurs  chefs  rie 
famille. 

Telle  est  aussi  pour  une  société  entière  la  garantie  d'un  avenir 
chrétien.  Aussi,  dès  leur  jeunesse,  Boniface  prépare  ses  chrétiens 
à  ce  ministère  du  foyer  :  <(  Que  les  jeunes  gens  et  les  jeunes 
hommes  écoutent  les  anciens  en  tout  ce  c[ui  est  de  la  doctrine 
sacrée,  et  ne  fassent  rien  sans  leur  conseil.  Soumis  dans  l'humi- 
lité de  l'obéissance,  ils  se  rendront  dignes,  lorsque  l'âge  et  le 
moment  opportun  seront  venus,  d'exercer  à  leur  tour  le  minis- 
tère du  Christ  Dieu.  Celui  qui  dans  l'adolescence  n'a  pas  appris 
la  science  du  bien,  comment  pourra-t-il,  dans  sa  vieillesse,  la 
posséder  et  l'enseigner  (1)?  » 

Le  missionnaire,  désormais  siir  de  la  tradition  dans  ces  stables 
familles,  prépare  ainsi  la  perpétuité  de  ces  nombreuses»  Églises 
domesticpies  »  que  saint  Jean  Chrysostomc  eût  voulu  voir  pros- 
pérer dans  toutes  les  maisons  de  Gonstantinople. 

Il  n'y  a  donc  pas  seulement  des  chrétiens  en  Thuringe  ;  une 
Tliurinye  chrétienne  existe.  Tel  est,  en*  somme,  pour  le  mission- 

(1)  8ermo  lll,  S-iy,  C. 


SAINT    Ho.MKACE.  281 

luiiro  anglo-saxon,  le  résultat  caractéristique  de  son  genre  de 
parole  dans  son  auditoire  particulier.  Voilà  ce  que,  par  la 
grâce  de  Dieu,  un  homme  issu  de  l'amille  stable  sait  et  peut 
opérer  dans  un   milieu  de  familles  pareilles. 

Bonil'ace  avait  l)ien  soin  d'ailleni's  de  rendre  ee  résultat  aussi 
complet  que  possible,  par  sa  silnntion  et  celle  de  son  clergé  au 
milieu  de  ces  auditoires. 

Avec  toutes  ses  qualités  spéciales,  il  eût  moins  obtenu  de  ses 
stables  Thuringiens,  s'il  n'avait  rendu  sa  \iYéà\Q,dMon  pi'rmancntc 
Sans  doute,  il  connaît  les  déplacements  rapides  du  prédicateur 
nomade.  Mais  il  ne  se  déplace  jamais  que  pour  choisir  les  po- 
sitions de  son  ministère  local.  La  position  adoptée,  il  s'y  ins- 
talle. 11  séjourne  dans  Amonebourg  tout  le  temps  nécessaire 
pour  amener  les  semi-païens  à  la  pure  vie  chrétienne  et  former 
les  plus  fervents  chrétiens  à  la  vie  monastique.  Ces  séjours 
prolongés  le  familiarisent  complètement  avec  les  populations, 
donnent  à  son  autorité  toute  certitude  dans  l'exhortation  et 
dans  la  censure,  lui  unissent  à  jamais  les  familles  et  les  auto- 
rités sociales.  Ainsi  la  situation  vraiment  stable,  qu'il  sait  prendre 
au  milieu  de  ses  néophytes,  achève  de  développer  la  tradition 
chrétienne  en  Thuringe. 

Toutefois,  si  la  stabilité  thuringienne  et  la  stabilité  anglo- 
saxonne  se  trouvent  d'accord  à  fonder  cette  tradition,  l'initia- 
tive de  Bonifacc  n'excède-t-elle  point  sur  celle  des  néophytes? 
Ont-ils,  dans  toute  la  mesure  qu'exige  cette  direction,  la  trempe 
personnelle  du  caractère  ?  Attachons-nous  à  dissiper  cette 
crainte. 


V. BONIFACE  TROUVE  DANS  LA  SOCIÉTÉ  THURINGIENNE  UNE  INI- 
TIATIVE INDIVIDUELLE  SUFFISANTE  POUR  APPLIQUER  AVEC  PROFIT 
SA  MÉTHODE  DE    DIRECTION. 

Nous  n'avons  plus  à  démontrer  l'initiative  des  conquérants 
saxons  établis  au  Nord  et  à  l'Est  de  la  Thuringe.  Notons  seule- 
ment certaines  résistances  à  l'Evangile  où  le  missionnaire  pou- 

T.    XII.  l'J 


^82  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

vait  reconnaître  une  énergie  puissante,  bien  que  déviée.  A  côté 
des  convertis  s'agite  comme  un  parti  d'obstinés  païens.  Ils  re- 
tardent, ils  empêchent  les  conversions;  ils  forcent  les  néophytes 
à  sacrifier  aux  idoles.  Boniface,  loin  de  s'effacer  devant  cette 
hostilité,  va  droit  aux  meneurs,  leur  apportant  une  lettre  qu'il  a 
évidemment  demandée  au  Pape,  et  dont  il  a  dû  suggérer  les 
termes  par  ses  récits  et  par  Texposé  de  ses  vues.  Il  leur  com- 
mentera cette  lettre,  sachant  bien  que  le  faible  de  ces  redouta- 
bles ennemis,  c'est  la  calme  discussion,  même  avec  l'ambassa- 
deur d'une  puissance  combattue  (1).  Il  les  vaincra  sur  ce  terrain 
où  nous  l'avons  vu  si  bien  jouter  :  les  chefs  du  parti  païen  de- 
viendront, avec  leurs  familles  modèles,  les  chefs  des  meilleures 
Églises  domestiques  de  la  frontière  saxonne. 

Après  ces  gens  d'une  trempe  supérieure,  viennent  les  Hessois, 
les  Thuringiens,  moins  formés  à  l'initiative  individuelle,  mais 
dont  plus  d'un  a  dû  pratiquer  le  gouvernement  au  milieu  de  sa 
famille,  ménage  indépendant,  tout  à  fait  distinct  de  l'ancienne 
communauté  patriarcale.  Comme  ainsi  les  domaines  ou  les  te- 
nurcs  se  multiplient  avec  les  ménages,  le  sol  thuringien  est 
une  pépinière  de  chefs  de  famille  sachant  exercer  leur  pouvoir. 
Et,  par  eux,  les  familles  ouvrières  stables  multiplient  les  foyers 
chrétiens  dans  la  iims.sn  populaire. 

Le  sol  thuringien  est  aussi,  par  la  constitution  de  la  grande 
propriété,  une  pépinière  de  patrons.  Ne  les  connaissons-nous 
pas  déjà,  même  par  leurs  noms,  ces  «  hommes  magnifiques  » 
loués  par  le  Pape  d'avoir  vaillamment  soutenu  le  choc  du  parti 
païen,  gardé  leur  foi  intacte,  aidé  le  missionnaire  (2)?  Ce  sont 
eux  dont  l'initiative,  s'étendant  plus  loin  que  leur  propre  foyer, 
pénétrera  de  l'influence  chrétienne  le  grand  domaine,  le  comté, 
la  province.  Us  constitueront  une  classe  supérieure  et  des  pouvoirs 
publics  inspirés  dans  leur  devoir  d'état  par  la  justice  et  la  charité 
chrétiennes.  Les  chefs  des  familles  patronales  stables  donneront 


1,1)  Grcgorii  II  ad  vniversumpopulumAUsaxoHum,  Ep.  VII,  505,  C.  —  Vita  S.  Leb- 
wini.  —  Mignet,  Intnxhiction  de  l'ancienne  Germanie  dans  la  Société  civilisée, 
p.  111. 

(2)  Gregorii  II  Ep.  V,  503. 


SAINT    HOMFACE.  iH3 

à  la  société,  sous  la  conduite  du  clergé,  une  dirrclioii  morale 
chrétienne. 

La  tradition  religieuse  de  la  Thuringe  ne  sera  donc  pas  une 
inerte  routine  :  les  pères,  les  patrons,  les  chrétiens  de  tout  rang 
qui  la  conservent  sont  des  hommes. 

Faire  des  familles  qui  vivent  chrétiennement  et  des  chrétiens 
qui  soient  des  hommes,  résume  toute  la  direction  de  Boniface. 
A  sa  foi,  à  son  zèle,  à  tous  les  éléments  surnaturels  de  son  carac- 
tère d'éducateur  chrétien,  se  rapporte,  comme  ;Y  ses  causes  prin- 
cipales, la  totalité  de  ce  résultat.  Mais  retenons  bien  quel  en 
fut  l'instrument  humain  :  un  prédicateur  formé  à  l'initiative 
personnelle  dans  un  milieu  stable,  et  prenant  pour  matière  et 
pour  coopérateurs  de  son  œuvre  des  hommes  de  même  trempe. 

L'éducateur  de  la  Thuringe  chrétienne  ne  pouvait  agir  avec 
de  meilleures  qualités  ni  en  des  circonstances  plus  favorables. 

Maintenant,  que  nous  avons  achevé  de  l'étudier  en  lui-même, 
il  nous  reste  à  expliquer  les  résultats  qu'il  obtint.  Car  jusqu'à 
présent  nous  ne  connaissons  ses  chrétiens  que  d'une  manière 
générale  et  relative.  Nous  les  avons  observés  à  l'entour  du  pré- 
dicateur, pour  (îonstater  jusqu'où  celui-ci  leur  convenait,  et  réci- 
proquement. Il  faut  maintenant  les  étudier  en  eux-mêmes.  Notre 
prochain  article  montrera  le  développement  des  diverses  vertus 
chrétiennes  dans  le  caractère  thuringien. 

(.4  suivre.)  Fr.  M.-B.   Schwalm, 

(les  Fi-éres  Prêclicurs. 


Le  Directeur-Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TYPOGRAPHIE   FIRMIN'-DIDO T    ET    u''.    —   MESXIL   (EURE). 


QUESTIONS  DU  JOUR, 


UNE  NOUVELLE 

QUESTION  ROMAINE 

LE   PATRIMOINE   ARTISTIQUE  DE   LA  VILLE  ÉTERNELLE. 

Rome  est  très  agitée  depuis  quelque  temps  par  une  question 
à  laquelle  s'intéressent  vivement  tous  les  amis  de  Fart,  je  veux 
parler  de  la  question  des  galeries  particulières. 

Ou  sait  quelles  immenses  richesses  artistiques  sont  possédées 
en  Italie,  à  Rome  surtout,  par  certaines  familles.  Les  grands 
noms  de  l'aristocratie  romaine,  Borghèse,  Corsini,  Doria,  Barbe- 
rini,  Rospigiiosi,  Torlonia,  etc.,  sont  tous  attachés  à  de  vérita- 
bles musées,  ouverts  très  libéralement  au  public,  et  qui  attirent 
de  tous  les  points  du  monde  une  foule  de  visiteurs.  En  dehors 
des  œuvres  d'art  que  l'on  trouve  dans  les  édifices  publics,  il  y  en 
a  donc  d'autres,  et  en  très  grand  nombre,  qui  sont  la  propriété 
de  grands  seigneurs.  Elles  forment  une  portion  considérable  du 
patrimoine  artistique  de  la  Ville  Éternelle. 

On  comprend  bien  l'intérêt  général  des  Romains  à  ne  pas  voir 
leur  ville  se  dépouiller  d'un  de  ses  principaux  attraits  et,  par  suite, 
leur  légitime  émotion,  quand  le  propriétaire  d'une  galerie  célè- 
bre est  dans  l'impossibilité  matérielle  de  conserver  ce  gros  capi- 
tal improductif. 

Le  cas  s'est  présenté  plusieurs  fois  ces  dernières  années,  parti- 

T.  XII.  20 


286  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ciilièrement  depuis  roccupation  italienne;  déjà  le  Gouvernement 
s'est  rendu  acquéreur  du  palais  Corsini  et  des  collections  qu'il 
renfermait;  aujourd'hui,  le  prince  Borghèseet  le  prince  Sciarra- 
Colonna,  dont  la  fortune  est  très  compromise,  se  trouvent  dans 
l'obligation  de  liquider  leur  situation;  il  y  a  un  mouvement  de 
décadence  marqué;  on  dirait  que  l'ancienne  aristocratie  romaine, 
qui  avait  longtemps  tenu  un  rôle  éclatant^  n'est  plus  aujour- 
d'hui que  l'ombre  d'elle-même,  qu'elle  se  précipite  à  une  chute 
rapide. 

On  peut  indiquer  à  ce  phénomène  bien  des  causes  de  détail, 
par  exemple  l'abolition  des  substitutions  et  des  majorais  depuis 
l'unité  italienne  et  l'adoption  d'une  législation  inspirée  de  notre 
Code  civil  ;  mais  il  a  des  origines  plus  profondes,  il  tient  à  un 
ensemble  de  circonstances  contre  lequel  toute  législation  demeu- 
rerait impuissante. 

C'est  un  gros  événement  dans  l'histoire  de  l'art  que  cet  affais- 
sement d'une  classe  qui  a  fourni  pendant  longtemps  des  Mécè- 
nes éclairés,  des  amateurs  compétents  et  délicats.  Sa  disparition 
peut  amener  un  déplacement  de  foyer  artistique;  elle  constituait 
en  eflet  une  des  conditions  matérielles  indispensables  à  la  culture 
des  beaux-arts;  elle  en  était  le  moyen  d'existence.  Elle  tombée 
ou  disparue,  comment  l'art  continuera-t-il  à  vivre  en  Italie? 

Envisagé  à  ce  point  de  vue ,  l'incident  de  la  villa  Borghèse 
prend  une  importance  qu'on  ne  lui  soupçonnerait  pas  au  premier 
abord,  ce  n'est  plus  un  simple  fait-divers ,  mais  le  signe  caracté- 
ristique d'une  évolution  sociale. 

Pour  en  saisir  la  portée,  il  faut  se  rendre  compte,  en  premier 
lieu,  du  rôle  joué  autrefois  parles  grandes  familles  patriciennes 
de  l'Italie.  En  voyant  ce  qu'elles  ont  été,  on  comprendra  quel 
vide  immense  leur  disparition  doit  laisser. 

I.  —  Une  noblesse  de  mécènes. 

Le  caractère  le  plus  tranché  et  le  plus  universel  de  cette  aris- 
tocratie a  été  d'exercer  sur  les  beaux-arts  un  patronage  intelli- 


UXE   .NOUVELLE   QL'ESTION   ROMAINE.  287 

gent.  A  Florence,  à  Venise,  à  (iènes,  comme  à  Rome,  un  noble 
était  éminennnent  un  Mécène,  c'était  même  là  souvent  sa  fonc- 
tion principale. 

Voyez  les  portraits  qu'en  tracent,  à  l'époque  de  la  plus  grande 
splendeur,  les  historiens  et  les  voyageurs  :  le  grand  seigneur  ita- 
lien est  un  oisif;  son  temps  n'est  réclamé  par  les  alTaires  publi- 
ques que  dans  une  mesure  assez  faible  ;  ses  affaires  privées  l'oc- 
cupent moins  encore  ;  voilà  du  moins  le  type  ordinaire.  Avant 
lui,  on  avait  combattu  pour  l'indépendance  de  la  cité,  on  avait 
travaillé  pour  sa  richesse;  lui,  s'appuie  sur  ces  antécédents  glo- 
rieux et  laborieux,  et  embellit  ses  loisirs  par  la  recherche  du 
beau. 

Autour  de  lui,  d'ailleurs,  il  trouve  les  éléments  nécessaires  pour 
laréalisation  de  ses  désirs;  la  lutte  pour  la  vie  n'est  pas  âpre,  même 
dans  les  classes  populaires;  le  souci  du  pain  quotidien  n'absorbe 
pas  l'activité  générale,  comme  dans  les  pays  du  Nord.  Les  besoins 
sont  peu  compliqués  ;  un  pâtre  des  Apennins  a  le  temps  de  réflé- 
chir en  gardant  ses  troupeaux  ;  il  peut  observer  tout  à  l'aise  le 
jeu  des  ombres  et  des  rayons  de  lumière  sur  les  coteaux  qui  l'en- 
tourent; la  terre  est  pour  lui  un  spectacle  intéressant,  qui  éveille 
surtout  des  sentiments  poétiques;  il  n'est  pas  dominé,  comme  le 
laboureur,  par  l'idée  de  sa  fécondité  ou  de  sa  stérilité,  seul  point 
auquel  celui-ci  soit  susceptible  de  s'attacher. 

L'esprit  ainsi  ouvert  de  bonne  heure  à  l'observation  des  phé- 
nomènes naturels,  l'œil  exercé  à  contempler  des  couleurs  et  des 
formes,  ce  jeune  pâtre  sera  immédiatement  saisi  d'admiration  à 
la  vue  d'une  toile  de  Raphaël  ou  d'une  statue  grecque.  Ces  ma- 
nifestations supérieures  de  l'art  correspondront  à  des  sentiments 
encore  confus,  mais  déjà  existants  dans  son  âme  ;  il  pourra  lui 
suffire  de  les  rencontrer  sur  sa  route  pour  que  sa  vocation  d'ar- 
tiste en  soit  déterminée. 

Il  se  trouve  précisément  que,  dans  son  voisinage,  des  villes  en- 
combrées de  chefs-d'œuvre  lui  offrent  l'occasion  répétée  de  cette 
rencontre  ;  pour  peu  qu'avec  cela  un  grand  seigneur  lui  donne 
à  manger  et  lui  permette  d'étudier,  c'en  est  souvent  assez  pour 
qu'il  se  consacre  tout  entier  à  l'art. 


288  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

C'est  alors  qu'apparaît  le  Mécène;  chez  lui,  le  goût  des  arts 
s'est  affiné  par  la  vue  des  tableaux,  des  statues  et  des  monu- 
ments qui  l'entourent.  Il  habite  à  la  ville,  dans  un  palais  incom- 
mode, mais  superbe  ;  son  luxe  est  tout  en  représentation.  Dans  ce 
vaste  palais,  il  vit  non  seulement  avec  sa  famille,  mais  avec  une 
vraie  troupe  do  familiers  à  gages,  qui  le  distraient  aux  heures  de 
loisir,  le  défendent  aux  heures  de  danger  et  le  soutiennent 
dans  les  cabales  de  la  cité.  Plus  sa  clientèle  est  nombreuse,  plus 
les  fêtes  qu'il  donne  sont  magnifiques,  plus  on  le  redoute,  plus  son 
crédit  est  grand  ;  il  n'a  donc  garde  de  la  restreindre.  Il  y  com- 
prendra avec  plaisir  un  jeune  homme  montrant  du  goût  pour 
les  arts,  il  lui  donnera  des  conseils  utiles,  paiera  les  leçons  de  ses 
maîtres,  le  nourrira,  le  vêtira  et  couvrira  ses  fredaines  de  son 
manteau  complaisant.  Plus  tard,  il  lui  assurera  du  travail,  lui  fera 
bâtir  son  palais,  lui  commandera  son  tombeau,  lui  donnera  des 
galeries  à  décorer.  Tous  les  germes  artistiques  déposés  dans  la 
nation  pourront,  grâce  à  lui,  éclore,  puis  se  développer. 

En  général,  sa  richesse  est  due  au  commerce.  A  Venise,  à  Gênes, 
à  Florence,  ce  sont  des  marchands  qui  deviennent  princes  ;  c'est 
une  oligarchie  de  marchands  qui  gouverne  la  cité  ;  ce  sont  des 
marchands,  ou  des  fils  de  marchands  qui  bâtissent,  qui  donnent 
des  fêtes,  qui  mènent  la  vie  fastueuse.  Les  Médicis  sont  la  plus 
célèbre  personnification  du  type. 

Leur  mouvement  d'ascension  est  extraordinaire  :  en  quelques 
générations,  grâce  aux  conditions  qui  favorisent  leur  négoce, 
ils  passent  de  la  situation  bourgeoise  à  la  situation  princière  et 
à  la  situation  souveraine  ;  leurs  filles  vont  s'asseoir  sur  les  trônes 
de  l'Europe,  leurs  fils  parviennent  au  suprême  pontificat. 

En  retour,  leur  chute  est  profonde.  De  même  que  le  commerce 
les  a  enrichis,  il  les  appauvrit  d'une  manière  subite,  lorsque 
les  courants  commerciaux,  se  déplaçant,  vont  porter  ailleurs  les 
gros  profits.  Parcourez  aujourd'hui  Florence  et  Venise,  vous  n'y 
verrez  plus  que  les  traces  de  leur  prospérité  passée;  les  anciens 
palais  sont  devenus  des  hôtels  médiocres,  et  leurs  pièces  magni- 
fiquement décorées  font  un  gîte  inconfortable  dont  le  voyageur 
se  plaint  amèrement;  les  descendants  de  ceux  qui  les  ont  cons- 


UNE    NOUVELLE    QUESTION    ROMAINE.  289 

triiits  végètent  duii  méchant  petit  emploi;  la  i-uiiie  est  com- 
plète. 

A  Rome,  l'anstocratic  ne  se  fondait  pas  sur  le  commerce,  mais 
sur  le  népotisme  :  les  grandes  familles  romaines  étaient  ])resque 
toutes  des  familles  de  neveux  de  papes,  elles  étaient  donc  peu 
touchées  par  les  fluctuations  commerciales.  Les  Aldobrandini, 
les  Borghesc,  les  Panfili,  les  Barberini  ont  dû  leur  fortune  au 
démembrement  de  terres  dépendant  du  patrimoine  apostolique; 
d'autres  recevaient  des  bénéfices  considérables,  des  sommes  en 
argent  comptant,  des  palais,  des  objets  d'art. 

La  décadence,  qui  suit  assez  promptement  d'ordinaire  ces 
élévations  rapides  et  fortuites,  trouvait  un  remède  dans  le  renou- 
vellement rapide,  lui  aussi,  des  familles  favorisées.  L'aristocratie 
romaine  se  recrutait  perpétuellement,  par  l'accession  de  nouveaux 
membres,  à  chaque  pontificat  nouveau.  Ainsi  se  trouvaient  rem- 
placées les  familles  tombées  dans  une  situation  matérielle  infé- 
rieure. En  somme,  il  y  avait  alors  un  remède  au  cas  actuel  du 
prince  Borghèse;  à  la  place  des  nobles  qui  se  ruinaient,  d'autres 
venaient  continuer  leur  rôle  de  Mécènes. 

On  s'use  vite,  en  effet,  à  ce  rôle,  et  les  richesses  amassées  par  le 
commerce  ou  données  par  la  faveur  se  dissipent  aisément  en 
quelques  générations  de  grands  seigneurs  oisifs  et  amis  des  arts. 
11  y  a  cent  cinquante  ans,  le  président  de  Brosses,  voyageant  en 
Italie,  notait  au  passage  quelques-uns  de  ces  princes  possesseurs 
de  richesses  artistiques  énormes,  et  incapables  de  pourvoir  à 
l'entretien  de  leurs  palais.  Voici,  par  exemple,  le  prince  de  Pales- 
trine,  obligé  de  «  vendre  pièce  à  pièce  ce  qu'il  peut  détacher 
sans  qu'il  y  paraisse  »  de  ses  magnifiques  collections  du  palais 
Barberini  (1).  Les  Chigi  et  les  Odescalchi  cèdent  au  Régent  les 
Titien,  les  Raphaël,  les  Véronèse  et  les  Corrège  qui  ornèrent  le 
Palais-Royal  jusqu'à  la  veille  de  la  Révolution  française  (2).  Le 
prince  Giustiniani  cherche  un  acquéreur  pour  ses  tableaux.  ((  Il 
a  l'air  bien  grêlé,  dit  à  son  sujet  le  président  de  Brosses;  je  dinai 

(1)  Lettres  familières  écrites  d'Italie  en  1739  et  1740,  par  Charles  de  Brosses,  t.  II, 
p.  59  ;  Paris,  librairie  académique  Didier. 

(2)  Ibid.,  p.  104. 


290  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

avec  lui  chez  Je  roi  d'Angleterre;  à  sa  mine,  non  plus  qu'à 
l'accueil  qu'on  lui  faisait,  je  ne  me  serais  douté  ni  de  sa  princi- 
pauté ni  de  toutes  ses  vierges  de  Raphaël  (1).  » 

Riches  ou  pauvres,  florissants  ou  décadents,  les  membres  de 
l'aristocratie  romaine  ne  sont  pas  haïs  du  peuple,  sauf  exception. 
Sans  doute,  à  la  mort  d'un  pape,  il  arrive  parfois  que  la  foule  se 
précipite  chez  un  de  ses  familiers  pour  piller  son  palais  et  pro- 
férer contre  lui  des  menaces  de  mort,  mais  cette  colère  populaire 
s'apaise  vite,  et  l'indignation  n'est  pas  très  sincère. 

Tout  le  monde,  en  effet,  se  rend  compte,  parmi  les  Romains,  des 
services  que  cette  aristocratie  rend  à  l'art,  et  tout  le  monde  aussi 
lui  pardonne  ses  richesses,  en  raison  d'une  communauté  de  pré- 
jugés et  d'habitudes  assez  singulière  mais  bien  caractéristique 
de  l'état  social. 

Nous  sommes,  ne  l'oublions  pas,  dans  un  pays  de  clan  au 
suprême  degré;  l'abondance  des  productions  spontanées,  notam- 
ment la  prédominance  des  pâturages,  le  climat  tempéré,  rendent 
la  vie  facile  et  le  travail  rare.  L'effort  individuel  se  développe 
dans  une  assez  faible  mesure.  D'autre  part,  la  vie  urbaine  et  la 
vie  de  cour  fortifient  le  règne  de  l'intrigue  et  l'hajjitude  du  favo- 
ritisme ;  aucune  capitale  d'Europe  n'est  depuis  aussi  longtemps 
que  Rome  le  siège  d'un  pouvoir  fort.  D'ailleurs,  du  petit  au 
grand,  du  lazzarone  au  prince,  chacun  est  habitué  à  se  grouper, 
à  faire  partie  d'une  clientèle  ;  le  moindre  patricien  a  du  monde  à 
son  lever,  à  une  époque  où  le  roi  de  France  n'est  encore  qu'un 
grand  propriétaire  féodal  sans  courtisans;  la  tradition  du  clan 
n'a  jamais  été  brisée  ici,  comme  chez  nous,  par  une  invasion  de 
barbares  à  familles-souches  restés  maîtres  du  pays. 

Or,  pour  des  individus  habitués  à  attendre  leur  J)ien-être  de  la 
faveur  d'un  homme  puissant,  à  la  fortune  du(juel  ils  s'attachent, 
quoi  de  plus  naturel  que  le  népotisme?  Quand  un  cardinal  est 
élevé  à  la  dignité  pontificale,  quand  il  devient,  en  même  temps 
que  le  père  spirituel  des  fidèles,  le  souverain  temporel  d'un  État 
et  le  dispensateur  de  la  richesse  publique,  comment  ne  ferait-il 

(1)  Lettres  familières  écrites  d'Italie,  t.  II,  p.  llC. 


uni:    NOIVKLLK    OUKSIION    HdMAJ.NK.  '2\)ï 

pas  participera  son  élévation  tous  ceux  de  son  clan,  à  commencer 
par  ses  proches?  Tant  que  le  népotisme  n'aboutissait  pas  à  des 
abus  criants,  les  sujets  du  pape  le  considéraient  comme  absolu- 
ment légitime.  Si  parfois  ils  s'élevaient  contre  une  faveur  exces- 
sive, ils  blâmaient  aussi  un  pape  assez  scrupuleux  pour  éloigner 
ses  neveux  de  Home  et  les  mettre  ainsi  à  l'abri  de  tout  soupçon. 
Alexandre  VU  l'éprouva,  lorsque,  scandalisé  des  libéralités  de  ses 
prédécesseurs,  il  voulut  rétablir  l'ordre  dans  les  finances  de  ses 
États  en  sacrifiant  les  intérêts  de  sa  famille. 

La  conception  du  clan,  dont  nous  avons  gardé  en  France  une 
si  forte  dose,  s'est  modifiée  chez  nous  en  ce  point  par  suite  de 
l'intensité  plus  grande  du  travail.  Nous  avons  plus  de  scrupules 
que  les  Italiens  sur  le  népotisme.  Nous  admettons  assez  difficile- 
ment qu'on  doive  sa  fortune  à  la  simple  faveur,  parce  que  le 
nombre  de  ceux  qui  la  doivent  à  leur  industrie  personnelle  est 
plus  considérable.  Pourtant,  voyez  comment  un  homme  très  im- 
prégné de  la  formation  du  clan  a  compris  chez  nous,  au  com- 
mencement de  ce  siècle,  ses  devoirs  de  bon  parent  :  loreque 
Napoléon  eut  bousculé  successivement  la  plupart  des  trônes  de 
l'Europe,  il  lui  sembla  juste  et  équitable  d'y  faire  asseoir  tous 
les  membres  de  sa  famille.  En  bon  Corse,  il  aurait  cru  manquer  à 
son  clan  s'il  n'avait  pas  fait  cette  large  distribution  de  souverai- 
netés. Pourtant,  son  intelligence  supérieure  lui  faisait  toucher 
du  doigt  en  maintes  circonstances  l'inaptitude  de  plusieurs  de 
ses  frères  au  rôle  qu'il  leur  avait  confié;  parfois,  il  n'en  cachait 
pas  son  dépit  et  leur  reprochait  leurs  fautes  avec  brutalité  ;  mais 
comment  refuser  aux  personnes  de  son  sang  les  biens  et  les 
honneurs,  quand  les  circonstances  vous  en  rendent  maîtres! 

D'un  autre  côté,  l'aristocratie  romaine  faisait  de  ses  richesses 
un  usage  tel  que  le  public,  déjà  disposé  à  lui  en  pardonner  l'o- 
rigine, aurait  eu  mauvaise  grâce  à  les  lui  reprocher.  La  ma- 
nière dont  elle  en  jouissait  était  surtout  impersonnelle.  Au  dix- 
huitième  siècle,  le  président  de  Brosses,  habitué  au  train  de  vie 
des  grands  seigneurs  de  France,  est  tout  surpris  de  voir  com- 
ment les  princes  romains  dépensent  leur  argent;  pas  d'équipa- 
ges brillants,  peu  de  bijoux  et  de  parures,  de  meubles  de  fautai- 


29i  ,         LA    SCIENCE   SOCIALE, 

sic;  surtout  pas  de  ])onne  chère.  Il  ne  trouve  à  Home  (j[ue  le  duc 
de  Saint-Aignan ,  ambassadeur  de  France,  et  le  cardinal  de 
Tencin,  tenant  une  table  somptueuse;  ailleurs  on  n'invite  pas  à 
dîner,  mais  on  se  réunit  le  soir  dans  de  superbes  salons,  où  vingt 
laquais  apportent  vers  minuit  quelques  tranches  de  melon  d'eau 
sur  un  plat  d'argent  démesuré  et  splendide.  Dans  la  rue,  le 
mendiant  assis  sur  les  marches  du  palais,  le  dos  appuyé  contre 
une  colonne,  mange,  lui  aussi,  sa  tranche  de  melon  d'eau^  et  son 
œil  se  repose  agréablement  sur  les  lignes  architecturales  qui  se 
développent  avec  harmonie  devant  lui.  Le  palais  est-il  bâti  pour 
son  propriétaire  ou  pour  lui,  pour  le  passant  ou  pour  le  public? 
On  pourrait  se  le  demander.  Ce  n'est  pas  une  habitation,  c'est  un 
objet  d'art. 

Aujourd'hui,  l'aristocratie,  moins  riche,  parait  réduite  à  la 
portion  congrue  et  vit  frugalement  dans  un  coin  de  ses  palais; 
mais,  au  temps  de  sa  splendeur,  sa  vie  intime  n'était  guère  plus 
recherchée  :  elle  avait  plus  de  faste,  plus  d'éclat  extérieur;  cent 
fainéants  portaient  la  livrée  d'unprince,  vingt  gentilshommes  vi- 
vaient à  ses  crochets  et  lui  faisaient  cortège,  tout  passait  en  repré- 
sentation extérieure,  en  constructions,  en  achats  d'oeuvres  d'art. 

Un  palais  italien  se  compose  de  deux  parties  :  l'une,  destinée 
aux  collections,  merveilleusement  ornée  et  renfermant  d'inesti- 
mables richesses;  c'est  celle  dont  tout  le  monde  jouit,  que  tout 
le  monde  peut  visiter;  l'autre,  mal  entendue  pour  la  vie  journa- 
lière, généralement  négligée  par  le  propriétaire,  après  avoir  été 
sacrifiée  par  rarchitecte;  c'est  celle  qui  est  destinée  à  riiabitation 
du  grand  seigneur.  «  Demandez  à  ces  gens-ci,  tant  que  vous  vou- 
drez, de  la  magnificence  et  de  la  grandeur;  mais  n'en  attendez 
rien  d'agréable  et  de  bon  goût  pour  les  choses  d'usage  (1).  » 

Même  caractère  dans  les  villas  qui  entourent  Rome.  Le  noble 
romain,  cjuand  il  veut  aller  à  la  campagne,  fait  construire,  aux 
portes  de  la  ville,  un  palais  isolé  au  milieu  de  vastes  jardins,  peu- 
plés de  statues  et  arrangés  pour  le  plaisir  des  yeux  :  Il  encombre 


(1)  De  Brosses,  t,.  II,  p.  43.  V.  aussi  Taino,   Vo^/cnje  en  Italie,  t.  I,  p.  252  el  sui- 
vantes. 


UNE    NOUVELLE    OL'ESïION    ROMAINE.  203 

sa  demeure  de  ta])leau\,  ses  jardins  de  porti([ues,  de  fabriques, 
de  fontaines,  de  casinos,  puis  il  les  ouvre  au  pu])lic. 

Tel  est  en  particulier  le  cas  pour  la  villa  Borghèsc,  au  sujet  de 
laquelle  est  né  l'incident  que  je  rappelais  au  début  de  cet  arti- 
cle. La  villa  Borghèse  et  les  magnifiques  jardins  qui  l'entourent 
furent  créés  au  dix-septième  siècle  par  le  cardinal  Scipion  Bor- 
ghèse et  embellis  par  ses  successeurs.  Le  prince  Borghèse  actuel 
est  l'héritier  incontesté  de  la  famille,  et  cependant  la  ville  de 
Bome  élevait  dernièrement  des  prétentions  à  la  propriété  de  ces 
jardins.  Elle  les  appuyait  sur  ce  fait  que,  depuis  do  longues 
années,  ils  sont  la  promenade  habituelle  des  Bomains,  qu'une 
sorte  de  prescription  leur  donne  aujourd'hui  le  droit  de  les  con- 
sidérer comme  leur  chose,  qu'il  y  a,  en  somme,  dans  la  tradi- 
tionnelle largesse  des  Borghèse  à  leur  égard,  une  espèce  de  do- 
nation irrévocable. 

Pour  qu'une  pareille  idée  ait  pu  naître  chez  les  Bomains,  il 
faut  vraiment  que  la  famille  Borghèse  ait  joui  de  cette  propriété 
d'une  manière  bien  libérale.  Bien  ne  montre  mieux  à  quel  point 
un  patricien  savait  donner  à  ses  biens  propres  le  caractère  d'une 
chose  publique  :  rien  n'explique  mieux  la  tolérance  de  l'opinion 
au  sujet  des  libéralités  consenties  par  les  papes  à  leurs  neveux. 
On  considérait,  à  Bome,  un  Borghèse,  un  Corsini ,  un  Aldobran- 
dini,  comme  les  administrateurs  compétents  des  richesses  artisti- 
ques de  la  ville.  Pas  un  citoyen  qui  ne  se  sentit  intéressé  à  l'aug- 
mentation de  leur  galerie,  à  la  construction  de  leur  palais;  cette 
galerie  et  ce  palais  formaient,  en  effet,  le  patrimoine  commun  du 
clan,  de  la  cité. 

Ainsi,  pendant  de  longs  siècles,  l'aristocratie  romaine  renou- 
velée par  le  népotisme,  composée  de  grands  seigneurs  éclairés 
qui  justifiaient  leur  situation  par  leur  goût  et  leur  magnificence, 
put  jouer  son  rôle  sans  soulever  dans  le  peuple  aucune  révolu- 
tion. Aujourd'hui  cependant,  l'aristocratie  romaine  prend  l'al- 
lure d'une  chose  qui  s'en  va,  d'une  institution  qui  disparait; 
pourquoi  cela? 


29 i  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

II.  —  La  fi\  d'une  société. 

Constatons  d'abord  un  fait  :  les  vieilles  familles  patriciennes 
sont  bien  déchues,  à  l'heure  actuelle,  de  leur  ancienne  splendeur. 
Beaucoup  de  palais,  encore  habités  par  les  héritiers  de  ceux  qui 
les  ont  construits,  ont  l'aspect  de  nécropoles  :  «  Vous  voyez  des 
cours  immenses,  des  murailles  hautes  comme  celles  d'une  prison, 
des  façades  monumentales.  Personne  dans  la  cour  :  c'est  un  dé- 
sert; parfois,  à  l'entrée,  une  douzaine  de  fainéants  assis  sur  les 
pavés,  font  semblant  d'arracher  l'herbe  ;  on  dirait  que  le  palais 
est  abandonné.  Quelquefois  il  l'est  tout  à  fait;  le  maître  ruiné 
loge  au  quatrième  étage,  et  tâche  de  louer  quelque  portion  du 
reste...  Vous  sonnez,  et  vous  voyez  arriver  lentement  un  suisse, 
quelque  laquais  au  visage  terne...  Souvent  personne  ne  vient, 
quoiqu'on  ait  choisi  le  jour  et  l'heure  indiqués  :  c'est  que  le 
Custode  fait  une  commission  pour  la  princesse  (1).  » 

Cette  situation  n'est  pas  nouvelle.  Elle  dure  depuis  une  cen- 
taine d'années.  A  la  fin  du  siècle  dernier,  le  pouvoir  temporel 
des  papes  a  reçu  des  atteintes  profondes  et  s'en  est  allé  décli- 
nant jusqu'au  jour  où  Rome  elle-même  a  échappé  à  l'autorité 
pontificale.  Or  l'aristocratie  romaine  reposait  tout  entière  sur  la 
puissance  et  la  richesse  des  Papes  ;  elle  a  subi  la  même  évolu- 
tion. 

C'est  la  conséquence  fatale  du  système.  Au  fond,  cette  aristo- 
cratie n'avait  pas  de  vie  propre;  elle  n'était  qu'une  émanation 
du  pouvoir  et  de  la  faveur.  Elle  remplissait  bien  son  rôle  de  pro- 
tectrice des  arts,  mais  à  condition  qu'une  circonstance  extérieure 
lui  fournit  les  moyens  matériels  de  les  protéger;  cette  circons- 
tance disparaissant,  elle  devait  faillir  à  son  rôle. 

Au  lendemain  des  guerres  de  la  Révolution  et  de  l'Empire,  cet 
effet  désastreux  commençait  à  se  faire  sentir,  et  les  œuvres  d'art, 
accumulées  depuis  des  siècles  dans  les  galeries  particulières, 
prenaient  le  chemin  de  l'Étranger  d'une  manière  alarmante. 
Déjà,  le  prince  Camille  Borghèse  avait  vendu  à  son  beau-frère 

(1)    Taine,  Voyage  en  Ilalie,  t.  I,  [>.  253. 


L\H    N()U\  TJ.LK    OLKSTION    liOMAINK.  295 

Napoléon,  pour  15.000.000  de  francs,  la  collection  de  la  villa 
lîoi'ghèse,  qui  constitue  aujourd'hui  une  des  principales  richesses 
du  Louvre;  d'autres  patriciens,  en  grand  nombre,  dépouillaient 
leurs  palais,  sans  pouvoir,  comme  le  prince  Camille,  les  repeu- 
pler à  nouveau  ;  les  choses  en  vinrent  à  un  tel  point  que  l'admi- 
nistration pontificale  s'émut  de  cette  situation  et,  le  7  avril  1820, 
le  cardinal  Pacca,  alors  camerlingue  de  la  Sainte  Église,  fit  un 
édit  pour  y  remédier.  D'après  cet  édit ,  aucun  objet  d'art  ne 
pouvait  être  emporté  hors  de  Rome  sans  une  autorisation  spé- 
ciale du  Gouvernement,  et  lorsque  cette  autorisation  était  don- 
née, l'objet  était  grevé  d'un  droit  de  20  %. 

Le  remède  eut  le  succès  réservé  en  général  aux  mesures  de 
ce  genre.  Il  empêcha  à  peu  près  le  départ  des  œuvres  de  grands 
maîtres,  mais  il  ne  tarit  pas  la  source  du  mal.  Les  propriétaires 
de  galeries  n'en  furent  pas  plus  riches  pour  cela ,  et  ne  se  rési- 
gnèrent pas  davantage  à  mourir  de  faim  devant  des  toiles  d'un 
prix  inestimable.  Quelques-uns  parvinrent  à  éluder  les  dispositions 
de  l'édit  du  temps  de  l'administration  pontificale  ;  aujourd'hui, 
le  gouvernement  italien  exerce  une  surveillance  plus  sévère  et 
la  crise  n'en   est  que  plus  aiguë. 

Son  acuité  s'augmente  encore  par  suite  d'autres  circonstances, 
notamment  par  l'abolition  des  majorais.  Autrefois,  les  propriétés 
de  la  grande  aristocratie  étaient  soumises  au  régime  des  subs- 
titutions :  les  palais,  les  galeries  de  tableaux  passaient  d'une 
génération  à  une  autre  sans  subir  aucun  partage;  il  suffisait 
donc  de  ne  pas  les  engager  par  l'hypothèc^uc  pour  pouvoir  les 
transmettre  intégralement  ;  aujourd'hui,  un  grand  péril  les  me- 
nace dès  que  le  chef  de  la  famille  vient  à  disparaître;  cha- 
que héritier  peut  venir  réclamer  sa  part  du  palais,  sa  part  de  la 
collection;  il  faudrait,  pour  que  l'un  d'eux  prit  à  sa  charge 
un  lot  pareil,  et  consentit  à  désintéresser  ses  frères  et  sœurs, 
qu'il  eût  une  fortune  personnelle  colossale;  pour  conserver  de 
semblables  patrimoines,  il  faudrait  avoir  gagné  soi-même  beau- 
coup d'argent.  Inutile  de  dire  que  les  rejetons  de  la  vieille 
aristocratie  romaine  sont  mal  préparés  par  leur  éducation, 
et  peu   disposés  d'ailleurs,  à  tenter  la  fortune  à  l'aide  de  leur 


296  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

travail;  il  ne  faut  pas  leur  demander  des  vertus  américaines. 

11  y  aurait  bien  une  solution  :  ce  serait  l'accjuisition  par  l'État 
des  galeries  particulières  à  vendre.  Elle  serait  même  assez  logi- 
que, car  l'État  tient  aujourd'hui  la  place  de  l'aristocratie;  il  a 
réuni  en  un  seul  clan  cette  série  d'anciens  clans  dont  chacun 
avait  à  sa  tête  une  grande  famille;  c'est  lui  seul  qui  protège 
maintenant  la  clientèle  grossissante  des  fonctionnaires  et  des 
courtisans;  il  n'y  a  plus  que  lui  pour  veiller  aux  intérêts  gé- 
néraux. 

Malheureusement  pour  lui,  il  n'a  pas  les  moyens  financiers  né- 
cessaires à  sa  fonction  de  Mécène.  Cet  État  nouveau,  formé  d'une 
foule  de  débris,  a  voulu  jouer  à  la  grande  nation  centralisée  ;  il  a 
pris  à  sa  charge  d'immenses  travaux  publics;  il  a  créé  une  admi- 
nistration compliquée  ;  il  a  voulu  se  mettre  du  premier  coup  au 
même  niveau  que  les  États  voisins  entrés  dans  le  système  de  la 
centralisation  plus  de  deux  siècles  avant  lui.  De  plus,  il  se  ren- 
contre que  cette  lourde  machine,  merveilleuse  pour  tarir  dans 
un  pays  riche  les  sources  de  la  production,  s'applique  ici  à  une 
contrée  peuplée  en  grande  majorité  de  paresseux,  de  gens  de 
clan,  incapables  par  suite  de  nourrir  de  leur  travail  un  parasite 
aussi  exigeant.  Avec  de  semblables  conditions,  le  mauvais  état 
des  finances  italiennes  ne  semble  pas  près  de  prendre  fin,  et  on 
comprend  qu'un  budget,  déjà  mal  équilibré,  ne  puisse  pas  grever 
le  chapitre  de  ses  dépenses  des  millions  nécessaires  à  l'achat 
d'une  galerie  de  tableaux  de  maîtres. 

Ainsi,  ni  l'aristocratie  ni  l'État  ne  sont  aptes  à  conserver  ces 
chefs-d'œuvre.  Non  seulement  les  Mécènes  deviennent  rares 
dans  la  Péninsule,  non  seulement  les  jeunes  artistes  n'y  trouvent 
plus  au  même  degré  qu'autrefois  les  conditions  nécessaires  à 
l'exercice  de  leur  talent,  mais  l'Italie  est  menacée  de  perdre  les 
trésors  artistiques  qu'elle  a  si  longtemps  entassés. 

C'est  en  vain  que  l'édit  du  cardinal  Pacca  sera  opposé  par  le 
gouvernement  actuel  aux  vendeurs  de  collections;  contre  la 
force  des  choses  il  ne  peut  rien,  on  commence  déjà  à  s'en  aperce- 
voir. Il  paraît  en  effet  que  le  prince  Borghèse  serait  sur  le  point 
d'obtenir  l'autorisation  de  mettre  à  l'encan  une  partie  de  ses  ta- 


UNK  NOUVELLE  OLESïION  ROMAINE.  297 

bleaiix;  en  retour  de  cette  gracieuseté,  il  reconnaîtrait  les  pré- 
tentions de  la  ville  de  Rome  sur  les  jardins  de  la  villa  Borg-hèse, 
il  ferait  aljandon  par  conséquent  de  ce  parc  superlje,  lieurcux 
sans  doute  d'échapper  aux  charges  de  son  entretien. 

Cette  transaction  entre  un  prince  ruiné  et  un  État  pauvre,  le 
contraste  de  luxe  et  de  misère  qui  en  ressort,  sont  attristants 
comme  tout  ce  qui  marque  la  fin  d'une  grande  chose  ;  l'esprit  se 
reporte  involontairement  de  cet  abaissement  actuel  aux  splen- 
deurs du  passé,  et  on  en  vient  à  se  demander  si  la  décadence  de 
l'art  ne  suivra  pas  fatalement  la  disparition  d'une  société  où  il 
s'était  élevé  à  une  si  remarquable  hauteur. 

Là-dessus,  il  est  difficile  de  faire  des  pronostics  ;  la  seule  chose 
qui  paraisse  certaine,  c'est  que  l'aristocratie  romaine  ne  se  relè- 
vera pas  de  sa  chute;  si  les  beaux-arts  doivent  encore  fleurir  en 
Italie,  ce  sera  donc  sous  d'autres  auspices. 

A  supposer  que  les  papes,  auxquels  elle  a  dû  sa  naissance,  re- 
couvrent dans  un  avenir  peu  éloigné  une  partie  de  leurs  anciens 
domaines,  leur  situation  temporelle  de  souverains  n'en  serait  pas 
moins  modifiée  par  la  disparition  des  anciens  petits  États  de  l'Eu- 
rope et  la  formation  des  grandes  unités  nationales.  Quand  l'Alle- 
magne et  l'Italie  possédaient  une  bonne  douzaine  de  souverains  ; 
quand  la  Russie  ne  comptait  pas  encore,  un  pape  trouvait  dans  le 
patrimoine  de  Saint-Pierre,  quelque  restreint  qu'il  fût,  une  base 
suffisante  à  sa  qualité  de  prince  temporel;  il  était  vraiment  roi, 
au  même  titre  que  le  roi  de  Naples,  le  roi  de  Sardaigne,  ou  le 
roi  de  Saxe.  Aujourd'hui,  en  face  des  quelques  grandes  puissances 
qui  se  partagent  l'Europe,  il  ne  serait  jamais,  —  au  point  de  vue 
temporel,  —  qu'un  très  petit  souverain.  Il  ne  pourrait  donc  pas,  à 
supposer  qu'il  voulût  le  tenter,  soutenir  matériellement  et  renou- 
veler une  classe  de  grands  seigneurs  oisifs,  à  la  manière  de  ceux 
du  dix-septième  siècle. 

Au  surplus,  les  temps  ont  changé  ;  il  ne  peut  plus  y  avoir  de 
ces  pays  fermés  et  isolés  où  la  lutte  pour  la  vie  restait  peu  ar- 
dente ;  les  nouveaux  moyens  de  transport  ont  fait  tomber  bien 
des  barrières  et  tendent  à  transformer  le  monde  en  une  seule 
arène.  Ceux  qui  y  triomphent,  ceux  que  leur  formation  antérieure 


298  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

et  leur  énergie  personnelle  rendent  les  plus  aptes  à  la  lutte,  seront 
bientôt  seuls  en  situation  d'exercer  sur  les  arts  le  patronage  que 
les  patriciens  de  l'Italie  praticjuaient  autrefois. 

Il  est  certain  cpi'ils  s'y  essayent.  Les  millionnaires  de  ce  siècle 
se  picfuent  de  connaissances  artistiques,  forment  des  collections 
et  paient  libéralement  les  peintres  de  renom.  Seront-ils  de  force  à 
créer  une  nouvelle  époque  dans  l'histoire  de  l'art,  ou  bien  s'en 
tiendront-ils  à  des  restitutions  archéologiques?  seront-ils  des  ins- 
pirateurs ou  des  curieux?  l'avenir  le  dira,  mais  c'est  aujourd'hui 
entre  leurs  mains  que  se  trouvent  les  destinées  futures  de  l'Art. 

H.    Saint-Romain. 


LES  CELTES. 


III 

L'AUTORITÉ  PUBLIQUE  (1). 

Grâce  aux  témoignages  de  l'histoire,  si  clairement  compris  à 
l'aide  de  la  science  sociale,  nous  avons  eu  vraiment  sous  les 
yeux,  malgré  la  distance  des  temps,  le  spectacle  de  cette  grande 
caravane  des  Celtes,  qui  se  disloque  en  passant  de  la  Prairie 
à  la  Forêt  et  s'éparpille  en  petits  groupes  de  piétons,  de  sé- 
dentaires, au  milieu  desquels  émergent,  sans  amoindrissement, 
les  cavaliers  que  cette  révolution  n'a  pas  démontés.  Demeurés 
riches,  forts  et  oisifs,  ceux-ci  ont  tout  ce  qu'il  faut  pour  dominer 
les  autres  et  s'en  servir  en  les  protégeant.  Les  plus  adroits 
d'entre  eux  groupent  ainsi  autour  de  leur  personne  le  peuple 
mis  à  pied  et  les  cavaliers  même  qui  ont  eu  moins  de  savoir- 
faire.  C'est  de  la  sorte  que  les  Clans  et  les  chefs  de  clientèle 
succèdent  à  la  caravane  et  à  son  conducteur. 

Mais  cette  organisation  du  Clan,  telle  que  nous  la  saisissons 
chez  les  Celtes  à  leur  arrivée  en  Occident  et  jusqu'à  la  conquête 
romaine,  n'est  qu'une  entreprise  privée  :  ce  n'est  pas  une  ins- 
titution officielle,  une  constitution  de  pouvoirs  pubhcs ;  ce  n'est 
pas  la  forme  reconnue  de    l'Autorité  dans  la  nation. 

Le  Clan  est  un  groupement  essentiellement  dû  à  l'initiative 
particulière,  et  il  demeure  dépendant  d'elle  seule. 

C'est  un  groupement  essentiellement  dû  à  l'initiative  particii- 

1,1)  Vo!r  la  livraison  de  ji  i:i,  t.  XI.  p.  483. 


300  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Hère,  puisque  les  chefs  de  Clan  n'ont  d'autre  investiture  que 
la  situation  qu'ils  ont  su  se  ménag-er  par  leur  fortune  et  par 
leur  habileté  personnelle;  les  clients  qui  les  entourent  et  dont 
ils  tirent  leur  puissance  sont  venus  spontanément,  volontaire- 
ment, se  recommander  à  leur  protection,  se  ranger  sous  leur 
conduite.  Le  rapprochement  de  ces  chefs  et  de  leurs  hommes 
s'est  donc  opéré  de  lui-même,  sans  aucune  intervention  de  la 
contrainte  publique,  sans  aucune  action  des  pouvoirs  établis. 

Non  seulement  ce  groupement  n'est  dû  qu'à  l'initiative  parti- 
culière, mais  il  reste  dépendant  d'elle  seule.  Nous  avons  vu  que 
la  masse  des  clients  pouvait  librement  se  porter  d'un  chef  à 
un  autre  et  que  toute  la  politique  de  ces  créateurs  de  Clan 
consistait  précisément  à  savoir  conserver  autour  d'eux  et  ac- 
croître, le  plus   possible,  une  clientèle  mobile  et  disputée. 

Si  on  se  met  en  devoir  de  classer  exactement  parmi  les  di- 
verses espèces  de  groupements  sociaux  cette  institution  du  clan, 
on  reconnaîtra  que  toutes  les  espèces  auxquelles  il  se  rattache 
appartiennent  à  la'  vie  privée. 

A  certains  égards,  le  Clan  se  classe  dans  le  Patronage,  dans 
l'organisation  du  Travail,  quoique  ce  soit  un  bien  mauvais 
type  de  Patronage.  Le  chef  de  Clan  agit  et  pèse  évidemment 
sur  le  travail  de  ceux  de  ses  clients  par  lesquels  il  se  fait  nourrir, 
par  lesquels  il  se  fait  fournir  toutes  choses,  pour  lui,  pour 
son  état-major,  pour  sa  maison,  pour  tous  les  affamés  et  les  avides 
de  sa  suite.  Il  stimule,  ne  fût-ce  que  par  pression  latente,  ce 
personnel  de  producteurs,  qui  présente  deux  conditions  diffé- 
rentes :  les  uns  sont  des  gens  auxquels  il  a  confié  le  soin  de  ses 
troupeaux  et  de  ses  récoltes  ;  les  autres  sont  de  simples  protégés 
desquels  il  tire  quantité  de  ressources  à  titre  de  dons  hono- 
rifiques. Ce  sont  là  les  deux  catégories  de  travailleurs  dont 
le  chef  de  Clan  est  le  patron,  le  patron  beaucoup  plus  en  ce 
sens  qu'il  les  exploite  et  les  presse,  qu'en  ce  sens  qu'il  les 
dirige  et  les  perfectionne.  Les  familles  même  auxquelles  il 
donne  charge  •  de  garder  les  bêtes  qui  lui  appartiennent  et 
de  mettre  en  rapport  les  champs  qui  sont  à  lui,  opèrent  bien 
plutôt  comme  des  entrepreneurs  ou  des  métayers,  qui  doivent 


LES    CELTES.  301 

rapporter  tant  de  ce  qui  leur  a  été  confié,  que  comme  des  ou- 
vriers eml)rigadés  et  gouvernés  par  un  chef  de  métier.  Le  clief  de 
clan  a  des  soucis  plus  délicats  et  plus  compliqués  que  ceux  dune 
exploitation  essentiellement  primitive  :  il  est  tout  entier  aux  re- 
lations personnelles  qui  peuvent  lui  gagner  les  esprits,  le  ren- 
seigner sur  les  cabales  de  ses  rivaux  d'influence ,  le  faire  valoir 
par  l'habileté  intellectuelle  et  les  puissances  du  discours,  le  met- 
tre à  même  de  façonner  l'opinion,  de  se  montrer  un  peu  partout, 
surtout  dans  les  centres  urbains,  dans  les  réunions  et  parmi  la 
foule.  Il  lui  faut  encore  s'entretenir  dans  l'exercice  des  armes, 
développer  et  glorifier  son  énerg-ie  physique  dans  de  rudes 
chasses,  étaler  le  faste  d'une  large  existence  aux  yeux  de  ses 
hôtes,  de  ses  visiteurs  de  tout  rang,  et  du  public.  Il  est  assez  sou- 
vent aussi  en  expédition  lointaine  pour  lier  des  intelligences 
chez  les  peuplades  de  la  Gaule,  de  la  Germanie  ou  de  la  Bretagne, 
s'y  créer  des  partisans ,  y  conclure  des  alliances  qui  l'appuient 
au  besoin  contre  la  portion  opposante  de  ses  concitoyens.  Pen- 
dant qu'il  se  livre  avec  ardeur  à  tant  d'occupations,  dites  libé- 
rales, ses  troupeaux,  mêlés  à  d'autres  dans  les  pâturages  et  les 
forêts  dont  la  propriété  est  commune,  sont  tenus  par  toute  une 
population,  qui  se  réserve  une  partie  du  croit,  ou  qui  lui  réserve 
quelque  chose  du  croit  des  animaux  qui  sont  à  elle.  11  reçoit,  pour 
ainsi  dire  pele-niéle,  dans  les  entassements  de  blé  qui  constituent 
ses  greniers,  les  gerbes  que  lui  doivent  les  cultivateurs  de  ses 
terres  et  celles  que  lui  offrent,  du  revenu  de  leurs  propres  terres, 
ses  clients  bénévoles.  On  conçoit  aisément  que,  sous  un  pareil  ré- 
gime d'exploitation,  les  biens  du  patron  et  ceux  des  serviteurs  ou 
clients  soient  arrivés,  dans  plus  d'un  cas,  à  ne  plus  se  distinguer 
très  nettement,  surtout  chez  un  peuple  où  la  propriété  indivi- 
duelle avait  encore  si  peu  d'assiette,  si  peu  de  nécessité  économique 
et  technique.  Mais  on  comprend  aussi  à  qui  cette  confusion  devait 
fatalement  profiter.  Les  chefs  de  Clan,  toutes  les  fois  que  la 
({uestion  agraire  avait  quelque  occasion  de  se  représenter,  préten- 
daient à  la  part  du  lion.  La  population  résistait  de  son  mieux; 
mais,  contre  si  forte  partie,  elle  ne  cessait  guère  de  perdre  du 
terrain.  C'est  là  l'histoire  de  ces  formes  flottantes  et  indécises  de 

T.  XII.  21 


302  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

la  propriété  chez  les  peuples  demeurés  celtiques  ou  d'origines 
analcjgues,  tels  que  les  Irlandais,  les  Ecossais,  les  Polonais.  Les 
grands  domaines  de  ces  pays-là  sont  le  résultat  d'une  sorte  de 
communauté  vague  et  débattue,  qui  a  fini  par  tourner  au 
profit  du  chef  ou  principal  participant  de  la  communauté.  Les 
débats  très  connus  qui  se  sont  perpétués  à  ce  sujet  en  Irlande, 
en  Ecosse,  en  Pologne,  nous  donnent  l'idée  de  ce  qui  se  passait  en 
Gaule  entre  le  chef  de  Clan,  patron,  et  ses  travailleurs. 

Il  est  donc  visible  que  le  Clan  appartient,  pour  une  bonne  part, 
au  système  du  Patronage. 

Pour  une  autre  part,  il  rentre  dans  la  forme  de  groupement 
qu'on  appelle  le  Voisinage  et  qui  est  encore  une  institution  de  la 
vie  privée. 

On  entend  par  Voisinage,  en  science  sociale,  quelque  chose  de 
plus  étendu  que  les  rapports  créés  par  la  seule  proximité  des 
lieux.  La  caractéristique  du  Voisinage  est  d'être  une  relation  éta- 
blie entre  des  gens  indépendants  les  uns  des  autres,  sans  qu'il 
intervienne  entre  eux  aucun  engagement  strict  :  c'est  une  com- 
munauté d'action  constamment  libre  et  bénévole. 

Les  relations  dites  de  société,  qui  ne  se  circonscrivent  pas  au 
lieu  qu'on  habite,  mais  qui  sont  fondées  sur  quantité  de  motifs 
de  rapprochement  ou  de  communication  avec  des  personnes  sou- 
vent éloignées,  donnent  une  idée  de  l'extension  que  peut  prendre 
le  voisinage  ainsi  compris.  Or,  il  est  clair  que  le  chef  de  Clan 
groupait  derrière  lui  des  séries  entières  de  gens  unis  entre  eux, 
sous  le  régime  de  la  plus  absolue  indépendance,  par  des  préoc- 
cupations, des  tendances,  des  poursuites  communes.  Tous  ceux 
qu'une  même  manière  de  voir,  les  mêmes  aspirations,  les  mêmes 
raisons  de  craindre  ou  d'espérer,  les  mêmes  amitiés  ou  les  mêmes 
inimitiés,  avaient  rapprochés,  et  dont  elles  avaient  fait  comme 
une  troupe  de  volontaires,  de  volontaires  sans  engagement,  mais 
connus  les  uns  des  autres,  au  moins  par  escouades,  et  prêts  à 
une  action  concordante,  tous  ceux-là,  dis-jc,  étaient  recrutés  sur 
l'ensemble  du  territoire,  et  quelquefois  bien  au  delà,  par  le  chef 
de  Clan,  à  la  seule  condition  qu'il  épousât  leurs  désirs  ou  leurs 
aversions  et  qu'il  entreprit  d'y  donner  effet. 


\ 


LES   CELTES.  303 

Enfin  le  Clan  présente  encore,  dans  un  de  ses  éléments,  les 
caractères  de  la  Corporation,  qui  est,  elle  aussi,  un  organisme  de 
la  vie  privée.  La  Corporation  est  comme  un  voisinage  plus  strict  : 
libre  en  ce  sens  qu'on  ne  se  lie  que  volontairement,  elle  crée  des 
engagements  formels  entre  des  gens  qui  se  reconnaissent  des 
intérêts  communs  et  qui  croient  utile,  pour  les  soutenir  ensem- 
ble, de  se  donner  réciproquement  une  promesse  qui  oblige. 
C'était  bien  là  le  fait  des  Devoti,  de  ces  personnages  plus  étroi- 
tement attachés  au  chef  de  Clan  et  qui,  vivant  avec  lui,  faisaient 
serment  de  mourir  avec  lui. 

Ainsi,  résultat  combiné  du  Patronage,  du  Voisinage  et  de  la 
(Corporation,  le  Clan  n'était  pas,  en  principe,  une  organisation  de 
Pouvoir  public;  il  ne  l'était  pas  en  Gaule,  même  au  temps  de 
César. 

Il  y  avait  chez  les  Celtes,  chez  les  Gaulois,  divers  systèmes  offi- 
ciels de  Pouvoir,  diverses  formes  reconnues  de  l'Autorité  pu- 
blique. Elles  paraissent  avoir  été  assez  variées;  elles  se  montrent 
çà  et  là,  mais  par  traits  bien  vagues  et  bien  épars,  dans  le  récit 
du  conquérant  romain. 

Chez  les  Éduens,  par  exemple,  dont  la  grande  ville  était  lîi- 
bracte,  aujourd'hui  Autun,  et  qui  comptaient  parmi  les  plus 
importantes  nations  gauloises,  on  voit  un  magistrat  suprême,  élu 
chaque  année,  conformément  à  une  très  ancienne  coutume,  avec 
des  conditions  de  lieu,  de  temps,  de  convocation  publique  stric- 
tement déterminées.  Les  Druides  et  certains  magistrats  sont 
marqués  comme  ayant  des  droits  particuliers  dans  cette  élection. 
Le  titulaire  de  cette  magistrature  suprême  a  un  nom  tout  local  :  il 
s'appelle  le  Vergobret.  Ses  pouvoirs  et  ses  obligations  sont  pré- 
cisés :  il  a,  du  moins  en  théorie,  le  droit  de  vie  et  de  mort,  mais, 
par  contre,  il  lui  est  positivement  interdit  de  sortir  du  territoire 
pour  quelque  cause  que  ce  soit.  A  côté  de  lui,  il  y  a  un  Sénat, 
qui  est  également  réglementé  :  deux  frères  ne  peuvent  en  faire 
partie  en  même  temps.  Voilà  tout  un  dessin  de  constitution  po- 
litique bien  visible  (1). 

(1)  César,  De  bello  fjallico,  I,  16;  VU,  32  et  33. 


304  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Le  Sénat  parait  avoir  été  une  institution  très  habituelle,  géné- 
rale même,  chez  les  peuplades  gauloises.  Il  en  est  souvent  ques- 
tion dans  les  Commentaires ,  et  à  propos  de  régions  très  diffé- 
rentes :  il  y  a  un  Sénat  chez  les  Vénètes,  c'est-à-dire  à  Vannes  ; 
chez  les  Lexoviens,  c'est-à-dire  à  Lisieux  ;  chez  les  Bellovaques, 
c'est-à-dire  àBeauvais;  chez  les,  Nerviens,  c'est-à-dire  en  Flan- 
dre; chez  les  Sénonais,  c'est-à-dire  à  Sens;  chez  les  Allobrog-es, 
c'est-à-dire  en  Savoie  ;  etc. 

La  Royauté,  au  contraire^  ne  se  montre  guère  que  comme  une 
forme  accidentelle  :  il  semble  qu'elle  fût  le  mode  de  pouvoir 
qu'aspiraient  à  établir,  à  la  faveur  de  circonstances  spéciales, 
quelques  ambitieux  de  haute  volée;  mais  elle  était  vivement  re- 
poussée, et,  une  fois  établie,  elle  ne  réussissait  pas  à  se  perpé- 
tuer. Orgétorix,  que  nous  connaissons  déjà,  n'avait  persuadé  aux 
Helvètes  d'éniigrer  en  Gaule  que  pour  se  faire  roi,  au  bout  de  l'en- 
treprise ;  et  quand  son  projet  fut  découvert,  il  faillit  être  brûlé  vif, 
selon  la  loi  des  Helvètes,  par  un  jugement  en  bonne  forme.  11 
n'échappa  à  la  sentence  que  grâce  au  secours  de  son  Clan  qui  inti- 
mida le  tribunal.  Mais  les  magistrats  indignés  convoquèrent  le 
peuple  en  armes  et  Orgétorix  disparut,  se  donnant  probablement 
la  mort  lui-même,  à  ce  que  dit  César.  Il  est  difficile  de  mieux  voir 
que  par  cet  épisode  la  différence  qu'il  y  avait  chez  les  Celtes  entre 
l'institution  privée  du  Clan  et  les  institutions  politiques  légales  : 
la  lutte  est  ici  ouvertement  engagée  entre  un  citoyen  entouré 
de  sa  clientèle  et  la  magistrature  soutenue  par  la  nation. 

Pour  renforcer  l'expédition  des  Helvètes,  Orgétorix  avait 
cherché  le  concours  de  leurs  voisins  les  Séquanes,  c'est-à-dire 
les  Jurassiens.  A  cet  effet,  dit  César,  «  il  avait  persuadé  au 
lils  de  Catamantalède ,  Casticus ,  dont  le  père  avait  occupé  la 
royauté  chez  les  Séquanes  pendant  de  longues  années,  de  s'em- 
parer dans  sa  Cité  de  cette  royauté  que  son  père  avait  eue  au- 
trefois :  —  Pcrsuadet  Cmtico,  Catamantaledls  filio,  cujus'pater 
regnuin  in  Sequanls  multo.s  aiinos  obtinuerat,  ut  reçpium  in 
Civitate  sua  occuparet,   quod patev  antc  liaburrat  [\)  ».  On  voit 

(I)  César,  De  bdlo  (jaUico,  I,  3.  , 


LKS   CKLTES.  .'J05 

bien  là  encore  ce  que  la  royauté  avait  d'accidentel  et  de  pré- 
caire tout  à  la  fois.  Et  c'est  d'une  royauté  proprement  dite  qu'il 
s'agit  ici,  car  César,  en  bon  Romain,  n'emploie  jamais  le  mot 
rer/mim  pour  aucune  des  magistratures  suprêmes,  mais  après 
tout  républicaines,  qu'il  rencontre  chez  les  Gaulois,  pas  même 
pour  ce  Vergobret,  ce  souverain  armé  du  droit  de  vie  et  de  mort 
chez  le^  Éduens;  il  réserve  ce  terme,  si  caractéristique  dans  la 
langue  latine,  pour  les  cas  de  domination  autocratique,  tels  que 
ceux  dont  nous  venons  de  parler.  Quand  il  donne  le  titre  de  rex 
à  un  chef,  c'est  à  bon  escient,  et  ce  qu'il  raconte  du  personnage 
rend  témoignage  à  la  vérité  du  titre.  Vercingétorix  à  la  tète  de 
toute  la  Gaule  n'est  pas  appelé  roi,  quoique,  après  un  coup  de 
main  pratiqué  par  lui  contre  Gergovie,  sa  patrie,  les  siens  lui  en 
eussent  décerné  le  titre;  et  on  voit  assez  que  son  immense  pou- 
voir est  une  commission  et  non  une  royauté  (1);  mais  Arioviste, 
chef  d'une  peuplade  germaine,  qui  s'introduit  dans  un  coin  de  la 
Gaule,  n'est  appelé  que  roi  et  il  est  manifeste  qu'il  agit  en  po- 
tentat. Généralement,  César  n'aperçoit  en  face  de  lui  que  les  Civi- 
tatps,  c'est-à-dire  des  collectivités  auxquelles  il  a  affaire  et  aux- 
quelles il  attribue  toute  l'action  :  les  Âllobroges  résolurent  ceci, 
les  Séquanes  demandèrent  cela;  les  Sénonais  acceptèrent  ceci, 
les  Nerviens  refusèrent  cela;  mais,  en  présence  d'Arioviste,  le 
langage  change  et  c'est  Arioviste  tout  seul  qui  fait  toutes  choses, 
c'est  avec  lui  seul  que  César  a  maille  à  partir,  ce  n'est  pas  la  Civi- 
tas  Germanorum  qui  figure,  mais  le  Rex  Germanoruni  (2). 

A  côté  des  Magistratures  républicaines,  des  Sénats,  des  Royau- 
tés, existait-il  chez  les  Celtes  des  Assemblées  générales  du  peuple 
qui  eussent  une  fonction  politique  reconnue  et  régulière?  Cela 
n'est  pas  très  clair,  car  César  dit  en  propres  termes  :  «  Dans  toute 
la  Gaule,  il  n'y  a  que  deux  classes  d'hommes  (les  Druides  et 
les  Chevaliers)  qui  comptent  pour  quelque  chose  et  soient  consi- 

(1)  Le  propre  père  de  VtMcingétorix,  Celtillus,  qui  avait  commamlé à  toute  la  Gaule, 
avait  été  tué  par  ses  compatriotes,  les  Arvernes,  pour  avoir  aspiré  à  la  royauté.  «  Ver- 
cingelorijîis,  Arverni.  pater  priucipatuin  Galliae  lotius  obliiiuerat,  et  ob  eam  causam 
quod  regnuni  appetebat.  ab  Civitate  erat  interfectus.  »  De  bello  gallico,  VII,  4.  Remar- 
quez cette  opposition  entre  principatus  et  regnum. 

(2)  De  bello  gallico,  I,  31. 


306  LA    SClENCt:   SOCIALE. 

clérés  :  le  peuple,  en  effet,  est  à  peu  près  regardé  comme  esclave, 
n'ose  rien  par  lui-même  ci  n'est  appelé  à  aucun  conseil.  —  In 
omni  Gallia,  eorum  liominum^  qui  aliquo  aunt  numéro  atquc 
honore,  gênera  sunt  duo  :  narn  plchs  pœne  sercorum  habetur 
locoy  quas  per  se  niliil  audct  et  nullo  adhibetur  consilio  (1).  » 
Ceux  qui  n'étaient  pas  Druides  ou  Chevaliers  avaient-ils  quelque 
part  aux  élections?  C'est  ce  qu'il  est  très  difficile  de  dire  :  rien  ne 
l'indique  d'une  manière  absolument  péremptoire.  Les  passages 
de  César  ou  de  Strabon  qu'on  a  invoqués  ne  signifient  pas  stric- 
tement, il  s'en  faut  souvent  de  beaucoup,  ce  qu'on  en  prétend 
tirer.  Il  semble  bien  plutôt  que  le  peuple  agissait  sur  les  affaires 
publiques  par  le  seul  poids  des  sentiments  auxquels  il  s'aban- 
donnait et  dont  les  dirigeants  étaient  forcés  de  tenir  compte  sous 
la  menace  d'une  révolte  :  révolte  d'autant  plus  à  craindre  qu'elle 
ne  manquait  jamais  de  puissants  meneurs  parmi  tant  de  chefs 
de  Clan.  Un  trait  des  Commentaires,  où  on  a  voulu  voir  la 
preuve  d'une  autorité  légale  du  peuple,  exprime,  au  contraire, 
très  exactement  ceci.  «  Les  Bellovaques,  est-il  dit,  par  l'accord  de 
tous  les  chefs  et  selon  l'extrême  désir  du  peuple,  résolurent,  si 
César  se  présentait  avec  trois  légions  seulement,  de  lui  offrir  le 
combat.  —  Constituisse  Bellovaco.s ^  omnium  principum  con- 
sensu,  amnma plebis  cupiditate,  si  Cœsar  cum  tribus  Icgtonihm, 
veniret,  of ferre  se  ad  dimicandum  (2).  »  Le  peuple  agit  par  son 
véhément  désir,  mais  ce  n'est  pas  lui  qui  prend  la  décision. 

Néanmoins,  une  circonstance  solennelle  montre  que  le  recours 
k  une  Assenddée  générale  du  peuple  pouvait  être  un  moyen  su- 
prême pour  sortir  des  difficultés  politiques.  Quand  les  Eduens, 
faisant  défection  aux  Romains,  entrèrent  dans  la  ligue  de  Ver- 
cingétorix,  ils  prétendirent  qu'on  leur  déférât  le  commandement  : 
«  Cette  discussion  soulevée,  une  assemblée  de  toute  la  Gaule  fut 
convoquée  à  Bibractc;  on  s'y  rendit  en  foule  de  toutes  parts;  la 
décision  fut  remise  aux  suffrages  de  la  multitude  et,  àl'unanimité, 
Vercingétorix  fut  reconnu  commandant  en  chef.  —  lie  in  controver- 
siam  deducta,  totius  Galliœ  concilium  Bibractc  indicilur;  eodem 

(1)  De  bcllo  (jallico,  VI,  13. 

(2)  /6<f/.,Vlll,  7. 


LES    CELTES.  307 

ronvcniunt  luid'uiiw  frr<iiicntcs;  mullltud'uiis  suffragus  resjyr- 
mittilur  :  ad  iinum  omnos  Vercin(j('tor'i(jem  probant  imperato- 
rom  (1).  »  Combien  cela  ne  ressenible-t-il  pas  à  la  pratique  encore 
toute  contemporaine  du  plébiscite ,  qui  nous  a  paru  neuve! 

Le  rôle  que  jouait  la  foule,  non  de  par  la  constitution,  mais 
par  le  noml^re  et  la  force  matérielle,  les  Druides  l'avaient,  à  l'in- 
verse, comme  une  élite  et  par  le  crédit  moral  ;  et  leur  action  était 
])eaucoup  plus  habituelle  et  continue:  elle  descendait  infiniment 
plus  dans  le  détail.  Elle  ne  parait  cependant  pas  avoir  été,  à  pro- 
prement parler,  elle  non  plus,  une  institution  d'ordre  politique. 
Quantité  de  questions  d'intérêt  privé  ou  puljlic  leur  étaient  bé- 
névolement soumises  :  parfois  même  ils  intervenaient  spontané- 
ment, entre  deux  armées,  au  moment  du  combat  et  rétablissaient 
la  paix  (2).  Dans  les  ju£;ements  usuels  qu'ils  rendaient,  ils  trou- 
vaient d'ordinaire  les  parties  disposées  à  s'en  tenir  à  leur  décision  ; 
mais  si  elles  s'y  soustrayaient,  ils  n'avaient  de  ressource  que  l'in- 
terdiction des  sacrifices,  l'excommunication  religieuse  :  ce  qui 
montre  bien  que  leur  juridiction  n'était  pas  d'ordre  civil  et  n'a- 
vait pas  de  caractère  absolument  légal  (3).  Les  Druides,  au  temps 
de  la  conquête  romaine,  ne  constituaient  pas  un  corps  politique, 
une  autorité  gouvernementale.  Nulle  part  le  conquérant  ne  les 
rencontre  dans  la  lutte  engagée  entre  lui  et  la  puissance  celtique  : 
il  n'a  rien  à  débattre  avec  eux. 

On  voit  donc  à  combien  peu  de  chose  se  réduisent  les  indi- 
cations que  César  nous  fournit  sur  l'Autorité  publique  authen- 
tique parmi  les  Celtes.  Et  personne,  à  beaucoup  près,  ne  nous  en 
a  tant  appris  que  lui,  ni  Strabon,  ni  Diodore  de  Sicile,  ni  aucun 
autre.  Ce  que  nous  venons  de  parcourir  est,  en  somme,  tout  ce 
qu'on  peut  connaître  de  ce  sujet  par  le  témoignage  de  l'antiquité  ; 


(1)  De  helloyallico.  Vil,  G3. 

^2)  «  Souvent,  lorsque  deux  armées  se  trouvaient  en  présence,  les  épées  déjà  tirées, 
les  lances  en  arrêt,  les  bardes  (c'était  une  classe  des  Druides)  se  jetaient  en  avant  des 
(oniljattants  et  les  calmaient  comme  on  dompte  les  bétes  féroces  par  endiantement.  » 
Diodore  de  Sicile,  V,  31.  —  «  Les  Druides,  ditSlrabon,  réussissaient  souvent  à  apaiser 
les  guerres  au  moment  où  l'on  était  prêt  à  en  venir  aux  mains  (IV,  4-2). 

,3)  César,  De  bello  gallico,  VI,  13. 


308  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

et  encore  avons-nous  pris  soin  de  le  serrer  de  plus  près  qu'on  ne 
l'avait  fait  jusqu'ici. 

Nous  touchons  ici  du  doigt  la  vérité  à  laquelle  nous  voulions 
en  venir. 

Il  suffit  délire  le  récit  de  César,  pour  se  convaincre  que  les  pou- 
voirs politiques,  dont  il  dit  si  peu  de  choses  çà  et  là,  ne  sont  guère 
que  de  vaines  formules  et  de  trompeuses  apparences  :  c'est  un 
voile  léger  qui  dissimule  à  peine  la  réalité  des  choses.  La  réa- 
lité, c'est  que  le  gouvernement,  le  vrai  gouvernement,  celui 
dont  Faction  est  seule  efficace,  puissante  et  obéie,  est  ailleurs  :  ce 
sont  bien  les  Clans  qui,  malgré  leur  caractère  privé,  mènent  tout 
dans  les  affaires  publicjues.  Nous  allons  en  avoir  la  preuve,  et  le 
gouvernement  de  la  Gaule  va  nous  apparaître  sous  un  jour  saisis- 
sant, que  n'ont  pas  assez  bien  vu,  dans  la  laconique  précision  de 
César,  les  historiens  modernes,  habitués  à  mettre  les  pouvoirs  pu- 
blics au  premier  rang  de  l'histoire. 

La  principale  préoccupation  de  César,  après  le  récit  des  expé- 
ditions militaires,  est  de  montrer  les  événements  politiques  qui 
se  produisent  chez  les  Gaulois  pendant  cette  période  et  qui  sont 
le  commentaire  indispensable  des  faits  militaires.  Il  semblerait 
donc  qu'il  dût  être  souvent  amené  à  rendre  compte  du  mécanisme 
gouvernemental  pour  faire  conqDrendre  sa  diplomatie,  le  tour 
de  ses  démarches  et  la  forme  des  décisions  prises  par  l'ennemi. 
Et  cependant  il  est  plus  cjue  bref  à  cet  égard,  nous  venons  de 
le  constater  :  il  se  borne  à  quelques  renseignements  rares  et  in- 
complets. 

Mais  tandis  qu'il  est  si  concis  au  sujet  du  gouvernement  offi- 
ciel, on  serait  tenté  de  le  trouver  prolixe  en  ce  qui  concerne  les 
Clans  et  leurs  chefs.  Ceux-ci  sont  bien  les  acteurs  principaux  de 
ce  drame ,  dont  les  Magistrats,  les  gouvernants  attitrés  ne  sont 
que  de  simples  comparses,  des  figurants  muets,  qui  se  tiennent 
presque  constamment  dans  la  coulisse. 

César  emploie,  pour  désigner  strictement  les  représentants  offi- 
ciels du  pouvoir  chez  les  Gaulois,  le  mot  Magistratu.s,  ainsi 
que  nous  l'avons  vu.  Mais  il  désigne  par  un  autre  terme  la  plu- 


r.RS    CELTKS.  309 

part  des  personnages  qu'il  lait  intervenir  dans  son  récit  et,  pré- 
cisément, ceux  qui  jouent  le  rôle  le  plus  important,  le  plus  déci- 
sif :  il  les  appelle  oràindiiremcnt  p7nncipes,  nobilismni  (1),  mots 
qui  n'expriment  par  eux-mêmes  qu'une  idée  de  primauté,  d'in- 
fluence prédominante.  Et  cette  appellation  vague  revient  presque 
à  chaque  page  dans  César.  C'est  qu'il  se  trouve  le  plus  souvent  en 
face  d'une  réunion  d'hommes  qui  représentent  ])ien  la  puissance 
effective  dans  la  Cité,  mais  qui  ne  tiennent  pas  tous  cette  puissance 
d'une  fonction  dénommée,  d'un  titre  déterminé.  On  s'en  aperçoit 
quand  il  entre  dans  le  détail  des  faits  et  qu'il  détache  du  groupe 
quelque  personnage  pour  en  expliquer  la  situation  particulière  : 
on  voit  là,  très  positivement,  figurer  à  côté  des  Magistrats  cer- 
taines personnalités  dont  l'importance  ne  relève  que  d'elles- 
mêmes.  Ce  sont  les  chefs  de  Clans,  que  l'historien  décrit,  de  telle 
façon  qu'il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper  :  nous  le  verrons  tout  à  l'heure. 
Au  reste,  dans  un  texte  magistral  où  il  nous  avertit  de  cet  état 
de  choses  une  fois  pour  toutes,  il  donne  à  ces  hommes  leur  dési- 
gnation complète  :  Piincipes  factionum^  chefs  de  Clans  :  «  Avant 
d'aller  plus  loin,  dit-il,  il  est  à  propos  de  donner  une  idée  des 
mœurs  de  la  Gaule  et  de  la  Germanie,  et  des  différences  qu'il 
y  a  entre  ces  deux  peuples.  En  Gaule,  —  voici  donc  la  caractéris- 
tique première,  le  trait  fondamental  de  la  Gaule,  —  non  seule- 
ment toute  peuplade  {civitas)^  tout  canton  (pagus),  toute  section 
de  canton  {pa7\s  pagi),  mais  à  peu  près  toute  maison  [domus)  se 
partage  entre  des  factions  (entre  des  Clans)  :  sont  chefs  de  ces 
factions  (sont  chefs  de  Clans)  les  hommes  reconnus  pour  jouir 
de  la  plus  grande  autorité,  h.om.m.G:S  à  la  décision  et  au  jugement 
desquels  Jouissent  revenir^  enfin  de  compte,  toutes  les  affaires  et 
toutes  les  délibérations.  La  raison  de  cet  antique  usage  parait 
être  de  protéger  le  peuple  contre  la  force  :  aucun  ne  souffre,  en 
effet,  que  ses  clients  soient  molestés  ou  circonvenus,  et  s'il  agissait 
autrement,  il  perdrait  toute  autorité.  C'est  là,  en  somme,  le  régime 
de  toute  la  Gaule  (2).  »  Est-ce  assez  clair  et  voit-on  assez  entre 

(1]  Debello  gallico,  I,   7:  II,  3;  III,  8;  IV,  6,  30;  VII,  32,  75;  etc. 
(2)  «  Qiioniam  ad  hune  locum  perventum  est,  non  alienum  esse  videtur,  de  Gal- 
licB  GerinanisRque  moribus,  et  quo  différant   e^e  nationes  inter  sese,  pioponeie.  In 


810  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

les  mains  de  qui  est  la  réalité  du  pouvoir?  Qui  donne  la  forme 
au  gouvernement  effectif  et  constaté  :  la  Cité  ou  le  Clan? 

César  ne  s'y  est  donc  pas  mépris  ;  et  nous  comprenons  mainte- 
nant pourquoi  il  ne  se  contente  pas  d'avoir  affaire  aux  Magistrats 
et  aux  Sénateurs;  pourquoi  il  les  laisse  à  l'arrière-plan,  et  pour- 
quoi il  réclame,  ou  rencontre  naturellement,  dans  toutes  les  né- 
gociations, l'intervention  de  ce  groupe  de  principaux  citoyens^ 
par  qui  tout  se  fait. 

Mais  voyons  cela  de  plus  près.  Un  exemple  va  mettre  dans 
toute  sa  lumière  intime  le  fait  que  César  vient  d'énoncer  comme 
une  loi  générale. 

Les  Éduens,  qui  étaient  les  alliés  de  César  contre  les  Helvètes, 
lui  avaient  promis  des  vivres  et  ne  tenaient  pas  leur  promesse. 
«  Dans  ces  retards  prolongés,  César  voyant  approcher  le  jour  où 
il  fallait  distriljuer  les  vivres  aux  soldats,  convoque  les  princi- 
paux Éduens  (convocatis  eorum  principibus)  qui  étaient  en 
grand  nombre  dans  le  camp,  entre  autres  Divitiacus  et  Liscus  : 
celui-ci  occupait  alors  la  magistrature  suprême,  que  les  Éduens 
appellent  Vergobret,  charge  annuelle  et  qui  donne  droit  de  vie  et 
mort.  »  Remarquez  en  passant  la  façon  incidente  dont  est  pré- 
senté ce  personnage,  qui  semblerait  devoir  être  un  potentat  ; 
mais  ceci  va  s'expliquer  tout  à  l'heure  :  <(  César  leur  reproche, 
—  il  ne  se  contente  pas  de  s'adresser  au  Vergobret  et  d'avoir 
affaire  à  lui  seul ,  —  il  leur  reproche  avec  force  de  ne  point  venir 
à  son  aide,  etc.,  etc.  »  On  devine  le  discours  de  César.  Mais  ce 
qu'on  n'aurait  pas  soupçonné  aussi  aisément,  c'est  la  réponse  du 
Vergobret.  On  va  voir  combien  César  avait  raison  de  vouloir 
traiter  avec  d'autres  que  lui  :  «  Liscus  alors,  poussé  par  les  repro- 
ches de  César,  déclare  ce  qu'il  avait  tu  jusque-là  :  qu'il  y  avait 


Oallia,  non  soluin  in  omnibus  civitatibns,  alque  in  omnibus  pagis  parlihusque,  sed 
pœne  etiam  in  sinyulis  domlbus  factiones  sunt  :  carumque  factionum  principes 
sunt,  qui  summam  aiicloritatem  eoriini  judicio  exislimantur,  quorum,  ad  arbltriinn 
Judiciumque  summu  omnium  rerum  consiUornmque  rcdcat.  Jdque  ejus  rei 
causa  antiquiius  inslilulum  vidclur,  ne  qiiis  e\  plcl)e  coiilra  polentioreni  auxiiii 
e^eret  :  suos  eniin  quis(iue  oppriini  et  circuinvcniri  non  |)alitur,  neqiie,  aliter  si  fa- 
ciant,  uliani  inter  suos  habent  auclorilaleni.  llirc  cadcm  ratio  est  in  suninia  loliu?- 
Gallia;.  »  (C^-sar,  De  bcllo  (j(dico,\i,  ii.) 


LES    CELTES.  31  I 

chez  eux  certains  personnages  de  qui  l'autorité  était  prépondé- 
rante sur  le  peuple  et  qui,  par  U action  pricée,  étaient  plus  puis- 
sants que  les  Mat^istrats  eux-mêmes  :  ((  Esse  nonnullos  cjuorum 
auctoritas  apud  ploljcm  plurimum  valeat,  qui  priratim  plus 
jKj.ssint  qufini  ipsi  magistrat  us.  »  L'aveu  est-il  assez  complet? 
assez  précis?  assez  scientifiquement  formulé?  11  va  cependant 
s'accentuer  encore  :  «  Ce  sont  ces  hommes,  continue  Liscus,  qui 
par  des  discours  séditieux  et  pervers  détournent  le  peuple  de 
fournir  le  hlé  qui  est  dû.  Et  il  ajouta  que  c'étaient  eux  encore 
qui  informaient  l'ennemi  de  tous  les  projets  et  de  tout  ce  cjui  se 
passait  dans  le  camp;  mais  qu'il  n'avait  pas  le  pouvoir  de  les  , 
réprimer;  que.  bien  au  contraire,  il  savait  à  quel  péril  l'expo- 
sait lui-même  cette  déclaration,  et  que  c'était  là  le  motif  qui 
l'avait  fait  se  taire  aussi  longtemps  que  possible.  »  On  comprend 
par  quelle  ironie  César  a  tenu  à  dire  d'abord  que  Liscus  avait 
droit  de  vie  et  de  mort  :  il  est  impossible  de  marquer  d'un  trait 
plus  sanglant  l'inanité  de  l'Autorité  publique  chez  les  Gaulois. 
César  sentit  assez  que  la  déclaration  ne  pouvait  être  poussée  plus 
avant  eu  présence  des  «  principaux  citoyens  »,  dont  Liscus 
n'avait  désigné  aucun,  mais  au  nombre  desquels  se  trouvaient 
évidemment  ceux  qui  étaient  assez  puissants  pour  faire,  dans  le 
camp  même  des  Éduens,  cette  opposition  aux  Romains.  César  se 
hâta  donc  de  les  renvoyer  tous  et  ne  retint  que  Liscus.  Seul  à  seul, 
il  le  questionna  et  il  découvrit  que  le  principal  personnage  visé 
par  les  paroles  de  Liscus  était...  qui?  Dumnorix,  chef  de  Clan 
s'il  en  fut,  cpii  se  trouvait  pi'écisément  dans  le  camp  des  Eduens 
et  que  César  envoya  chercher  pour  l'avertir  de  se  tenir  sur  ses 
gardes  (1!. 

Il  est  bon  de  nous  arrêter  ici  un  instant  pour  relever  un  point 
de  science  sociale  de  la  plus  haute  importance. 

Voilà  donc  de  simples  patrons  de  la  vie  privée  qui  l'emportent 
en  pouvoir  sur  les  représentants  de  l'Autorité  publique  officielle. 
Voilà  donc  un  peuple  qui  n'est  pas  g-ouverné  par  ceux  qui  sont 
censés  le  gouverner.  Cette  constatation  dépasse  de  l^eaucoup  la 

(1)  De  bello  '.(illico.  J,  IG  à  20. 


su  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

question  de  rorganisation  gauloise.  Le  même  fait  se  retrouve 
chez  la  plupart  des  peuples.  Aussi  est-ce  une  des  erreurs  à  la  fois 
les  pi  us  communes  et  les  plus  déplorables,  que  de  chercher,  dans 
les  constitutions  politiques  apparentes,  l'explication  de  la  plu- 
part des  événements  de  l'histoire  publique  :  les  causes  sont  plus 
profondes,  d'ordinaire.  C'est  la  même  erreur  qui  fait  chercher 
remède  aux  malheurs  ou  aux  malaises  nationaux  dans  des  modi- 
fications constitutionnelles.  Derrière  ces  constitutions  qui,  le  plus 
souvent,  sont  un  masque,  un  masque  voulu,  un  masque  fait  avec 
art,  il  y  a  la  réalité  des  forces  vitales  positives  qu'engendre  iné- 
luctablement la  vie  privée  et  qui  mènent  le  gouvernement  lui- 
même.  Elles  le  mènent  à  son  insu,  à  l'insu  de  tout  le  monde,  à 
l'insu  de  tous  ceux  qui  n'observent  pas  profondément.  C'est  pour 
n'avoir  pas  compris  cette  loi  fondamentale,  que  nous  attachons 
tant  d'importance  à  la  forme  extérieure  des  pouvoirs  publics  et  si 
peu  à  l'organisation  de  la  vie  privée;  c'est  pour  cette  raison  que 
nous  avons  fait  tant  de  révolutions  politiques,  bien  que  nous 
puissions  constater  chaque  fois  leur  inanité  et  reconnaître  que 
l'étiquette  seule  a  changé.  Ces  insuccès  répétés  devraient  cepen- 
dant nous  ouvrir  les  yeux,  car,  manifestement,  si  tous  ces  chan- 
gements politiques  produisent  si  peu  de  résultats,  c'est  que  les 
formes  politiques  n'ont  pas  l'importance  que  nous  croyons. 

Mais  revenons  aux  Celtes. 

De  quelle  origine  procédaient  leurs  Pouvoirs  publics  apparents, 
puisqu'ils  n'émanaient  plus  de  leur  état  social  transformé?  Ces 
Pouvoirs  prétendus  n'étaient  qu'un  reste  démodé,  une  tradition 
indûment  prolongée  de  leur  état  social  antérieur,  de  l'état  pa- 
triarcal primitif.  On  peut  en  séparer  la  Royauté,  qui  est  une 
forme  spontanée  partout  où  quelque  personnage,  favorisé  par  ses 
aptitudes  et  par  les  circonstances,  se  sent  en  goût  et  se  croit  en 
mesure  d'exercer  un  pouvoir  despotique  :  nous  avons  vu  que 
c'était  bien  là  le  principe  des  quelques  royautés  gauloises.  La 
Royauté  d'ailleurs  s'était  trouvée  nécessairement  à  l'origine  de 
la  race  gauloise,  antérieurement  à  l'installation  sédentaire  :  car, 
toute  troupe  en  marche,  qui  a  Ijesoin  de  cohésion,  qui  s'avance 
dans  des  circonstances  difficiles,  n'a  de  salut  possible  que  dans 


Li:S    CKLTKS.  .'Jl.'j 

un  chef  énergique,  armé  do  pleins  pouvoirs  sur  tous.  Mais,  dès 
que  l'installation  en  peliis  groupes  séparés,  éparpillés  par  la 
disposition  naturelle  du  lieu  et  de  ses  ressources,  vient  rompre  la 
marche  et  disloquer  la  bande  compacte,  elle  brise  la  force  natu- 
relle de  cette  royauté  d'occasion.  Ce  qui  réapparaît  alors  en 
chaque  lieu,  c'est  l'autorité  des  chefs  de  famille,  qui  se  consultent 
de  voisinage  à  voisinage  pour  les  intérêts  communs;  et,  chacun 
sait,  ne  fût-ce  que  par  l'histoire  de  Rome  ancienne,  que  telle  est 
l'origine  des  Sénats  dans  la  plus  haute  antiquité.  Les  Sénateurs 
du  commencement  ne  sont  que  les  patriarches  des  familles  de  la 
première  arrivée.  Quand  la  population  se  multiplie,  les  honneurs 
du  Sénat  restent  souvent  héréditgiires  et  ne  s'étendent  pas  aux 
familles  nouvelles;  ou  bien  l'élection,  faite  entre  les  pères  de 
familles,  vient  sélectionner  ceux  qui  sont  députés  à  cette  assem- 
blée centrale,  à  laquelle  la  vie  sédentaire  et  plus  laborieuse  rend 
à  beaucoup  difficile  de  se  rendre.  C'est  par  un  choix  du  même 
genre  que  sont  désignés  les  hommes  chargés  de  fonctions  pra- 
tiques, les  Magistrats.  Mais  tandis  que  cette  organisation  primitive 
se  soutient  ainsi  comme  elle  peut,  par  le  respect  de  l'hérédité  ou 
le  principe  égalitaire  de  l'élection,  les  supériorités  personnelles 
et  qui  ne  relèvent  que  d'elles-mêmes  se  produisent  au  milieu  de 
ce  peuple  où  les  conditions  de  la  vie  se  compliquent,  et  on  voit 
apparaître  ceux  que  nous  avons  appelés,  à  bon  droit  et  d'après 
César,  les  Chevaliers,  Equités^  les  riches  et  les  habiles,  et  bientôt 
parmi  eux  les  chefs  de  Clans,  les  plus  riches  et  les  plus  habiles. 
Ainsi  se  trouvent  côte  à  côte  deux  puissances,  deux  institutions, 
dont  l'une  n'est  que  traditionnelle  et  l'autre  vivante.  Nous  venons 
de  voir  laquelle  des  deux  est  faite  pour  prévaloir. 

Il  n'y  a  pas  de  mystère  non  plus  sur  l'origine  vraisemblable  et 
sur  l'antique  autorité  des  Druides  :  on  trouve  des  corps  religieux 
analogues  chez  quantité  de  peuples  patriarcaux,  tendant  ou  pas- 
sés à  la  vie  sédentaire.  Peut-être  faut-il  leur  comparer  les  Lamas 
du  Thibet,  dont  le  rôle  a  tant  d'analogie  avec  le  leur.  Ces  insti- 
tutions sacerdotales  et  religieuses  exercent  une  immense  action 
politique,  même  sans  titre  reconnu,  dans  la  période  que  nous 
indiquions  tout  à  l'heure,  où  le  pouvoir  n'est  plus  strictement 


314  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

familial,  où  l'arbitrage  d'hommes  instruits  et  vénérés  se  présente 
comme  un  supplément  naturel  à  l'alisence  de  magistratures  vrai- 
ment suffisantes.  C'est  pourquoi  les  Druides  ont  eu,  à  ce  qu'il 
semhle,  une  époque  d'autorité  prépondérante  en  Gaule;  mais 
l'avènement  de  la  classe  des  chevaliers  et  des  chefs  de  Clan  nous 
explique  la  diminution  de  leur  influence.  Aussi,  au  temps  de 
César,  n'étaient-ils  plus  que  ce  que  nous  les  avons  vus,  et  leur 
groupe  central  s'était  retiré  au  delà  de  la  Manche,  en  Bretagne, 
chez  les  Celtes  demeurés  plus  primitifs  (1).  Là  même,  ils  ne  tar- 
dèrent guère  à  disparaître,  car  on  ne  voit  bientôt  plus  subsister 
que  ceux  de  catégorie  inférieure,  les  Bardes,  entrés  an  service 
des  Grands,  des  chefs  de  Clans. 

Ainsi,  les  formes  de  l'autorité  publique  officielle,  prétendue, 
apparente,  n'étaient  chez  les  Celtes  que  la  décomposition,  les 
restes,  la  tradition  surannée  du  gouvernement  patriarcal  pur,  du 
gouvernement  antérieur  à  l'installation  celtique.  En  effet,  pen- 
dant qu'une  façon  nouvelle  de  vie  privée,  des  moyens  nouveaux 
d'existence,  amène  un  nouveau  système  de  pouvoir  public 
effectif,  les  pouvoirs  établis  sur  l'ancien  mode  de  vivre  se  conti- 
nuent en  apparence.  C'est  à  son  insu,  ou  du  moins  sans  en  saisir 
toutes  les  conséquences,  qu'un  peuple  transforme  ses  ressources 
d'existence;  là,  il  subit  des  nécessités  qui  opèrent  immédiatement 
sur  l'organisation  de  la  vie  privée.  Mais  l'organisation  politique,  qui 
touche  à  des  intérêts  beaucoup  moins  instants,  beaucoup  moins 
immédiats  et  moins  impérieux,  reste  pour  ainsi  dire  en  l'air, 
subsiste  et  se  prolonge  telle  qu'elle  était,  jusqu'à  ce  que  les  con- 
séquences de  la  transformation  privée  qui  s'est  produite  au- 
dessous  d'elle  se  fassent  sentir  sur  elle  :  c'est-à-dire,  jusqu'à  ce 
qu'une  expérience  plus  lente,  dont  les  occasions  sont  moins  fré- 
quentes, ait  fait  enfin  reconnaître  que  l'ancienne  autorité  pu- 
blique ne  cadre  plus  avec  les  nécessités  nouvelles.  Ce  travail  de 
dislocation,  d'une  forme  politique  minée  par  les  transformations 
de  la  vie  usuelle,  est  constant  dans  l'histoire;  et  c'est  un  des 
phénomènes  les  moins  bien  étudiés,  les  moins  bien  connus  des 
historiens  et  des  politiques.  C'est  à  ce  phénomène  que  sont  dus 
(1)  Debello  (jallico,  VI,  13  et  l-i. 


LES    r.KLTES.  315 

ces  malaises,  ces  crises,  ces  énigmes  gouvernementales  qui  tra- 
vaillent si  souvent  les  peuples. 

Mais  si  les  clietsdc  Clan  avaient  réussi  à  s'attribuer  la  réalité  du 
Pouvoir,  comment  se  faisait-il  qu'ils  n'en  eussent  pas  changé  les 
formes? 

On  doit  en  effet  supposer  que  cette  multitude  de  chefs  de  Clans 
qui  se  partageaient  la  Gaule  étaient  assez  désireux  de  mettre 
la  main  sur  les  fonctions  politiques  elles-mêmes,  afin  de  les 
exercer  directement  à  leur  profit  et  au  profit  de  leur  clientèle. 
On  peut  même  penser  qu'ils  ne  devaient  pas  rencontrer  un  bien 
sérieux  obstacle  dans  ces  magistratures  officielles,  dont  nous  ve- 
nons de  constater  la  faiblesse  et  le  caractère  purement  artificiel. 
Combien  ils  devaient  être  tentés  de  se  substituer  à  elles  pure- 
ment et  simplement! 

Mais  la  chose  était  moins  facile  qu'il  ne  parait,  car  les  divers 
chefs  de  Clans  d'une  Cité  se  tenaient  mutuellement  en  échec; 
leur  rivalité  faisait  la  seule  force  de  ces  gouvernements  impuis- 
sants à  se  soutenir  par  eux-mêmes.  Donc,  pour  qu'un  chef  de 
Clan  prit  le  pas  sur  les  autres,  il  fallait  qu'il  fût  assez  habile  pour 
grouper  autour  de  lui  un  plus  grand  nombre  de  clients,  et  pour 
devenir  plus  puissant  que  tous  les  autres.  Il  s'acheminait  alors, 
par  degrés,  de  son  rôle  de  patron  du  travail  au  rôle  de  chef 
d'État. 

Nous  pouvons  saisir  dans  César  les  degrés  de  cette  évolution. 

L'Éduen  Dumnorix,  dont  il  a  été  question  tout  à  l'heure,  est 
précisément  un  type  parfait  du  chef  de  Clan  en  passe  de  devenir 
le  chef  des  Pouvoirs  publics;  nous  le  trouvons  en  pleine  évolu- 
tion et  son  histoire,  merveilleusement  tracée  par  l'auteur  des 
Commentah'es,  pourrait  s'intituler  :  «  Comment  un  chef  de  Clan 
devenait  chef  d'État  chez  les  Gaulois  (1).  » 

((  Dumnorix  (nous  suivons  le  récit  de  César)  était  un  homme 
hardi  et  ambitieux,  que  ses  libéralités  avaient  mis  en  faveur  au- 
près du  peuple.  »  Voilà  le  point  de  départ  de  l'évolution  :  il  faut 

(1)  De  bellogallico.  I.  18. 


.316  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

être  hardi,  car  il  s'agit  de  triompher  de  l'opposition  de  tous  les 
autres  chefs  de  Clans  qui  convoitent,  eux  aussi,  le  souverain  pou- 
voir; mais  la  hardiesse  ne  suffit  pas  :  il  faut  encore  savoir  gagner 
à  sa  cause  un  grand  nomhre  de  clients,  plus  de  clients  que  ses 
concurrents.  Nous  voyons  comment  on  y  arrivait  :  «  en  faisant 
des  libéralités  » . 

A  ce  jeu,  un  chef  de  Clan  risquait  fort  de  se  ruiner,  et  c'est 
bien  aussi  ce  qui  arrivait  à  un  certain  nombre.  Ceux-là  étaient 
arrêtés  net  dans  leur  évolution,  dès  cette  première  étape.  Mais 
les  plus  habiles  trouvaient  un  biais,  ainsi  que  nous  le  voyons  par 
l'exemple  môme  de  Dumnorix.  Le  moyen  est  tout  à  fait  ingénieux  : 
«  Depuis  plusieurs  années,  ajoute  César,  Dumnorix  avait  obtenu  à 
vil  prix  la  perception  des  péages  et  autres  impôts  des  Éduens, 
parce  que  personne  n'osait  mettre  enchère  sur  lui  :  par  ce  moyen 
il  avait  accru  sa  fortune,  et  s'était  mis  en  état  de  prodiguer  ses 
largesses.  »  Voilà  le  biais  par  lequel  on  arrivait  à  la  seconde 
étape  sur  la  route  du  pouvoir  politique. 

Une  fois  qu'on  s'était  ainsi  assuré,  aux  dépens  du  trésor  public, 
des  ressources  plus  considérables  et  un  plus  grand  nombre  de 
clients,  il  s'agissait  d'inspirer  à  tous  ses  adversaires  une  salutaire 
terreur  et  de  faire  éclater  à  tous  les  yeux  sa  force.  Voici  comment 
on  y  arrivait  :  «  On  le  voyait,  dit  César  en  parlant  de  Dumnorix, 
toujours  suivi  d'une  cavalerie  nombreuse  qu'il  entretenait  à  ses 
frais.  »  Vous  pensez  si  les  Magistrats,  si  les  représentants  officiels 
du  pouvoir  devaient  être  éclipsés  par  un  patron  de  cette  sorte, 
entouré  d'une  escorte  aussi  formidable  et  disposant  de  ressources 
aussi  considérables.  On  peut  s'expliquer  maintenant  les  airs  tris- 
tes et  les  craintes  du  Vergobret  Liscus. 

Arrivé  à  ce  point  de  son  évolution,  le  chef  de  Clan  touchait 
presque  au  pouvoir  souverain;  il  n'avait  plus  qu'un  pas  à  faire, 
qu'une  étape  à  franchir,  César  nous  l'indique  encore  :  «  xilors,  il 
avait,  dit-il,  autant  de  crédit  chez  les  peuples  voisins  que  dans 
son  propre  pays.  »  Et  par  quel  procédé  s'était-il  assuré  un  pareil 
crédit?  Voici  :  «  11  avait  fait  épouser  à  sa  mère  l'un  des  hommes 
les  plus  nobles  et  les  plus  puissants  chez  les  Bituriges  (sans  doute 
un  chef  de  Clan)  ;  lui-même  avait  pris  femme  chez  les  Helvètes; 


LES   CELTES.  317 

il  avait  marié  sa  sœur  et  ses  parentes  dans  d'autres  Cités.  »  On 
voit  avec  quel  art  suprême  cette  entreprise  était  menée. 

Évidemment,  nous  touchons  au  but;  il  suffit  d'un  dernier  ef- 
fort pour  cueillir  le  pouvoir.  C'est  précisément  ce  dernier  effort 
que  Dumnorix  allait  faire  au  moment  où  César  apparut  si  malen- 
contreusement :  «  Lié  aux  Helvètes  par  sa  femme,  il  était  leur 
ami,  nous  disent  les  Commentaires;  il  espérait,  avec  leur  aide, 
s'emparer  du  souverain  pouvoir.  »  Il  y  serait  certainement  arrivé; 
mais  César  eut  intérêt  à  l'arrêter  dans  sa  marche  ascensionnelle, 
et  on  sait  comment  il  le  fit  mettre  à  mort  (1). 

Du  moins,  si  Dunuiorix  ne  put  exercer  le  Pouvoir  en  titre ,  nous 
savons  par  le  discours  de  Liscus  qu'il  l'exerçait  pleinement  en 
fait.  Une  foule  d'autres  chefs  furent  plus  heureux  et  ajoutèrent 
à  l'autorité  de  fait  l'autorité  de  droit,  en  s'emparant  du  Pouvoir 
officiel. 

Mais  soit  que  le  chef  de  Clan  gouvernât  contre  le  Pouvoir, 
comme  dans  le  cas  de  Dumnorix,  soit  qu'il  gouvernât  avec  le 
Pouvoir,  en  réalité  il  gouvernait  toujours  par  la  force  propre  du 
Clan,  par  la  force  de  sa  puissance  privée  et  non  de  l'autorité  pu- 
blique, impuissante  par  elle-même. 

Le  type  du  chef  de  Clan  parvenu  au  Pouvoir  nous  est  donné 
par  le  plus  fameux  des  Gaulois.  Nous  savons  que  le  grand  sou- 
lèvement par  lequel  la  Gaule  essaya  de  se  soustraire  à  la  do- 
mination romaine  fut  suscité  par  un  chef  de  Clan,  par  un 
homme  qui  n'avait  aucun  caractère  public  :  «  Vercingétorix, 
fils  de  Celtillus,"  dit  César,  jeune  homme  puissant  chez  les  Ar- 
vernes  et  dont  le  père,  qui  avait  commandé  toute  la  Gaule, 
avait  été  tué  pour  avoir  aspiré  à  la  royauté  (nous  avons  vu 
cela),  rassembla  ses  clients,  et  n'eut  pas  de  peine  à  exciter  leur 
ardeur.  »  Ainsi  cette  grande  guerre  est  commencée  par  un 
simple  patron  entouré  de  ses  seuls  clients  personnels.  Et  il  la 
continue,  en  levant  des  soldats  par  sa  seule  influence  privée  : 
«  Il  ne  se  rebute  pas  (de  l'opposition  qu'il  rencontre)  et  en- 
rôle dans  les  campagnes  des  hommes  pauvres  et  perdus  de 
dettes.   Avec  cette  troupe,   il  entraine  dans  son  parti  tous  ceux 

(1)  De  bcllo  fjallico,\,  7. 

T.  XII.  22 


318  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

de  la  nation  qu'il  rencontre,  les  exhorte  à  prendre  les  ar- 
mes poiir  la  liberté  commune,  et,  ayant  réuni  de  grandes  forces, 
il  chasse  à  son  tour  les  adversaires  qui  l'avaient  banni  de 
sa  patrie,  »  Voilà  bien  encore  l'équipée  d'un  chef  de  Clan. 
Le  dénouement  est  prévu  :  «  Ses  partisans,  dit  César,  lui 
donnent  l'appellation  de  roi  (1).  »  C'est  à  partir  de  là  cpie 
Vercingétorix  s'éleva  au   commandement  de  toute  la  Gaule. 

Nous  savons  maintenant  comment  un  chef  de  Clan  arrivait 
à  se  rendre  maître  du  Pouvoir,  soit  à  titre  privé,  soit  à  titre 
officiel. 

Mais  il  y  a  quelque  chose  de  plus  encore  dans  la  force  so- 
ciale qu'exerçait  le  Clan  :  c'est  qu'il  façonnait  à  son  image  toutes 
les  institutions  sociales,   au-dessous  et  au-dessus   de  lui. 

Ceci  est  l'effet  d'une  loi  c[ui  se  formule  ainsi  :  Tandis  cpie 
chez  les  peuples  simples,  où  la  famille  suffit  communément  à 
tout,  c'est  la  Famille  qui  imprime  le  moule  à  tout  ce  qui  vient 
accidentellement  s'ajouter  à  elle;  chez  les  peuples  c|ui  com- 
mencent à  se  complicpier  par  la  superposition  de  deux  ordres, 
de  deux  rangs  de  familles,  c'est  le  mode  de  Patronage  qui  im- 
prime sa  forme,  du  haut  en  bas,  à  tous  les  groupes  sociaux  : 
les  institutions,  les  manières  d'être  du  Patronage  et  du  Voisinage 
deviennent  le  centre  de  l'organisation  sociale;  elles  font  tout 
à  leur  ressemblance;  elles  groupent  ou,  plus  encore,  elles  dé- 
terminent autour  d'elles  tous  les  éléments  inférieurs  et  supé- 
rieurs dont  se  compose  l'ensemble  de  la  société. 

Le  système  du  Clan  amenait  en  effet,  dans  la  Gaule  et  chez 
tous  les  Celtes,  la  division  de  tous  les  groupes  sociaux  en  deux, 
voire  même  en  plus  de  deux  :  il  divisait  les  familles,  à  l'inté- 
rieur même  de  la  famille  ;  il  divisait  la  grande  unité  nationale 
gauloise,  comme  aussi  la  grande  unité  nationale  bretonne,  en 
deux,  et  au  besoin  en  plus  de  deux  confédérations  d'États. 

Il  suffit  d'ouvrir  les  Commentaires  pour  constater  à  quel  point 
le  dualisme  créé  par  le  Clan  divisait  les  familles  gauloises. 
Voici  d'abord  le  conflit  violent  entre  Indutiomare  et  son  propre 

(1}  Dq  bcUo  (jaUico,\U,  4. 


LRS    CKLTKS.  .'ÎIO 

g-endre,  Cingé.torix  :  u  Dans  cette  assemj)lée,  dit  César,  Indii- 
tiomare  déclare  ennemi  de  la  patrie  Cingétorix,  son  gendre, 
chef  du  Clan  opposé  [altcrias  principem  factionis),  qui  s'était 
attaché  à  César  et  lui  restait  fidèle,  nous  savons  pourquoi.  Ses 
biens  furent  confisqués  et  vendus  »  (T.  Peu  après,  Cing-étorix 
prit  sa  revanche  :  il  réussit  à  livrer  Indutiomare  à  César,  qui 
le  lit  mettre  à  mort  »  (2).  Voilà  comment  on  se  traitait  entre 
gendre  et  beau-père,  par  esprit   de  Clan. 

Ailleurs,  c'est  l'antagonisme  de  deux  beaux-frères,  Dumnorix 
et  Divitiacus.  Ce  dernier  déclare  que  Dumnorix  «  se  sert  de  l'in- 
fluence qu'il  lui  devait ,  pour  affaiblir  son  pouvoir  et  même 
pour  le  perdre  »  (3).  Et  il  fait  cette  déclaration  à  César  lui- 
même. 

<(  Quand  Vercingétorix  entreprend  de  soulever  les  Arvernes  con- 
tre les  Romains,  il  voit  se  lever  contre  lui  son  oncle,  Gobanition, 
qui  le  chasse  de  Gerg'ovie.  Mais  il  revient  peu  après  avec  de  nou- 
velles forces,  et  à  son  tour  chasse  son  oncle  »   (i). 

On  pourrait  croire  que  ce  sont  là  des  cas  isolés  comme  il  s'en 
produit  au  sein  de  toutes  les  sociétés;  mais  César  a  tranché  la 
question  par  le  fameux  texte  que  nous  avons  déjà  rencontré  plus 
haut  :  «  Dans  la  Gaule ,  chaque  Cité ,  chaque  bourg- ,  chaque 
quartier,  ei  presque  chaque  famille  est  divisé  en  factions  »  (5). 
Ce  texte  suffit  à  prouver  que  nous  sommes  en  présence  d'un  ca- 
ractère général  du  type. 

Mais  nous  avons  dit  que  ce  dualisme  n'éclatait  pas  seulement 
dans  la  famille,  il  se  retrouve  jusque  dans  les  rapport>^  interna- 
lionau.r,  il  divise  les  alliances  de  peuplades  à  peuplades. 

De  même  que  chaque  Cité  et  presque  chaque  famille  était 
divisée  en  deux  partis,  de  même  la  Gaule  tout  entière  était  di- 
visée en  deux  factions.  «  La  Gaule,  dit  César,  se  partageait  en 
deux  partis ,  dont  l'un  avait  pour  chef  les  Éduens,  l'autre  les 


(1)  La  hcllo  gallico,  V,  56. 

(2)  Ibicl,  Y,  58. 

(3)  Ibid.J,  20. 

(4)  lbid.,\U,  4. 

(5)  Ibid.,  VI,  11. 


."ÎSO  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Arvcrnes  »  (1).  A  un  autre  moment,  nous  voyons  que  les  Ar- 
vernes  sont  remplacés,  comme  chefs  de  partis,  par  les  Séqua- 
nais,  puis  par  les  Rémois  (2). 

L'extension  de  ce  phénomène  du  dualisme  à  toute  la  Gaule 
est  aussi  facile  à  expliquer  que  le  dualisme  de  la  Cité  et  de  la 
famille,  car  il  dérive  de  la  mcrae  cause. 

Tout  Clan  qui  aspire  à  s'emparer  du  Pouvoir  public  dans  la 
cité  s'applique  à  réunir  le  plus  de  clients  possibles;  il  s'efforce 
d'abord  d'attirer  à  lui,  par  les  moyens  que  nous  avons  signalés, 
les  citoyens  de  la  Cité  ;  c'est  là  le  noyau  fondamental.  Mais  comme 
le  Clan  adverse  fait  de  même,  chacun  tend  à  se  fortifier  de  l'al- 
liance de  quelque  Clan  qui  gouverne  dans  les  Cités  voisines, 
afin  de  tirer  de  lui  aide  et  protection.  On  saisit  très  bien  ce 
mécanisme  dans  César  et  nous  en  avons  rencontré  tout  particu- 
lièrement l'exemple  dans  l'histoire  d'Orgétorix  et  dans  celle  de 
Dumnorix. 

Nous  connaissons  maintenant  à  fond  les  causes  du  régime  de 
division  qui  rendait  si  vulnérable  la  race  celtique.  Nous  avons 
vu  naître  le  Clan,  nous  l'avons  vu  fructifier  :  le  fruit  mortifère 
de  cette  forme  sociale  a  été  l'asservissement  de  la  Gaule,  puis 
celui  de  la  Bretagne. 

.  Dans  un  prochain  article,  nous  suivrons  les  Celtes  à  travers 
leur  décadence  et  nous  verrons  ce  qui  est  resté  d'eux  dans  le 
monde  moderne. 


H.  de  TouRviLLK  et  E.  Demglins. 


(1)  Debello  gallico,  I,  31. 

(2)  Ibi(l.,\l,  12. 


LA  YIE  AMÉRICAINE. 


I. 


LA   VIE   SUR  LES   «   RANCHES  ». 

Notre  collaborateur  et  ami,  M.  Paul  de  Rousiers,  a  fait,  l'an- 
née dernière,  un  voyage  en  Amérique,  d'où  il  nous  a  adressé 
plusieurs  lettres  qui  ont  été  reproduites  dans  la  Revue.  Ce 
voyage  avait  pour  but  une  étude  méthodique  des  Etats-Unis. 

Quel  intérêt  n'y  a-t-il  pas  à  connaître  à  fond  un  pays  qui  se 
développe  d'une  façon  si  rapide  et  si  inquiétante  pour  la  "vieille 
Europe;  un  pays  qui,  déjà,  couvre  nos  marchés  de  ses  produits 
et  nous  fait,  au  point  de  vue  agricole  et  même  industriel,  une 
concurrence  redoutable  et  grandissante  ! 

On  comprend  que  les  directeurs  de  la  maison  Firmin-Didot  se 
soient  préoccupés  de  ce  problème.  Ils  ont  pensé  c[u'ils  ne  pou- 
vaient pas  faire  une  œuvre  plus  utile,  cjue  d'entreprendre  une 
grande  publication  sur  la  Société  américaine. 

Mais  ils  n'ont  pas  voulu  faire  une  œuvre  passagère  et  superfi- 
cielle, comme  il  en  parait  tous  les  jours;  ils  ont  voulu  publier 
une  étude  approfondie,  qui  analysât  avec  méthode  tous  les  orga- 
nismes de  ce  grand  corps,  qui  en  expliquât  le  mécanisme  et  Ten- 
chainement  et  donnât,  en  un  mot,  la  raison  d'être  de  cette 
société. 

Ils  ont  pensé  que,  pour  atteindre  ce  but,  ils  devaient  s'adresser 
à   un  des  collaborateurs  de    la  Science  sociale,   à  un  homme 
habitué  aux  procédés  d'une  exacte  observation  des  faits  sociaux. 
M.  de  Rousiers  était  particulièrement  préparé  à  cette  entreprise, 


322  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

tant  par  sa  pratique  de  la  langue  anglaise  que  par  ses  études 
antérieures  sur  l'Aniéricjue. 

La  maison  Firmin-Uidot  lui  a  demandé  d'aller  faire  un  séjour 
aux  Etats-Unis.  Elle  lui  a  donné,  comme  collaborateur,  un  autre 
de  nos  amis,  M.  Georges  Rivière,  chargé  spécialement  de  repro- 
duire par  la  photographie  tout  ce  qui  pouvait  contribuer  à 
éclairer  et  à  expliquer  le  texte. 

Telle  est  l'origine  de  cette  publication  qui  fera  autant  d'hon- 
neur à  la  maison  Firmin-Didot  qu'à  la  science  sociale. 

Nous  avons  lu  l'ouvrage  en  manuscrit,  et  nous  pouvons  affir- 
mer que  jamais  on  n'a  présenté  un  tableau  aussi  complet,  aussi 
vivant  et  aussi  explicatif  de  la  grande  société  américaine.  C'est 
l'œuvre  d'un  maître  en  pleine  possession  de  son  sujet  et,  de 
l'instrument  d'analyse  incomparable  que  lui  fournit  la  science 
sociale. 

Pour  en  donner  une  idée  par  avance,  —  car  l'ouvrage  ne  pa- 
raîtra qu'en  décembre,  —  nous  en  reproduisons  deux  chapitres  :  le 
premier,  sur  les  «  Ranches  »,  ces  grandes  exploitations  rurales 
dans  lesquelles  on  élève  et  on  engraisse  le  bétail  ;  le  second,  —  qui 
sera  publié  dans  la  prochaine  livraison, —  sur  le  développement 
d'une  aristocratie,  dans  cette  Amérique  où  Tocqueville  n'avait 
aperçu  qu'une  démocratie.  E.  D. 

I.    UN    GRAND    RANCIIK    d'eNGRAISSIÏMENT. 

On  qualifie  souvent  de  ranche,  dans  l'Ouest,  de  très  modestes 
établissements  agricoles.  Le  possesseur  d'un  petit  domaine  du 
Kansas  vous  dit  fort  l)ien  en  vous  invitant  à  aller  chez  lui  : 
<(  Venez  donc  visiter  mon  ranchs  »  ;  mais,  d'une  manière  géné- 
rale, cette  expression  est  réservée  aux  terres  étendues  consacrées 
à  l'élevage  ou  à  l'engraissement  des  animaux. 

Je  vais  conduire  mes  lecteurs  dans  une  de  ces  grandes  instal- 
lations, celle  de  la  Standard  Caille  C°,  qui  élève  35.000  têtes  de 
bétail  dans  le  Wyoming  et  en  engraisse  environ  C.OOO  par  an 
dans  le  Nebraska. 

Le  ranclif  d'engraissement  de  la  Standard  Caille  C"  est  situé 


LA    VIE   AMÉRICAINE.  323 

à  peu  do  distance  de  Frémont  (Nebraska).  C'est  dans  cette  jolie 
petite  ville  que  je  séjournais,  quand  un  ami  commun  me  pro- 
posa d'aller  le  visiter.  J'acceptai  bien  vite,  ayant  déjà  entendu 
parler  de  cette  intéressante  exploitation,  et  nous  nous  rendîmes 
au  téléphone  pour  causer,  avec  le  propriétaire,  M.  A...,  et  lui 
demander  quand  il  pourrait  nous  montrer  son  ranclip.  M.  A...  a, 
en  effet,  le  téléphone  chez  lui  et  communique  avec  Omaha,  la 
plus  grande  ville  de  marché  de  son  voisinage,  où  chaque  jour  il 
vend  une  certaine  quantité  d'animaux  de  boucherie.  Très  aima- 
blement, M.  A...  répondit  qu'il  était  à  notre  disposition  et  le 
lendemain  matin,  par  un  beau  soleil  de  mai,  deux  chevaux 
rapides,  pris  à  la  Livery  stable,  nous  entraînaient  dans  un  buggij, 
par  des  sentiers  à  peine  tracés  sur  la  prairie. 

Bientôt  nous  arrivions  à  Ames,  petite  station  de  chemin  de  fer 
établie  sur  la  propriété  même  et  dont  elle  forme  le  centre;  quel- 
ques bâtiments  de  bois,  dont  la  gare,  une  immense  grange  et  un 
office  ou  bureau,  où  travaillent  deux  ou  trois  clerks ,  consti- 
tuent l'ag-glomération.  A  côté  de  la  grange,  une  longue  cheminée 
monte  vers  le  ciel  ;  c'est  une  petite  usine  à  vapeur,  destinée  à 
égrener  et  à  concasser  le  maïs  que  mangent  les  animaux  à  l'en- 
grais; à  première  vue,  tout  cela  donne  plutôt  l'impression  d'une 
manufacture  que  d'une  exploitation  agricole.  Nous  attachons  nos 
chevaux  aux  poteaux  disposés  à  cet  effet  et,  après  un  moment 
d'attente,  nous  voyons  arriver  M.  A...  monté  sur  un  petit  cheval 
blanc,  botté  de  jaune  et  coiffé  d'un  large  chapeau  de  feutre  gris 
avec  un  galon  en  torsade,  comme  les  cow  boys  en  portent  gé- 
néralement. Dès  qu'il  nous  tend  la  main,  nous  sentons  que  nous 
sommes  en  présence  d'un  gentleman;  y[.  A...  appartient  d'ail- 
leurs à  une  ancienne  famille  de  Boston,  et  c'est  dans  le  milieu 
bostonien,  le  plus  aristocraticpie  de  tous  les  milieux  américains, 
qu'il  a  été  élevé;  il  s'excuse  de  son  retard,  explique  qu'il  vient 
de  faire  une  tournée  matinale  sur  son  ranche  et  nous  invite  à  en 
commencer  de  suite  la  visite.  Aussitôt  dit,  aussitôt  fait  ;  notre 
hagggconiieni  quatre  places  et  nous  ne  sommes  que  trois.  M.  A... 
monte  avec  nous,  nous  détachons  les  chevaux  et  nous  voilà 
partis  pour  accomplir  ce  que  nous  appellerions  en   France  le 


324  LA    SCIEIVCE   SOCIALE. 

tour  du  propriétaire.  La  dimension  du  ranchp  (5.000  acres,  soit 
2.000  hectares)  suffit  à  expliquer  que  nous  ne  fassions  pas  ce  tour 
à  pied,  et  puis,  en  Amérique,  il  n'y  a  que  les  tramfs  (vaga- 
l)onds)  qui  aillent  à  pied  ;  un  gentleman  se  croirait  déshonoré  s'il 
marchait  pendant  une  heure  de  suite.  Ce  serait,  en  efTet,  recon- 
naître publiquement  que  son  temps  ne  vaut  pas  le  prix  d'une 
course  en  voiture.  Les  chemins,  il  est  vrai,  ne  sont  pas  brillants, 
mais  le  huggij  américain  résiste  à  toutes  les  secousses,  sort  de 
tous  les  bourbiers,  et  nous  filons  sans  crainte  au  milieu  des 
ornières,  coupant  à  travers  la  prairie  quand  le  sentier  paraît  trop 
difficile  à  suivre. 

Notre  première  visite  est  pour  un  corral  où  sont  enfermés  des 
bœufs;  il  se  trouve  dans  un  endroit  boisé  et  traversé  par  un  petit 
cours  d'eau  ;  au  milieu  de  la  boue  noirâtre  que  produit  le  piéti- 
nement continuel  des  animaux,  des  crèches  longues  et  vastes, 
élevées  de  quelques  pieds  au-dessus  du  sol,  contiennent  d'énor- 
mes quantités  de  maïs  moulu  et  de  son  ;  des  blocs  de  sel  gisent 
çà  et  là  dans  les  mangeoires  ;  ils  sont  polis  par  la  langue  des 
bœufs  qui  viennent  les  lécher  et  gagnent  à  cette  opération  un 
supplément  d'appétit  favorable  aux  intérêts  du  ranchnian.  De 
distance  en  distance,  le  sol  est  jonché  de  foin  sec  que  les  bœufs 
vont  manger  d'un  air  distrait,  comme  pour  se  reposer  des  gour- 
mandises qu'ils  s'offrent  tout  le  long  du  jour  avec  le  maïs  et  le 
son  ;  chaque  matin,  un  homme  vient  avec  une  voiture  attelée  de 
deux  chevaux  renouveler  la  provision  de  foin;  la  voiture  entre 
pleine  et  ressort  vide,  après  avoir  fait  lentement  le  tour  du  cor- 
ral pendant  que  l'homme  la  décharge.  Ainsi  pourvus  d'une 
nourriture  abondante  et  variée,  à  proximité  de  l'eau  nécessaire  à 
les  abreuver  et  garantis  du  grand  soleil  ou  du  vent  par  les  arbres 
qui  les  entourent,  les  bœufs  engraissent  rapidement.  Six  mois  de 
séjour  sur  le  ranche  suffisent  en  moyenne,  car  on  engraisse  de 
fi. 000  à  7.000  têtes  par  an  et  il  n'y  en  a  pas  plus  de  3.000  à 
3.500  à  la  fois.  Il  est  vrai  que  l'on  engraisse  aussi  des  génisses, 
qui  entrent  en  compte  dans  cette  moyenne  et  demandent  moins 
de  temps  pour  être  mises  en  état. 

Les  bœufs  ne  passent  pas  immédiatement  de  la  vie  simple  du 


LA    VIE    AMÉRICAINK.  325 

rancJio  d'élevage  du  Wyoïiiing-,  où  ils  broutent  Tlierbe  naturelle 
de  la  prairie,  à  l'ordinaire  plantureux  du  cornd  d'engraissement  ; 
il  y  aurait  danger  à  remplir  tout  d'un  coup  d'aliments  aussi 
riches  ces  larg-es  estomacs  habitués  à  une  nourriture  beaucoup 
moins  substantielle.  On  les  enferme  donc  d'abord  dans  de  vastes 
pAtures,  encloses  de  fil  de  fer  ronce,  où  ils  broutent  des  herbes 


■^. 


Pàlure  (le  jeune  bétail. 

de  choix  semées  à  leur  intention  et  s'accoutument  peu  à  peu  à  des 
rations  déplus  en  plus  fortes  de  son  et  de  maïs.  M.  A...  nous 
mène  à  une  de  ces  pâtures  dans  laquelle  nous  pénétrons,  tou- 
jours en  voiture,  sans  que  les  animaux  paraissent  très  étonnés 
de  notre  visite;  on  voit  qu'ils  sont  habitués  à  la  présence  de 
l'homme;  cène  sont  plus  les  hôtes  farouches  de  la  prairie  sans 
limites,  mais  des  bêtes  domestiques  ;  nous  les  poursuivons  pour 
les  former  en  g-roupes  et  prendre  la  photographie  de  quelques 
sujets  remarquables,  puis  nous  repartons  pour  un  autre  point  du 
r  anche. 


326  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Toute  pâture  est  pourvue  d'eau.  Quand  elle  n'est  pas  située  au 
bord  d'un  ruisseau,  on  élève  l'eau  d'un  puits  creusé  de  main 
d'homme  au  moyen  d'un  moulina  vent.  Ces  moulins  à  vent  sont 
d'un  usage  très  général  dans  l'Ouest  :  presque  toujours  on  les 
rencontre  à  côté  des  étables  et  des  habitations,  qu'ils  indiquent 
de  loin  au  passant.  Ils  ont  l'avantage  d'économiser  de  la  main- 
d'œuvre,  et  c'est  là,  on  le  sait  et  il  est  facile  de  le  comprendre,  le 
souci  constant  d'un  Américain.  D'ailleurs,  l'organisation  du  ran- 
chs d'Ames  porte  bien  l'empreinte  de  cette  préoccupation  ;  un 
seul  individu  peut  distribuer  la  nourriture  à  un  nombre  consi- 
dérable d'animaux  et  personne  ne  les  garde  dans  les  pâtures  et 
dans  les  corrals  entourés  de  clôtures  très  fortes  ;  quand  notre 
voiture  arrive  près  de  la  barrière  d'entrée,  l'un  de  nous  descend 
et  l'ouvre;  il  faut  apprendre  à  se  servir  soi-même  aux  Etats- 
Unis. 

Sur  la  prairie,  entre  les  enclos  et  les  terrains  cultivés,  nous 
rencontrons  des  meules  de  foin  de  petite  dimension,  que  l'on  fait 
au  moment  de  la  récolte  à  l'aide  d'une  machine  aussi  simple 
qu'ingénieuse  appelé  haij-lifU'r  ou  éleveur  de  foin;  autrefois 
M.  A...  mettait  le  foin  en  grosses  meules,  ce  qui  exigeait  beau- 
coup plus  de  travail  ;  d'après  son  calcul,  la  méthode  qu'il  em- 
ploie actuellement  produit  une  économie  de  1  dollar  25  cents 
par  tonne  (6  fr.  50  les  1.000  kilog.j.  Les  grosses  meules  reve- 
naient, en  effet,  à  2  dollars  la  tonne,  les  petites  coûtent  seulement 
75  cents  la  tonne.  De  plus  en  plus,  d'ailleurs,  son  expérience  le 
pousse  à  préférer  les  petites  installations  séparées  aux  grandes 
exploitations  centralisées  ;  nous  arrivons  à  une  sorte  de  ferme 
placée  à  une  assez  grande  distance  de  la  station  d'Ames  ;  c'est  un 
des  deux  ou  trois  petits  établissements  que  M.  A...  crée  en  ce  mo- 
ment-ci sur  le  rancli(;.  Quand  il  a  commencé  à  le  diriger,  sa  pre- 
mière pensée  avait  été  de  tout  réunir  en  un  seul  point,  mais  il 
a  reconnu  les  inconvénients  de  ce  système  et  déplore  les  grosses 
dépenses  qu'il  a  faites  au  début,  par  suite  de  ce  plan.  L'immense 
grange  qui  a  attiré  nos  regards  à  notre  arrivée  est  ime  de  ces 
dépenses  malheureuses  :  on  croyait  que  la  rigueur  des  hivers 
du  Nebraska  nécessiterait  un  bAtiment  énorme  pour  y  renfermer 


LA    VIK    AMERICAINE. 


337 


les  animaux  à  l'engrais  pendant  la  saison  la  plus  mauvaise  ;  en 
prévision  de  cette  nécessité,  M.  A...  n'hésita  pas  à  consacrer 
75.000  francs  à  cette  construction,  qui  ne  lui  a  pas  servi  pendant 
les  deux  derniers  hivers  et  dont  il  se  débarrasserait  volontiers, 
s'il  trouvait  preneur.  Ces  constructions  en  bois  ont,  en  effet,  l'a- 
vantage de  se  démonter  et  de  se  transporter  assez  facilement. 


..  •*«** 


Hay-lifler,  machine  à  faire  les  meules. 


«  11  me  faudrait  vendre  cela  à  un  Anglais,  »  me  disait  M.  A..., 
et  comme  je  ne  me  rendais  pas  bien  compte  de  la  raison  qui  lui 
faisait  chercher  ainsi  un  acheteur  britannique,  «  c'est,  ajouta- 
t-il,  une  expression  consacrée  dans  ce  pays-ci  :  quand  nous  vou- 
lons nous  défaire  d'un  objet  encombrant  et  d'un  prix  élevé,  nous 
ne  pouvons  guère  compter  pour  cela  sur  les  Américains;  ils  sont 
trop  pratiques  et  trop  primitifs  dans  leurs  manières  de  faire  pour 
en  avojr  envie;  au  contraire,  un  jeune  Anglais  frais  débarqué, 
habitué  à  la  culture  compliquée  et  perfectionnée  de  l'Europe, 
manquant  d'expérience  et  se  sentant  de  l'argent  en  poche,  croit 


328  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

facilement  à  l'utilité  de  ces  choses-là.  »  De  même,  en  Suisse,  les 
touristes  anglais  sont  généralement  pourvus  d'une  foule  d'usten- 
siles, lorgnettes,  plaids,  paniers  à  provisions,  pharmacies  de  po- 
che, caoutchoucs,  etc.,  dont  la  plus  grande  partie  les  encomhrc 
plus  qu'elle  ne  leur  sert.  L'Américain  cherche  toujours  à  simpli- 
fier et  fait  le  tour  du  monde  sans  bagages,  avec  une  chemise  de 
tlanelle  et  un  col  en  celluloïd.  En  toutes  choses,  le  même  con- 
traste se  retrouve. 

Non  seulement  M.  A...  divise  en  plusieurs  exploitations  sépa- 
rées la  régie  directe  du  ranche^  mais  il  a  recours  à  différentes 
combinaisons  pour  faire  cultiver  ses  terres;  en  effet,  la  propriété 
n'est  pas  toute  en  prairies  fauchées  et  en  pâlures;  on  fauche 
2.500  acres  (1.000  hectares)  ;  on  en  fait  paître  1.200  (i80  hectares) 
et  on  en  cultive  l.iOO  (540  hectares);  encore  faut-il  acheter 
au  dehors  une  grande  quantité  de  maïs. 

Sur  ces  1.400  acres,  800  sont  labourées  par  les  valets  de  ferme 
de  M.  A...  C'est  un  seul  et  magnific|ue  champ  de  maïs  de  320  hec- 
tares, le  reste  est  donné  à  des  tenanciers.  Les  uns  livrent  à 31.  A... 
le  tiers  de  leur  récolte  et  gardent  les  deux  autres  tiers  pour  prix 
de  leur  travail  ;  d'autres  reçoivent  13  cents  par  chaque  bushel 
qu'ils  donnent.  D'autres  enfin  afferment  moyennant  une  rente 
de  15  bmliels  à  l'acre  ou  môme  à  prix  d'argent,  mais  cette  der- 
nière combinaison  est  plus  rare,  M.  A...  cherchant  surtout  à  s'as- 
surer une  partie  de  la  provision  énorme  de  maïs  qui  lui  est  né- 
cessaire chaque  année. 

Ainsi  naissent,  dans  les  États  les  plus  lointains,  tous  les  modes 
de  tenure  connus  en  Europe.  L'indépendance  des  employés  du 
ranchc  fait  cjue  l'on  recourt  de  plus  en  plus  à  ce  système,  qui  af- 
franchit le  ranchman  d'une  surveillance  vraiment  trop  lourde 
et  d'un  tracas  écrasant.  Même  avec  les  tenanciers,  il  lui  reste  as- 
sez de  soucis. 

Nous  circulions  en  plein  air  depuis  huit  heures  du  matin,  et  la 
brise  vivifiante  du  Nebraska  nous  avait  fait  oublier  le  mauvais 
déjeûner  de  l'hôtel  ;  ce  fut  donc  avec  joie  que  nous  acceptâmes 
l'invitation  gracieuse  de  M.  A...  quand  il  nous  offrit  de  venir  lun- 
cher  chez   lui.  Déjà  le  téléphone  avait  prévenu  M"""  A...,  car, 


LA    VIK    AMKRlCAlNi:. 

lorsque  notre  voiture  vint 
s'arrêter  devant  la  jolie 
maison  de  bois  qu'elle  ha- 
bite, elle  descendit  de  suite 
pour  nous  souhaiter  la 
bienvenue  et,  quelques  ins- 
tants plus  tard,  nous  en- 
trions dans  une  large  et  élé- 
,cante  salle  à  manger  où 
le  lunch  nous  attendait.  Je 
ne  me  souviens  plus  des 
mets  qui  composaient  ce 
lunch,  car  j'avais  grand 
appétit,  et  le  plaisir  de  m'as- 
seoir  à  la  table  de  person- 
nes distinguées,  instruites, 
très  au  fait  de  la  vie  des 
ratiches,  l'emportait  de 
beaucoup  sur  toute  jouis-  \ 
sance  gastronomique.  C'est 
toujours  une  fort  agréable 
chose  de  rencontrer  sur  sa 
route  des  hôtes  aimables 
et  de  bonne  compag-nie. 
mais  quand  cette  rencon- 
tre a  lieu  en  plein  Nébra- 
ska,  elle  gagne  à  cette 
circonstance  un  charme  de 
premier  ordre.  M""  A...  a 
vécu  pendant  plusieurs  an- 
nées au  Texas  et  au  Wyo- 
ming  ;  c'est  une  vraie  ranch- 
ivoman  et  c'est  aussi  une 
véritable  ladij^  elle  a  passé 
sa  jeunesse  à  New- York, 
d'où  elle  est   orisinaire,  a 


330  LA    SCIENCE  SOCIALE. 

voyagé  en  Europe  pendant  deux  ans,  connaît  parfaitement  notre 
littérature  française  et  cause  avec  autant  de  facilité,  soit  en  an- 
glais, soit  en  français,  des  troupeaux  de  son  mari  ou  d'un  roman 
de  Daudet.  En  plus,  elle  s'intéresse  avec  simplicité  à  tous  ses  de- 
voirs de  maîtresse  de  maison  ;  la  jeune  Allemande  en  robe  claire 
qui  nous  sert  à  table  n'a  pas,  parait-il,  une  très  forte  santé, 
M'"'' A...  me  raconte  qu'elle  la  fait  promener  à  cheval,  parce  que 
cet  exercice  lui  est  bon;  bien  entendu  elle  dirige  elle-même  et  di- 
rige dans  le  détail  toutes  les  différentes  parties  de  son  ménage, 
cuisine,  basse-cour,  potager,  etc.  L'ami  qui  nous  a  introduit  chez 
elle,  M.  M...,  lui  apporte  des  asperges  et  différentes  plantes  d'or- 
nement qui  lui  manquent;  on  pratique   ainsi  entre  voisins  des 
échanges  de  légumes,  de  fleurs  et  de  fruits,  comme  il  arrive  en 
France  dans  quelques-unes  de  nos  provinces  restées  simples,  où 
les    châtelains    d'une   même  contrée   se  rendent   volontiers    de 
mutuels  services  pour  l'embellissement  de  leurs  jardins.  On  sent 
que  l'on  est  dans  un  milieu  très  rural,  que  tout  le  monde  s'in- 
téresse aux  choses  de  la  campagne,  et  d'ailleurs,  comment  vivre 
sur   un   ranche   du   JVebraska  sans  cela?  On  s'y  intéresse  d'au- 
tant plus  qu'on  s'en  occupe  personnellement,   et  le  souci  de  ces 
mille  détails  devient  souvent  une  source  de  jouissances.  Au  fond, 
ce  qui  me  plaît  le  plus  dans  nos  hôtes,  c'est  qu'ils  sont  contents 
de  leur  sort;  rien  ne  peut  remplacer,  pour  l'agrément  des  re- 
lations, cette  précieuse  qualité  du  contentement  intérieur.  Rien 
ne  peut  la  remplacer  non  plus  pour  la  saine   direction   d'une 
vie.    Certainement,   si  une  bonne    fée    transportait    tout    d'un 
coup  dans  ce  milieu  actif  et  vivant  beaucoup  de  ces    ennuyés 
auxquels  l'existence  pèse,  parce  qu'ils  l'ont  faite  oisive,  ils  y  re- 
prendraient goût  et  finiraient  par  comprendre  qu'elle  n'est  to- 
lérable  qu'à  condition  d'être  utile,  intéressante  qu'à  condition 
d'être  occupée.  A  ce  point  de  vue,  les  Américains  nous  donnent 
une  grande  leçon  :  on  trouve  chez  eux  peu  de  ces  esprits  aigris 
et   chagrins,   révoltés   contre   la    vie,    que  produisent  les    mi- 
lieux exclusivement  adonnés  à  la  recherche  du  plaisir.  Ils  accep- 
tent la  lutte  que  la  condition  humaine  nous  impose  comme  une 
nécessité  bienfaisante,  et,  à  l'exemple  des  bons  soldats,  ils  goù- 


LA    vue    AM KHI C AINE.  331 

tent  tout  le  plaisir  do  la  victoire,  traiitant  pins  que  cette  victoire 
n'est  due  qu'à  eux-mêmes,  qu'à  leurs  propres  eÛ'orts.  Cette  leçon 
vaut  bien   un  voyag'C  en  Amérique. 

Après  le  lunch,  nous  visitons  la  maison,  vaste  et  confortable; 
elle  a  coûté  50.000  francs,  ce  qui  indique  bien  un  établissement 
définitif.  Une  vérandah  règne  sur  toute  la  longueur  de  la  façade 
principale,  on  y  est  très  bien  pour  fumer  un  cigare  en  s'aban- 
donnant  aux  douceurs  de  la  conversation  combinées  avec  celle 
du  rocking  chair.  Dans  le  salon  largement  éclairé  par  de  grandes 
fenêtres,  un  bon  piano  occupe  une  place  d'honneur  ;  plusieurs 
chambres,  simples  mais  bien  installées,  complètent  l'habitation. 

Elle  est  à  quelques  centaines  de  mètres  du  bureau  où  nous 
sommes  arrivés  ce  matin  et  de  la  petite  gare  d'Ames;  néan- 
moins, dans  le  vestibule  d'entrée,  on  aperçoit  un  téléphone, 
dont  la  sonnerie  vient  de  temps  en  temps  rappeler  notre  hôte 
à  ses  affaires.  De  là,  il  correspond  avec  Omaha  et  nous  donne  des 
nouvelles  du  marché  du  jour;  ce  matin,  il  a  vendu  un  wagon 
de  génisses  à  3  dollars  85  cents  les  100  pounds  et  un  wagon  de 
bœufs  à  4  dollars  40  cents  les  100  pounds  (1).  Quand  il  croit  y 
avoir  avantage.  M.  A...  expédie  à  Chicago;  le  téléphone  et  le 
télégraphe  lui  permettent  de  se  tenir  en  communication  cons- 
tante avec  les  différents  centres  de  vente  des  États-Unis  et  de 
décider  de  quel  côté  il  faut  diriger  la  marchandise;  souvent 
aussi  il  reçoit  des  offres  et  conclut  des  marchés  sans  quitter  le 
l'anche. 

Les  journées  sont  longues  au  mois  de  mai  et  M.  A...  désire 
nous  faire  visiter  son  exploitation  aussi  complètement  que  pos- 
sible; nous  remontons  donc  en  voiture,  mais,  cette  fois,  c'est 
M.  A...  qui  nous  mène  dans  un  buggy  très  résistant,  attelé  d'une 


(1)  Pour  les  lecleurs  que  cela  intéresse,  je  dirai  que  ces  prix  doivent  être  entendus  du 
jioids  rif.  En  les  ramenant  à  nos  mesures  françaises,  et  en  supposant  entre  le  poids 
rif  elle  poids  net  la  différence  de  40  0/0  généralement  admise  pour  les  animaux  de 
première  qualité,  on  obtient  les  prix  suivants  : 

Génisses  (viande  nette),  0  fr.  61  c.  le  kiiog. 
BiiHifs      (viande  nette),  Ofr.  68  c.      — 

Ces  prix  représentent  à  peine  la  moiliédeceux  de  la  Villette,  à  Paris. 


332  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

jument  de  l'Orégon  et  d'un  cheval  du  Wyoming-,  aussi  pleins 
d'ardeur  que  leur  maître.  Avec  cet  équipage  nous  ferons  beau- 
coup de  chemin  on  peu  de  temps  et  sans  tenir  aucun  compte 
des  petits  accidents  de  terrain  qui  pourront  se  rencontrer  sur 
notre  route;  rien  d'agréable  d'ailleurs  comme  cette  course  rapide 
dirigée  par  une  main  habile  et  expérimentée.  M.  A...  se  plait  à 
nous  montrer  la  vitesse  de  l'attelage  qu'il  a  dressé  et  à  moitié 
élevé  lui-même,  on  sent  qu'il  est  heureux  de  son  succès  et  qu'il 
jouit  du  plaisir  de  nous  promener  au  milieu  de  son  œuvre. 
Comme  le  matin,  nous  voyons  encore  des  pâtures;  l'une,  pitto- 
resquement  placée  au  bord  d'un  étang,  sous  l'ombrage  des 
cottomvoods  et  des  box  helders  ;  d'énormes  bandes  de  canards 
sauvages  s'ébattent  sur  l'eau,  et  le  soleil  qui  éclaire  les  magni- 
fiques hcreford  àe  M.  A...  donne  à  l'ensemble  du  tableau  un 
cachet  de  poésie  qui  rappelle  les  belles  peintures  de  Troyon. 
Un  peu  plus  loin,  nous  arrivons  à  une  porcherie,  composée  de 
vastes  bâtiments  en  planches,  très  bas  et  très  rudimentaires; 
les  truies  mères  sont  installées  dans  des  boxes  également  en 
planches  ;  on  dirait  des  animaux  exposés  dans  un  comice  agri- 
cole de  petite  ville;  les  porcs  à  l'engrais  se  vautrent  auprès  de 
leurs  auges  â  moitié  pleines,  attendant  pour  les  vider  que  l'ap- 
pétit leur  revienne  :  c'est  l'image  de  l'abondance;  cinq  cents 
porcs  vivent  sur  le  ranche. 

Tout  en  courant  sur  les  bords  de  la  rivière  la  Plattc  qui 
limite  la  propriété,  nous  causons  avec  M.  A...  de  l'organisation 
du  ranclw.  La  grosse  difficulté  qu'il  rencontre,  c'est  d'avoir  des 
hommes  fidèles  et  laborieux,  auxquels  il  lui  soit  possible  de 
s'attacher  ;  ceux  que  l'on  aimerait  à  garder  préfèrent  aux  plus 
gros  gages  une  installation  à  eux  et  une  affaire  qu'ils  dirigent 
tout  seuls.  On  ne  reste  pas  en  sous-ordre,  quand  on  se  sent  les 
moyens  de  réussir,  dans  un  pays  où  tout  favorise  l'indépendance. 
Dieu  sait  pourtant  si  les  conditions  qu'on  leur  fait  sur  le  ranche 
sont  douces!  Certains  d'entre  eux  reçoivent  jusqu'à  2.500  francs 
par  an,  occupent  une  maison  séparée,  où  ils  vivent  avec  leur 
famille,  quand  ils  sont  mariés,  et  ont  la  permission  d'élever  des 
animaux  autant  qu'il  leur  en  faut;   un  ouvrier   ainsi  établi  chez 


LA    Vlb;    AMKHlCAlNi:. 


333 


I 


lui,  avec  une  ou  deux  vaches  à  lait,    deux  chevaux  et  quelques 
cochons  ne  semhlcrait  pas  à  plaindre  en  France. 

Le  soir  venu,  nous  nous  dirigeons  de  nouveau  vers  l'habitation 
pour  reprendre  nos  chevaux  et  faire  nos  adieux  à  M™^  A...  En 
passant  près  de  son  bureau,  M.  A...  s'arrête  et  me  prie  de  ren- 
trer on  conduisant  ses  chevaux;  tout  le  monde  ici  est  censé 
savoir  monter  à  cheval  et  mener  un  attelage,  cela  parait  aussi 
naturel  que  de  savoir  marcher;   quelques   instants  plus   tard, 


I 


d  LLick 


laui'Lau  liurr l'uni. 


nous  prenions  congé  de  nos  aimables  hôtes,  emportant  le  sou- 
venir d'une  charmante  et  profitable  journée.  Mieux  que  tous 
les  raisonnements  de  livre,  M.  A...  m'avait  démontré  par  sa 
seule  manière  d'être  au  milieu  de  son  ranche^  parle  plaisir  qu'il 
avait  à  nous  présenter  ses  animaux,  par  son  affabilité  et  son  édu- 
cation de  gentleman^  quelles  immenses  ressources  se  trouvent 
encore  dans  la  vieille  société  américaine  de  l'Est,  dont  il  est 
originaire,  et  quels  services  cette  société  rend  chaque  jour  aux 
nouveaux  États  de  l'Ouest.  Elle  leur  fournit,  en  effet,  une  vé- 
ritalde  classe  supérieure;   elle  est,  par  rapport  à  eux,  une  pépi- 


23 


334  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

nière  de  gouverneurs  (Thommes  et  la  prompte  fusion  des  divers 
éléments  qui  se  rencontrent  sur  ces  terres  vacantes  n'a  pas 
d'autre  cause.  Elle  s'opère  sous  l'influence  de  ces  éléments  de 
choix,  qui  tiennent  la  tête  du  mouvement  et  impriment  le  ca- 
chet de  leur  origine  à  l'ensemble  du  pays.  Sans  vouloir  être 
lyrique,  j'avoue  qu'en  rentrant  le  soir  à  Frémont,  j'avais  bien 
l'impression  d'avoir  vu  à  l'œuvre,  en  plein  dix-neuvième  siècle, 
un  fondateur  de  société,  semblable  par  plus  d'un  point  à  ceux 
dont  l'imagination  populaire  a  conservé  et  poétisé  le  souvenir, 
dans  l'antiquité.  Cette  impression  paraîtra  peut-être  exagérée 
au  premier  abord,  mais  que  le  lecteur  veuille  bien  y  réfléchir, 
qu'il  calcule  tous  les  obstacles  à  surmonter  pour  créer  et  con- 
duire une  entreprise  pareille,  dans  un  pays  à  moitié  désert  ; 
qu'il  se  représente  l'énergie  nécessaire  pour  en  triompher,  pour 
plier  à  son  service  une  foule  d'éléments  rebelles,  sans  avoir  à 
sa  disposition  aucun  moyen  de  contrainte,  et  il  se  rendra  compte 
de  la  parfaite  vérité  de  la  comparaison.  Au  surplus,  faites  ce 
que  les  mathématiciens  appellent  la.  preuve  par  r  absurde  ;  ima.- 
ginez  un  maladroit,  un  pauvre  hère,  ou  un  homme  sans  énergie 
sur  le  ranche  d'Ames,  et  voyez  ce  qui  arriverait  :  tout  croulerait 
en  quelques  jours;  il  faut  donc,  pour  le  diriger,  toutes  les 
quahtés  contraires,  et,  comme  l'entreprise  est  considérable,  il 
les  faut  à  un  haut  degré. 

M.  A...  ne  possède  pas  à  lui  tout  seul  les  2.000  hectares  d'Ames 
ni  l'énorme  cheptel  des  deux  ranches.  Deux  de  ses  cousins,  ca- 
pitalistes de  Boston,  se  sont  associés  avec  lui  pour  monter  cette 
grosse  affaire  sous  le  nom  de  Standard  Cattle  C° ;  on  trouve 
souvent  d'ailleurs  sur  les  ranches  cette  forme  de  propriété;  ceux 
qui  sont  consacrés  à  l'élevage  s'y  prêtent  avec  une  facilité  par- 
ticulière, nous  allons  en  voir  la  raison. 

11.    —    DIVERS    TYPES    DE    K ANCHES. 

«  Au  Wyoming,  médisait  M.  A...^,  jene  possède  que  64  hec- 
tares de  terrain,  comme  un  simple  colon,  mais  nous  faisons  paitre 


LA    VIE    AMKHICAI.NE. 


:iXt 


nos  ])cstiaux  siii'  dos  milliers  d'hectares;   le  pâturage  est  libre 
tant  que  le  sol  reste  inoccupé.  Chacun  de  nous  supporte  les  frais 


et  partage  les  bénéfices  de  l'exploitation  selon  la  part  qu'il  a  dans 
le  troupeau,  et  si  demain  nous  voulions  liquider,  il  nous  suffirait 
de  conduire  nos  bêtes  sur  les  marchés  du  voisinage;   nous  ne 


33G  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

sommes  pas  liés  comme  ici,  par  une  g-rande  terre  sur  laquelle 
nous  avons   accompli  des  travaux  coûteux.   » 

On  voit  par  Là  qu'une  entreprise  de  simple  élevag"e  peut  se 
prendre  et  se  laisser  bien  plus  facilement  qu'un  r«;?cAf  d'engrais- 
sement. C'est  pour  cela  qu'elle  s'accommode  mieux  de  la  forme 
collective.  En  s'associant,  on  ne  s'attache  pas  indissolublement 
les  uns  aux  autres.  C'est  pourquoi  nous  trouverons  dans  les  ran- 
ches  de  chevaux,  par  exemple,  des  sociétés  plus  nombreuses  que 
celle  de  la  Standard  Cattle  C°. 

Au  Fleur-de-Lys  ranche^  par  exemple,  dans  le  Dacotah,  cinq 
ou  six  jeunes  Français  sont  associés  avec  M.  le  baron  de  Grancey 
pour  l'élevage  des  chevaux,  et  infusent  patriotiquement  du  sang 
percheron  aux  juments  américaines,  trop  légères  pour  le  service 
de  trait.  Ailleurs,  ce  sont  des  commanditaires,  Américains  de  l'Est 
ou  même  Européens,  qui  confient  à  un  ranchman  le  soin  de  faire 
fructifier  leurs  capitaux  en  exploitant  un  troupeau  de  chevaux 
ou  de  bêtes  à  cornes. 

Ces  établissements  diffèrent  encore  par  d'autres  points  de  celui 
que  nous  venons  de  visiter. 

Ils  sont  moins  compliqués  à  diriger,  par  suite  de  l'absence  de 
culture;  le  pâturage  est,  en  effet,  le  mode  d'exploitation  le  plus 
simple  qui  existe  et  les  animaux  d'un  ranche  d'élevage  errant 
toute  l'année  sur  la  prairie,  se  nourrissant  exclusivement  de  l'herbe 
naturelle  que  broutaient  jadis  les  bisons. 

Aussi  la  vie  sur  ces  ranches  est-elle  rude  plutôt  que  laborieuse  : 
des  courses  interminables  à  cheval,  par  la  chaleur  brûlante  de 
l'été  ou  par  le  froid  cuisant  de  l'hiver,  en  forment  le  trait  prin- 
cipal; on  n'y  travaille  pas  à  proprement  parler.  Il  s'agit  surtout 
de  surveiller  les  animaux,  d'éviter  le  mélange  avec  les  troupeaux 
voisins,  de  dresser  les  jeunes  chevaux.  Une  bonne  santé,  beaucoup 
d'énergie  et  de  vigueur  corporelle,  le  goût  de  la  vie  en  plein  air, 
telles  sont  les  qualités  nécessaires  aux  cow  boijs  chargés  de  ces 
soins. 

Le  corij  boy  est  un  type  tout  différent  de  celui  du  valet  de  ferme, 
que  nous  avons  vu  chez  M.  A...  dans  le  Nebraska.  Il  n'a  rien  de 
l'agriculteur,   et  se  croirait  déshonoré  s'il  bêchait  ou  labourait 


LA    VIE    AMÉRICAINE. 


337 


une  acre  de  terre;  il  aime  le  jeu,  la  boisson,  les  plaisirs  bruyants, 
c'est  une  sorte  de  soudard,  un  rcitre  du  seizième  siècle,  admi- 


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Omalia  et  ses  environs. 

(D'après  l'indicateur  du  Fremonl  Elkhorn  nnd  Mi.isouri  valley  railroad.) 

Rand  Mac  Nally,  éditeur. 

rable  en  face  d'un  danger  pressant  à  conjurer  ou  d'un  effort  vio- 
lent'à  accomplir,  mais   insouciant,  intempérant  et  imprévoyant. 
Même  caractère  dans  le  personnel  dirigeant  :  il  y  a,  aux  États- 
Unis,  d'anciens   sous-officiers  de  nos  régiments  de  cavalerie,  fils 


338  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

de  famille  que  leurs  parents  ont  embarqués  à  destination  du  Far 
West  et  qui  déploient  dans  l'isolement  d'un  ranche  certaines  qua- 
lités réelles  dont  notre  société  européenne  n'a  plus  l'emploi.  Beau- 
coup d'entre  eux,  sans  doute,  reviennent  sans  un  sou  vaillant  au 
bout  de  quelques  années.  D'autres  acquièrent  de  l'expérience, 
prennent  le  sentiment  de  leur  valeur  et  deviennent  des  hommes. 

Si  le  rancJie  d'élevage  ofl're  moins  de  complication  que  le  ran- 
che d'engraissement,  il  reste  soumis,  en  revanche,  à  de  plus 
grands  risques. 

En  premier  lieu,  on  y  a  besoin  d'étalons  de  grand  prix;  pour 
que  l'élevage  soit  profitable ,  il  faut,  en  effet,  produire  des  ani- 
maux de  choix;  par  conséquent,  une  mise  de  fonds  considérable 
est  nécessaire  dès  le  début  pour  s'assurer  de  bons  reproducteurs. 
Généralement  on  les  fait  venir  d'Europe.  Depuis  quelques  années, 
nos  éleveurs  percherons  trouvent  ainsi  sur  le  marché  américain 
un  débouché  avantageux  et  font  une  concurrence  victorieuse  aux 
shire  et  aux  rlijdcsdalc  importés  d'Angleterre;  le  croisement 
percheron  réussit  généralement  fort  bien  et  donne  aux  Améri- 
cains d'excellents  chevaux  de  trait  en  renforçant  leurs  races  trop 
légères;  le  cheval  arabe  et  le  cheval  normand  [frcnch  coacJi)  sont 
également  employés  pour  donner  des  animaux  plus  élégants  de 
formes  et  moins  lourds. 

A  quelque  race  qu'ils  appartiennent,  les  étalons  importés  at- 
teignent en  Amérique  des  prix  fort  élevés.  Les  percherons  va 
rient  généralement  entre  5.000  et  10.000  francs.  Les.s/?/yr  et  le 
clydeKdalc  arrivent  presque  toujours  au  second  de  ces  chiffres  ; 
il  faut  dire,  pour  les  expliquer,  qu'on  n'importe  jamais  que  des 
animaux  modèles  et  qu'un  cheval  payé  't.OOO  francs  dans  le  Per- 
che doit  être  revendu  8.000  aux  États-Unis,  pour  que  l'affaire  soit 
avantageuse.  C'est  seulement  en  doul)laiit  ainsi  le  prix  d'achat 
qu'on  peut  rattraper  les  frais  de  transport,  d'intermédiaires,  de 
nourriture,  et  se  couvrir  des  risques  considérables  de  la  traver- 
sée. Un  cheval  souffre  toujours  sur  un  navire;  souvent  il  arrive  au 
port  en  très  mauvais  état  et  amaigri  ;  les  boulets  engorgés,  les 
jambes  raides;  l'importateur  est  alors  obligé  de  le  garder  assez 
longtemps  pour  le  remettre;  enfin,  il  faut  trouver  un  acheteur 


LA    VIE    AMKHICAINE. 


330 


solvable,  attendre  deux  ou  trois  ans  avant  qu'il  paye    complète- 
ment et,  parfois,  saisir  la  terre  qu'il  a  donnée  en  gage. 

Les  mêmes  inconvénients  se  produisent  pour  les  taureaux, 
que  Ton  fait  venir  principalement  d'Angleterre  ;  ce  sont  en  gé- 
néral des  hcrcford  ou  des  shorthon  (1)  que  l'on  trouve  sur  les 
ranches,  et  ils  se  vendent  aux  éleveurs  souvent  plus  cher  que 
les  chevaux.  J'ai  vu  plusieurs  fois  des  taureaux  atteindre  le  prix 


«  Vaillant  >>,  étalon  percheron  de  Ia  Percheron  aud  Arabiun  importing  Horse  C" 

(Neljraska). 

de  13.000  francs,  et  il  n'est  pas  rare  d'en  rencontrer  quatre  de 
cette  valeur  sur  une  exploitation.  Tout  accident  sur  des  animaux 
de  ce  genre  amène  une  perte  d'argent  sensible;  j'avais  raison, 
on  le  voit,  de  dire  que  le  propriétaire  d'un  ranche  d'élevage  a  de 
gros  risques  à  courir. 

Ce  ne  sont  pas  les  seuls;  dans  les  climats  rigoureux  du  Nord- 
Ouest,  dans  le  Montana,  par  exemple,  les  hivers  sont  longs  et 
les  animaux  ne  trouvent  que  lîien  peu  de  nourriture.  Au  prin- 
temps, ils  offrent  un  triste  spectacle  de  maigreur  et  quelques-uns 
succombent  quand  la  température  se  montre   particulièrement 

(1)  La  race  shorthon  (cest-à-dire,  à  courtes  cornes)  est  la  même  que  nous  connais- 
sons en  Europe  sous  le  nom  de  race  durhinn. 


340 


LA   SCIENCE    SOCIALE. 


inclémente;  les  chevaux,  il  est  vrai,  supportent  beaucoup  mieux 
que  les  bêtes  à  cornes  les  inconvénients  du  froid  extrême.  Ils 
grattent  du  pied  l'enveloppe  blanche  du  sol  pour  trouver,  en 
dessous  d'une  couche  épaisse  de  neige  glacée,  le  foin  desséché 
qu'elle  a  recouvert,  et  se  soutiennent  ainsi  jusqu'au  retour  de  la 
belle  saison  ;  mais  les  bestiaux  résistent  difficilement.  J'ai  connu 


Manèges  d'étalons  percherons,  à  Fréniont. 


un  ranchman  du  Wyoming  qui,  dans  un  seul  hiver,  avait  perdu 
vingt  mille  têtes  de  bétail,  plus  de  la  moitié  de  son  troupeau. 
De  pareils  désastres  ne  frappent  pas  les  ranchos  de  chevaux. 

En  revanche,  les  chevaux  sont  souvent  volés  par  des  individus 
peu  scrupuleux,  qui  gagnent  leur  vie  à  ce  métier  lucratif.  Dans  ces 
territoires  presque  déserts,  d'où  les  gendarmes  sont  absents,  où 
le  ranchinan  ne  connaît  ses  animaux  qu'à  la  marque  au  fer  rouge 
cpi'il  leur  imprime,  où  ceux-ci  errent  souvent  à  de  grandes  dis- 
tances de  toute  habitation,  on  peut  facilement  s'emparer  d'une 


LA    VIB   AMEHICAINE. 


341 


bande  de  chevaux  et  les  pousser  devant  soi  à  une  allure  vive  jus- 
qu'au marché  éloigné,  sur  lequel  on  se  donne  comme  leur  légi- 
time propriétaire.  En  fait,  cela  se  prati({ue  souvent  et  le  voleur 
de  chevaux  est  la  terreur  de  l'honnête  ranchman.  C'est  contre  lui 
qu'a  été  inventée,  au  début,  la  fameuse  loi  de  Lynch,  qui  per- 
met aux  braves  gens  de  supprimer  les  autres  pour  ne  pas  être 
supprimés  par  eux. 


Maison  d'hahitation  sur  un  petit  raache  (Kansas). 


Les  tours  sans  nombre  des  voleurs  de  chevaux  font  souvent, 
dans  les  grands  ranclies  de  l'extrême  Ouest,  le  sujet  des  conversa- 
tions. Quand  les  cow  boijs,  réunis  un  soir  d'hiver  autour  du  poêle 
de  leur  petite  maison  de  bois,  fument  leur  pipe  en  séchant  leurs 
habits,  chacun  raconte  les  aventures  extraordinaires  dont  il  a  été 
témoin  et  les  histoires  de  chevaux  volés  et  de  voleurs  lynchés  re- 
viennent fréquemment  ;  une  des  meilleures  ruses  de  voleurs  est 
la  suivante,  citée  par  l'auteur  anonyme  de  A  Ladys  r anche  life 
in  Montana.  Un  ranchman.  possédait  un  lot  remarquable  de  ju- 


342  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ments  qui  paissaient  librement  sur  les  coteaux  voisins  ;  un  jour, 
il  reçoit  la  visite  d'un  individu,  qui  l'avertit  confidentiellement, 
parl'elietde  Tamitié  particulière  qu'il  ressent  pour  lui,  du  danger 
que  courent  ses  juments,  a  Si  j'étais  à  votre  place,  lui  dit-il,  je 
ne  les  laisserais  pas  en  liberté  la  nuit.  Enfermez-les  dans  un  carrai 
(sorte  de  parc  clos  de  barrières),  elles  y  seront  plus  en  sûreté.  » 
Plein  de  reconnaissance  pour  ce  bon  conseil  et  heureux  de 
trouver  cette  marque  de  probité  chez  son  ami,  le  naïf  ranchman 
s'empressa  dé  courir  après  ses  juments  et  de  les  réunir  dans  un 
corral;  le  lendemain  matin,  elles  avaient  disparu;  l'ami  de  la 
veille  avait  facilement  déjoué  la  surveillance  du  gardien  et  s'é- 
tait assuré  une  prise  de  premier  ordre  en  confiant  au  proprié- 
taire lui-même  le  soin  de  choisir  ce  qu'il  y  avait  de  meilleur  dans 
le  troupeau. 

A  côté  des  grandes  exploitations  dont  nous  venons  de  parler, 
il  en  est  de  plus  modestes 'et  en  grand  nombre.  Partout  où  le 
pays  se  peuple,  la  propriété  tend  à  hausser  de  valeur;  elle  se 
divise  et,  là  où  le  maïs  pousse  bien,  tout  colon  disposant  de 
(juelques  capitaux  les  emploie  à  acheter  du  bétail  pour  trans- 
former son  maïs  en  viande.  Comme,  d'autre  part,  le  fourrage  est 
abondant  dans  tout  l'Ouest,  il  est  facile  à  ce  colon  d'élever  lui- 
môme  une  partie  des  animaux  qu'il  veut  engraisser  et  il  constitue 
ainsi  un  petit  r anche  d'engraissement  et  d'élevage.  Ce  type  est 
très  fréquent  au  Kansas  en  particulier;  nous  allons  décrire  un 
de  ceux  que  nous  y  avons  observés.  Un  Français,  M.  G...,  pos- 
sède en  toute  propriété  274  acres  de  terres,  près  de  la  petite 
ville  de  Florence,  dans  le  comté  de  Marion.  Tl  les  fait  cultiver 
presque  en  entier  par  des  tenanciers,  suivant  certaines  condi- 
tions assez  semblables  à  celles  que  j'ai  déjà  décrites  à  propos  du 
grand  ranchc  d'engraissement  de  M.  A...  Le  blé  que  lui  don- 
nent ces  tenanciers  est  vendu,  et  il  garde  le  maïs,  pour  le  faire 
consommer  pendant  l'hiver  par  des  animaux  à  l'engrais,  sur  la 
petite  réserve  qu'il  s'est  constituée.  L'été,  ces  animaux  ne  vivent 
pas  sur  la  propriété  ;  on  les  envoie  sur  des  pâturages  éloignés 
de  cinq  à  six  milles  environ,  où  des  ccni)  hoi/s  s'engagent  à  les 
garder  du  l"  mai  au  15  octobre  moyennant  1  dollar  1/4  (environ 


LA    VTF    AMERICAINE. 


;343 


G  fi\  50,  par  tète).  Ces  pâturages  ne  sont  pas  autre  chose  que  la 
prairie  naturelle  du  Kansas,  celle  sur  laquelle  les  Indiens  chas- 
saient le  bisou  naguère;   la  somme   que  M.    C...  paye  pour  la 


Rnîte  à  maïs  nour  rt-ngraissemeiit  {self  feeder). 

nourriture  de  ses  bestiaux  pendant  la  belle  saison  représente 
donc  simplement  leurs  frais  de  garde. 

Dès  que  les  premiers  froids  se  font  sentir,  on  ramène  le  trou- 


Einbarfiuemenl  de  liunl- dans  uiir  l'itilc  gare. 

peau  pour  le  soumettre  au  régime  d'hiver.  Quand  M.  C...  s'est 
installé,  il  avait  fait  construire  une  écurie  spacieuse  destinée 
aux  bêtes  à  l'engrais;  l'expérience  lui  a  démontré,  comme  à 
M.  A...,  que  mieux  valait  les  laisser  dehors,  et  c'est  dans  un 
corral  qu'il   nous  montre  les  vingt-cinq  bœufs  qu'il   engraisse 


344  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

cet  hiver.  Dès  que  nous  les  apercevons,  leur  aspect  nous  parait 
étrange;  on  leur  a  coupé  les  cornes  au  ras  de  la  tète,  pour 
éviter  les  disputes  dangereuses  et  faciliter  le  manger  en  com- 
mun; cette  absence  de  cornes  est  extrêmement  disgracieuse, 
mais  elle  a  des  avantages  pratiques,  et  les  ranchmen  du  Kansas, 
peu  préoccupés  d'esthétique,  ne  sont  pas  arrêtés  par  cette  consi- 
dération. Le  corral  est  peu  étendu,  cinq  acres  environ  (deux  hec- 
tares); des  arbres  d'essence  différente,  noyers,  box  lielda^s,  etc., 
y  sont  parsemés,  et  un  cj^eek  (1)  le  limite  de  ses  méandres 
capricieux;  au  centre,  s'élève  une  sorte  de  grande  boîte  en 
bois,  ouverte  sur  le  dessus  :  elle  est  remplie"  de  maïs  en  épis, 
et,  tout  autour  de  la  boite,  règne,  à  la  hauteur  convenable, 
une  crèche,  mise  en  communication  avec  elle  par  une  série 
d'ouvertures.  Le  poids  du  maïs  suffit  à  le  faire  descendre  dans 
la  crèche  à  mesure  que  les  bœufs  la  vident,  de  sorte  que,  sans 
aucune  main-d'œuvre,  ceux-ci  ont  toujours  à  leur  disposition 
une  abondante  provende.  Quand  la  provision  se  trouve  épui- 
sée, on  jette  le  maïs  à  la  pelle  dans  l'intérieur  de  la  boite. 
Rien  de  plus  primitif,  on  le  voit. 

Les  bœufs  n'égrènent  pas  avec  grand  soin  les  épis  de  maïs 
qu'on  leur  livre  ainsi;  ils  les  saisissent  entre  leurs  puissantes 
mâchoires,  les  broient  nonchalamment  et  jonchent  le  sol  des 
débris  de  leur  repas,  mais  le  cas  est  prévu,  et  soixante-dix 
porcs,  qui  vivent  dans  le  corral  pêle-mêle  avec  les  bœufs,  se 
régalent  de  ces  restes.  Ce  sont  les  miettes  de  la  table  du  li- 
che.  Souvent  enfin  le  rancliniaa,  soucieux  d'utiliser  son  maïs 
sans  perte,  envoie  dans  le  corral  des  dindons  qui  passent  une  der- 
nière inspection.  Malgré  cela,  le  maïs  se  mélange  à  la  boue  épaisse 
dans  laquelle  nous  pataugeons,  tellement  il  s'en  gaspille.  Çà 
et  là,  nous  heurtons  un  baquet  contenant  du  sel  pour  exciter 
l'appétit  des  bœufs,  de  la  chaux,  pour  leur  adoucir  restomac^ 
me  dit-on,  du  soufre  pour  éviter  les  maladies  des  porcs;  les 
animaux  sont  donc  soignés,  mais  de  la  manière  la  plus  sim- 
ple,   la  plus  élémentaire.    Pour    achever    l'engraissement   des 

(I)  On  donne,  dans  l'Ouest,  le  nom  de  creeh  à  tous  les  petits  cours  d'eau. 


LA    VIE    AMÉRICAINE.  .'U5 

bu'ufs,  on  Icui"  distribue  cependant,  comme  chez  M.  A...,  un 
mélange  de  son  et  de  maïs  concassé,  mais  on  obtient  une 
viande  moins  bonne,  parce  qu'on  agit  sur  du  bétail  commun 
{Jt'dde  stock),  tandis  que  M.  A...  n'admet  sur  son  rancJic  que 
des  licreford  et  des  xhorfhon,  dont  il  s'applique  à  choisir  les 
meilleurs  échantillons.  D'ailleurs  les  prix  de  vente  accusent 
bien  la  différence.  Je  me  trouvais  précisément  chez  M.  C... 
quand  un  marchand  de  Kansas  City  vint  lui  acheter  ses  vingt- 
cinq  bœufs;  il  les  prit  pour  1.500  dollars,  soit  environ  k  dol- 
lars les  cent  pounds.  M.  A..,  nous  l'avons  vu,  obtenait  à 
Omaha  k  dollars  40  cents,  soit  environ  0  fr  Oi  en  plus  par 
livre  sur  le  poids  vif.  Encore,  les  voisins  de  M.  C...  considé- 
raient-ils qu'il  avait  fait  une  vente  avantageuse. 

Rien  de  curieux  comme  la  façon  dont  on  amène  les  bœufs 
à  la  gare  d'embarquement.  M.  C...  et  son  domestique,  tous 
les  deux  à  cheval,  et  armés  de  fouets  à  longue  lanière  de  cuir, 
poussent  devant  eux,  au  grand  trot,  leurs  vingt-cinq  animaux, 
tout  surpris  de  cette  course  inaccoutumée.  Tous  ceux  qui  s'é- 
cartent du  chemin  y  sont  ramenés  à  grands  coups  de  fouet 
et  ils  arrivent  ainsi  au  jjai'd,  sorte  de  parc  ménagé  sur  le 
bord  de  la  voie,  à  l'intention  des  bestiaux  à  embarquer. 

A  côté  du  carrai  d'engraissement,  M.  C...  a  une  ivintcr pas^ 
lure  (pâturage  d'hiver)  où  vivent  cent  huit  animaux,  dont 
quatre-vingts  destinés  à  être  engraissés  l'année  prochaine.  Le 
reste  se  compose  de  vaches  et  de  jeunes  veaux;  l'un  d'eux, 
né  il  y  a  trois  jours,  reçoit  tranquillement  sur  le  dos  la  pluie 
qui  tombe  en  abondance  ;  s'il  supporte  cette  épreuve,  ce  sera 
tant  mieux;  s'il  crève,  on  s'en  consolera,  mais  on  ne  s'attar- 
dera pas  à  l'entourer  de  précautions,  à  l'enfermer  avec  sa  mère 
dans  une  écurie;  cela  lui  donnerait  des  habitudes  de  sybari- 
tisme,  auxquelles  le  personnel  de  l'exploitation  ne  pourrait 
suffire.  M.  C...,  en  effet,  n'a  qu'un  homme  pour  l'aider  à 
soigner  tout  ce  bétail  et  prendre  soin  des  chevaux  de  ser- 
vice. 

Ce  petit  rcuiche  est  un  excellent  type  d'exploitation  fruste; 
on  n'y  élève  pas  ordinairement  les  animaux  qu'on  engraisse  ; 


346  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

«  il  me  faudrait  pour  cela,  dit  M.  C...,  un  troupeau  de  cinq 
cents  Lètes,  et  ce  serait  un  grand  tracas  »;  on  évite  le  plus 
possible  tout  soin  superflu  et  l'affaire  marche  avec  peu  de 
capitaux;  c'est  l'installation  d'un  colon  disposant  de  moyens 
limités  et  préférant  diminuer  les  bénéfices  éventuels  que  de 
risquer  de  fortes  sommes.  Le  caractère  français,  sa,i;e,  rangé, 
économe,  mais  peu  entreprenant,  se  reconnaît  bien  à  ces 
traits. 

A  quelques  milles  de  distance,  un  autre  rancJic  de  dimen- 
sions modestes,  dirigé  par  deux  jeunes  frères  anglais,  présente 
un  contraste  assez  frappant  avec  celui-ci.  Là,  on  se  pique  d'a- 
voir des  bêtes  de  choix;  le  hercfonl,  à  tête  blanche,  y  est 
préféré  au  shortlion^  comme  étant  plus  rustique,  plus  précoce 
et  plus  lourd;  j'y  vois  aussi  des  animaux  tout  noirs,  que  l'on 
me  dit  être  des  ijalUnvaijs;  les  porcs  qui  courent  au  milieu 
des  bœufs  à  l'engrais  appartiennent  à  la  race  Polaii  China, 
croisement  très  apprécié,  qui  donne  des  animaux  à  soies  rouges 
de  FelTet  le  plus  pittoresque.  Je  remarque  une  vache  mère  es- 
timée 2.500  francs,  un  taureau  de  la  valeur  de  12.000  francs, 
qui  a  remporté  le  premier  prix  dans  un  concours  récent  entre 
cinq  États,  l'Iowa,  le  Nebraska,  l'IUinois,  le  Missouri  et  le 
Kansas.  Il  y  a  sur  ce  domaine  pour  150.000  francs  d'animaux 
reproducteurs. 

Dans  la  même  région,  je  visite  un  ranclw  de  moutons,  pro- 
priété d'un  colon  prussien,  M.  W...,  qui  a  fait  construire  de 
grands  bâtiments  de  pierre  soigneusement  aménagés;  on  sent 
chez  lui  le  désir  de  se  fixer  d'une  manière  définitive.  Jamais  un 
Américain  n'aurait  employé  comme  lui  plus  de  100.000  francs 
à  installer  ses  animaux  ;  il  est  vrai  que  les  Américains  réussissent 
rarement  l'élevage  du  mouton;  ils  trouvent  que  cela  demande 
trop  de  soins  minutieux.  En  effet,  il  en  faut  beaucoup  d'après  ce 
<[ue  je  vois  aujourd'hui.  Sur  la  prairie,  nous  rencontrons  douze 
cents  bêtes  gardées  par  trois  individus  et  j'exprime  à  M.  W... 
mon  étonnement  de  voir  ces  trois  hommes  employés  ensemble 
à  une  opération  aussi  simple.  En  Australie,  deux  ou  trois  bergers 
suffisent  sur  wwi'an  de  vingt  mille  moutons.  M.  W...  m'explique 


LA    Vli:    AMElilCAlNb: 


;{47 


que  sa  propriété  n'est  pas  entourée  de  barrières  comme  les  rmv> 
australiens,  ce  qui  complique  la  garde,  «  et  puis,  me  dit-il, 
tous  les  colons  du  Kansas  cpii  ont  voulu  faire  des  moutons,  sans 
s'astreindre  à  une  surveillance  de  tous  les  instants,  ont  perdu 
leur  temps  et  leur  argent  ;  c'est  la  meilleure  raison  cpie  je  puisse 
vous  donner;  ici,  je  prends  mille  précautions  et  c'est  comme  cela 
seulement  que  j'arrive  à  me  maintenir  :  tous  les  soirs  on  rentre 
une  partie  du  troupQ^u  dans  la  grande  étable  cpie  vous  voyez 


■);Vx;WS13^ 


«  Vincent  »,  taureau  hereford. 
Hanche  des  frères  M...,  dans  le  Kansas.)  A  remporté  le  premier  i)ri\  dans  un  concours 
général  entre  l'IoNva,  le  Nebraska,  l'Illinois,  le  Missouri  et  le  Kansas;  estimé  1-2.000  l'r. 

près  de  Thabitation,  le  reste  couche  sur  la  prairie,  dans  une 
série  de  parcs  cj[ue  l'on  déplace  de  temps  en  temps.  En  même 
temps  que  le  parc,  on  déplace  la  maison  de  bois  roulante  où  se 
retire,  la  nuit  venue,  le  berger  préposé  à  sa  garde.  Nous  passons 
près  de  l'une  de  ces  maisons  qui  ressemble  assez  exactement  aux 
voitures  de  bohémiens  que  l'on  rencontre  sur  nos  routes  de 
France.  Le  berger  ne  se  borne  pas  d'ailleurs  à  contempler  ses 
moutons;  il  leur  distribue  chaque  jour  un  peu  de  son,  de  maïs, 
ou  de  turnips,  surveille  l'agnelage  et  attache  à  l'oreille  de  chaque 
nouveau-né  un  numéro  correspondant  au  numéro  de  sa  mère, 
au  moyen  d'une  petite  lanière  de  cuir  qui  supporte  une  plaque 
de  zinc.  De  cette  manière,  dès  qu'il  voit  un  agneau  égaré,  il  se 
met  en  c|uète  de  la  brebis  à  laquelle  il  appartient  et  le  lui  ra- 
mène; malgré  cela,  M.  W...  me  dit  que,  l'an  dernier,  il  a  perdu 
10  %  de  ses  jeunes  agneaux. 

La    récolte    moyenne   de  laine  est  de   huit  pounds  par  tète 


348 


LA   SCIENCE    SOCIALE. 


(3  kilog-.  600  gr.).  On  a  tondu,  au  printemps  de  1880,  quatre 
mille  moutons  ou  brebis  et  les  32.000  pouiids  qu'ils  ont  fournis 
sont  encore  dans  les  bâtiments  du  ramiic  (avril  1890);  M.  W... 
n'a  trouvé  que  8  ou  10  cents  le  pound  (environ  0  fr.  80  à  1  fr. 
le  kilog".)  et  espère  que  la  laine  mérinos  qu'il  récolte  reviendra 
bientôt  à  son  prix  normal  de  20  cents  le  pound.  Il  compte  sur- 
tout pour  cela  sur  des  tarifs  protecteurs;  mais  les  fabricants  de 


IlHiK-hi'  de  moutons. 


l'Est,  qui  désirent  faire  taxer  très  haut  leurs  produits  manufac- 
turés, tiennent  beaucoup  moins  à  voir  hausser  le  prix  de  la 
matière  première  qu'ils  emploient  et,  comme  les  influences  pro- 
tectionnistes sont  précisément  des  influences  manufacturières, 
les  éleveurs  de  moutons  ne  trouvent  d'écho  à  leurs  réclamations 
ni  auprès  des  partisans  de  la  protection  ni,  bien  entendu,  auprès 
des  partisans  du  libre-échange.  Cette  situation  bizarre  tient,  au 
fond,  à  ce  que  les  éleveurs  de  moutons  sont  les  seuls  agricul- 
teurs des  Etats-Unis  qui  souffrent  de  la  concurrence  étrangère. 
Tous  les  autres,    qu'ils  soient  cultivateurs  ou  éleveurs  de  bes- 


LA    VIE   AMERICAINE. 


34ii 


tiaiix,  font  plus  de  l)lé,  de  maïs,  de  viande,  que  le  pays  ne  peut 
en  consommer;  au  contraire,  les  fabriques  de  la  Nouvelle-An- 
i^•leterre  ne  trouvent  pas  aux  États-Unis  toute  la  laine,  ou  du 
moins  toutes  les  qualités  de  laines  dont  elles  ont  besoin. 

En  revanche,  M.  W...  vend  ses  moutons  g-ras  de  3  dollars  75 
à  5  dollars  les  100  pounds  au  poids  vif,  plus  cher  par  conséquent 
que  les  qualités  correspondantes  de  viande  de  bœuf.  Au  mo- 
ment où  je  visite  son  ranchc,  il  en  a  huit  centstout  prêts  pour 
le  marché  de  Kansas  City. 

Cette  course  à  travers  les  ranches  nous  a  déjà  mis  en  présence 
d'éléments  très  divers,  qui  jouent  chacun  dans  la  formation  de 
la  société  américaine  un  rôle  particulier.  Avec  les  grands  ranches 
d'engraissement,  nous  avons  vu  le  type  éminent  du  colon  amé- 
ricain ;  les  ranches  d'élevag-e  nous  ont  montré  la  première  uti- 
lisation du  sol  par  les  pionniers  les  plus-  aventureux;  les  petits 
ranches  nous  ont  déjà  fait  entrevoir  la  constitution  d'une  classe 
moyenne  de  propriétaires;  il  est  à  noter  que  nulle  part  nous 
n'avons  trouvé  encore  l'émigrant  pauvre  arrivant  aiLX  États- 
Unis  sans  autre  richesse  que  la  force  de  ses  bras;  nous  le  ren- 
contrerons dans  la  suite  de  cet  ouvrage,  mais  ce  n'est  pas  sur 
les  rancîtes,  qu'il  faut  le  chercher. 

Paul  de  RousiERs. 


.^3?'> 


Ranchman  à  cheval. 


24 


LES  BIENS  MOBILIERS, 

LE  SALMRE  ET  L'ÉPARGNE. 

{Cours  de  Méthode  de  la  Science  sociale.) 

I.    LES    BIENS    MOBILIERS. 

Lorsque  nous  avons  étudié  la  Propriété ,  c'est-à-dire  cette 
disposition  exclusive  du  Lieu  que  réclame  et  qu'impose  le  Tra- 
vail, nous  avons  été  tout  naturellement  amenés  à  déterminer  les 
grandes  Espèces  de  la  Propriété  suivant  le  degré  d'exclusion, 
suivant  l'intensité  de  la  libre  disposition;  c'est  ainsi  que  nous 
avons  déterminé  et  classé  :  la  Communauté,  la  Propriété  Fami- 
liale et  la  Propriété  Patronale. 

Mais,  tout  en  procédant  de  cette  manière,  nous  avons  eu 
garde  de  négliger  l'influence  considérable  qu'en  cliaque  endroit 
la  nature  même  de  l'objet  approprié,  son  immobilité,  ou  sa  mo- 
bilité, avait  sur  son  mode  de  possession.  A  la  suite  des  légistes, 
nous  avons  constaté  la  très  grande  différence  qui  existe  et  qui 
apparaît  à  première  vue  entre  la  Propriété  immobilière  et  la 
Propriété    mobilière. 

Cependant,  à  la  différence  des  jurisconsultes  et  des  économistes, 
nous  n'avons  pas  voulu  séparer,  d'une  façon  radicale,  l'étude  de 
ces  deux  espèces  de  Propriétés.  En  fait,  la  Propriété  du  sol 
n'existe  pas,  la  Propriété  immobilière  ne  se  rencontre  pas  sé- 
parée de  la  Propriété  mobilière.  Aussi  en  abordant  le  phénomène 
de  la  Propriété,  nous  avons  commencé  par  observer  la  Propriété 
du  sol  avec  tout  ce  qu'il  porte  de  productions  naturelles  ou  arti- 

(1)  Voir  la  série  de  nos  précédentes  études  sur  la  Méthode,  le  Lieu,  le  Travail  et 
la  Propriété,  la  Science  sociale,  t.  XII,  p.  210. 


LES    BIENS   MOBILIERS,    LE    SALAIRE   ET   l'ÉPARGNE.  351 

ficicUes  (immeubles  ou  meubles),  c'est-à-dire  la  Propriété  du 
Lieu  complet. 

Que  serait-ce,  en  efTet,  que  la  Propriété  du  sol,  à  quoi  servirait 
son  appropriation,  s'il  n'était  pas  permis  à  riiorame  de  dispo- 
ser, en  même  temps  que  de  son  atelier  et  de  son  loyer,  des  animaux 
domestiques  et  des  instruments  de  travail  nécessaires  à  l'exploi- 
tation de  colui-là,  du  mobilier  indispensable  pour  la  jouis- 
sance de  celui-ci?  La  Propriété  immobilière,  telle  que  l'huma- 
nité Fa  toujours  pratiquée,  ne  fonctionne,  et  par  conséquent  ne 
peut  se  concevoir,  qu'avec  l'existence  de  la  Propriété  mobilière. 
Il  ne  faut  donc  pas  les  séparer;  cela  ne  serait  ni  vrai  ni  scien- 
tifique. 

Cette  union  de  la  Propriété  mobilière  et  de  la  Propriété  immo- 
bilière est  tellement  dans  la  nature  des  choses,  qu'elle  se  présente 
dans  la  loi  d'appropriation  des  objets  mobiliers  :  on  y  trouve  en 
effet  deux  éléments  d'influence  très  caractérisés.  Le  premier  est 
fourni  par  la  substance  particulière  de  l'objet  mobiher;  substance 
qui  fait  qu'un  cheval  ne  sera  pas  possédé  comme  une  barque  de 
pêche,  une  tente  comme  un  vêtement.  Le  second  élément  est 
précisément  fourni  par  le  mode  particulier  d'appropriation  du 
Bien  immobilier  auquel  sert  l'objet  mobilier  en  question;  il  est 
évident  qu'un  animal  de  labour  ne  sera  pas  possédé  de  la  même 
façon  s'il  sert  à  cultiver  les  terres  d'une  Communauté  de  paysans 
sud-slaves,  par  exemple,  ou  celles  d'un  petit  paysan  du  Berri.  Il 
est  donc  vrai  de  dire  ,  ainsi  que  nous  l'avons  fait  dans  nos  consi- 
dérations générales  sur  la  Propriété,  que  :  la  loi  d'appropria- 
tion d'un  objet  mobilier  est  la  résultante  de  la  loi  d'appropria- 
tion de  l'objet  immobilier  auquel  il  sert  et  des  conditions  que 
sa  substance  impose  au  fait  d' appropriation  dont  il  est  l'objet. 

Jusqu'à  présent  nous  avons  étudié  la  Propriété  immobilière 
sans  faire  abstraction  de  la  Propriété  mobilière  qui  la  complète  ; 
nous  avons  tenu  à  bien  indiquer  le  lien  qui  les  unit,  afin 
que  les  observateurs  qui  veulent  se  rendre  compte  de  la  méthode, 
soient  bien  convaincus  que  ce  qu'il  faut  étudier,  dans  les  mono- 
graphies qu'ils  entreprennent,  c'est  la  Propriété  du  Lieu  com- 
plet, la  Propriété  du  sol  et  de  tous  les  objets  qui  s'y  ajoutent, 


352  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

directement  ou  indirectement,  pour  en  permettre  la  jouissance. 

Mais  comme  l'esprit  humain  n'est  ni  assez  vaste  ni  assez  puis- 
sant pour  retenir  longtemps  et  pousser  jusqu'au  détail  de  telles 
vues  d'ensemble,  il  nous  faut  revenir  aujourd'hui  sur  ces  Biens 
mobiliers,  étudier  les  conditions  que  leur  substance  propre  impose 
au  fait  de  leur  appropriation,  laissant  après  cela  à  chacun  le  soin 
de  déterminer,  jusqu'au  trait  le  plus  iufmie,  l'influence  qu'a  sur 
leur  mode  de  possession  le  mode  cle  possession  particulier  du 
Bien  immobilier  auquel  ils  se  trouvent  servir. 

Point  n'est  besoin  de  grande  démonstration  pour  justifier  le 
classement  des  Biens  mobiliers  après  la  Propriété.  Nous  avons 
d'abord  étudié  la  Propriété  totale,  la  Propriété  du  sol  et  de  tout 
ce  qui  le  complète,  et  si  nous  séparons  maintenant  ce  complément, 
ces  Biens  mobiliers  qui  permettent  l'exploitation  et  la  jouissance 
de  ce  sol,  nous  ne  pouvons  le  faire  que  parce  que  nous  avons  la 
connaissance  des  lois  d'appropriation  des  Biens  immobiliers  dont 
ils  dépendent.  11  est  d'ailleurs  tout  naturel  de  classer  le  complé- 
ment d'une  chose  après  cette  chose. 

Quels  sont  les  Biens  mol)ihers? 

La  Propriété  du  sol  ne  pouvant  se  concevoir,  ne  pouvant 
exister  sans  relation  avec  la  Propriété  des  objets  qui  le  complètent, 
qui  en  permettent  l'exploitation  et  l'usage,  il  est  évident  que  c'est 
en  déterminant  les  objets  qu'il  est  nécessaire  de  posséder,  à  un 
titre  quelconque,  pour  mettre  en  valeur  la  Propriété  d'un  Atelier 
de  travail  ou  pour  jouir  d'un  Foyer,  que  nous  déterminerons 
d'une  façon  exacte  les  Biens  mobiliers.  L'Atelier  donne  ainsi  les 
Animaux  domestiques  et  les  Instruments  de  travail  ;  le  Foyer,  le 
Mobilier  meublant  et  le  Mobilier  personnel. 

N'existe-t-il  que  ces  Biens  mobiliers?  Les  Jurisconsultes  recon- 
naissent au  Salaire,  à  l'Argent,  aux  Oljjets  de  consommation,  aux 
Matières  premières,  le  caractère  de  Biens  mobiliers.  Il  n'en  va 
pas  de  même  en  Science  sociale,  ou  plutôt  nous  sortons  ces  dif- 
férents objets  des  Biens  mobiliers  pour  les  placer  dans  des  classes 
distinctes  à  cause  des  caractères  tout  à  fait  différents  qu'ils  pré- 
sentent par  rapport  aux  quatre  Espèces  précédentes  de  Biens  mo- 
biliers. 


LES    BIENS    MOBILIERS,    LE   SALAIRE   ET   L'ÉPARGNE.  '.io'.i 

Les  quatre  Espèces  de  Biens  mobiliers  :  les  Animaux  domes- 
tiques, les  Instruments  de  travail,  le  Mobilier  meublant  et  le  Mo- 
bilier personnel,  ont  ce  caractère  commun  de  subsistera  travers 
Tusaiie  qu'on  en  fait,  de  ne  pas  se  consommer  par  le  premier 
usage  :  c'est  un  point  de  rapprochement  avec  les  Biens  immobi- 
liers, durables  par  excellence. 

Le  Salaire  tranche  tout  à  fait  là-dessus.  Ce  n'est  même  pas  un 
objet  matériel,  c'est  un  genre  de  Propriété  à  part.  Il  ne  peut  donc 
suivre  les  mômes  lois  que  les  Biens  mobiliers  dont  nous  venons 
de  parler  ;  il  faut  l'étudier  à  part,  le  classer  à  part. 

L'Argent,  les  Objets  de  consommation,  les  Matières  premières 
forment,  eux  aussi,  une  classe  à  part;  ce  sont  des  objets  mobiliers 
qui  se  transforment  par  le  premier  usage  que  l'on  en  fait  ;  jus- 
qu'au moment  de  leur  consommation,  ils  ne  constituent  qu'une 
réserve,  et  à  ce  titre  ils  se  classent  au  tableau  de  l'Épargne. 

Ainsi  les  Biens  mobiliers  peuvent  se  définir  :  des  objets  mo- 
biles, d'un  usage  durable,  servant  à  l'exploitation  ou  à  la  jouis- 
sance des  Biens  immobiliers.  Leur  tableau  s'établit  de  la  manière 
suivante  : 

LES  BIENS  MOBILIERS. 

I.  —  Les  Animaux  domestiques. 

II.  —  Les  Instruments  de  travail. 

III.  —  Le  Mobilier  meublant. 

IV.  —  Le  Mobilier  personnel. 

Ces  différentes  espèces  de  Biens  mobiliers  sont  classées  entre 
elles  dans  l'ordre  où  elles  s'éloignent  le  plus  par  leur  caractère 
de  celui  de  la  Propriété  immobilière,  dont  elles  sont  le  complément. 
Nous  connaissons  le  caractère  de  la  Propriété  immobilière,  nous 
l'avons  vu  s'accentuant  à  travers  toutes  ses  espèces;  nous  savons 
que  pour  posséder  utilement  une  portion  du  sol  il  faut  avoir  une 
aptitude  marquée  à  la  prévoyance,  à  telles  enseignes  que  plus 
la  disposition  du  Lieu  devient  exclusive ,  plus  la  Propriété  s'af- 
firme, plus  aussi  la  prévoyance  devient  nécessaire.  Aussi  clas- 
serons-nous en  tète  des  Biens  mobiliers  les  xVnimaux  domestiques, 
puisque  pour  être  possédés  utilement  ils  exigent  plus  d'aptitudes, 


354  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

plus  de  capacités  que  les  Instruments  de  travail,  qui  à  leur  tour 
en  réclament  une  somme  plus  considérable  que  le  Mobilier  meu- 
blant et  le  Mobilier  personnel. 

be  classement  des  espèces  de  la  Propriété  par  types  croissants 
et  des  espèces  des  Biens  mobiliers  par  types  décroissants,  montre 
l)ien  le  procédé  général  delà  classification.  Elle  veut  (|ue  les  types 
simples  aillent  toujours  avant  les  types  complexes,  mais  elle 
les  distingue  des  types,  diminués,  des  types  défectueux  qui  mar- 
chent toujours  après  les  types  complexes.  On  suit  d'aljord  l'évo- 
lution naturelle  du  type,  puis  on  étudie  les  types  anormaux  en 
commençant  par  le  moins  anormal. 

Les  Animaux  domestiques  se  classent  en  tête  de  Biens  mobi- 
liers pour  plusieurs  raisons  :  1°  Ils  composent  l'espèce  des  Biens 
mobiliers  qui  exige  le  plus  de  prévoyance.  En  effet,  la  possession 
d'un  animal  impose  des  soins  assidus  ou  tout  au  moins  une 
surveillance  telle  qu'elle  garantisse  ses  conditions  vitales,  su- 
jettes à  beaucoup  d'accidents  souvent  difficiles  ou  délicats  à 
prévoir.  En  fait,  l'animal  dépérit  dès  qu'on  le  néglige.  2°  L'animal 
ne  réclame  pas  seulement  une  grande  prévoyance  à  cause  des  soins 
continus  qu'il  suppose,  mais  encore  et  surtout  en  raison  de  la 
nécessité  qu'il  y  a  pour  son  maitrc  de  se  procurer  la  propriété 
d'un  autre  bien  sans  cesse  à  renouveler  :  sa  nourriture.  3"  Il  y 
a  plus  :  le  seul  fait  de  posséder  un  animal  pousse  l'homme  à  se 
procurer  la  nourriture  nécessaire  à  ce  serviteur,  non  plus  seule- 
ment par  des  provisions  renouvelées,  mais  par  la  possession  à 
un  titre  quelconque  du  sol  qui  la  produit.  Et  cette  possession 
à  un  titre  précaire  ou  incomplet,  au  titre  de  locataire  par  exem- 
ple, amène  peu  à  peu,  elle  aussi,  à  acquérir  la  possession  assu- 
rée et  complète  du  sol.  En  fin  de  compte,  la  propriété  des  ani- 
maux domestiques  conduit  à  la  propriété  du  sol  (1). 

Ce  fait  s'observe  même  avec  le  système  des  Biens  communs; 
car  on  a  besoin,  du  moins  dans  l'Europe  occidentale,  de  prairies 
possédées  à  titre  particulier  pour  assurer  la  nourriture  des  ani- 
maux pendant  l'hiver. 

(1)  V.  la  monographie  du  «Paysan  des  Gènevcz»,  la  Science  sociale,  111,  p.  594. 


LES    BIENS    MOIJILIEUS,    LR    SALAIHE    ET    l'ÉI'AKGNE.  355 

l.e  mode  de  possession  des  animaux  domestiques  est  le  meilleur 
critérium  pour  juger  de  l'aptitude  à  la  propriété  foncière.  On 
sait  immédiatement  si  une  famille  paysanne,  pour  peu  qu'elle  ait 
(Ml  le  temps  de  faire  quelques  économies,  est  capable  ou  non  de 
la  propriété  terrienne,  en  s'informant  si  elle  a  l'habitude  de  faire 
hiverner  son  bétail  dans  ses  étables  ou  si  elle  le  vend  d'une  façon 
régulière  aux  foires  d'automne.  Dans  le  premier  cas,  cette  fa- 
mille est  apte  à  la  propriété  du  domaine  ;  dans  le  second,  elle  en 
est  incapable.  Il  faut  donc  conclure  que  la  propriété  d'ani- 
maux domestiques  est  un  des  premiers  symptômes  du  dévelop- 
pement de  la  prévoyance  et  de  l'aptitude  à  la  propriété  foncière, 
parce  que  l'animal  domestique  pousse  à  la  possession  d'une  éten- 
due de  terrain  désirable  pour  sa  nourriture. 

Les  Instruments  de  traçait  doivent  se  classer  au  second  rang 
après  les  animaux  domestiques,  car  ils  exigent  moins  de  pré- 
voyance et  moins  de  capacités  pour  être  utilement  possédés,  ils 
peuvent  demeurer  inactifs  sans  se  déprécier. 

On  pourrait  objecter  que  la  propriété  d'une  machine  à  battre 
le  blé  exige  plus  de  capacité  et  plus  de  prévoyance  que  la  pro- 
priété de  quelques  lapins.  Cela  est  vrai.  Mais  il  faut  observer 
que,  dans  tout  classement,  on  se  fonde  sur  les  caractères  d'un 
type  choisi  dans  l'espèce  comme  sa  représentation  la  plus  pro- 
pre à  faire  saisir  et  comprendre  facilement  tous  les  types  de  l'es- 
pèce; et  c'est  d'après  ce  type  que  l'espèce  est  classée.  Cela  n'empê- 
che pas  que  certains  types  rares,  supérieurs  et  surélevés,  d'une 
espèce  inférieure,  ne  se  trouvent  très  supérieurs  aux  derniers 
types  de  l'espèce  précédente;  c'est  là  un  fait  qui  se  rencontre 
dans  toutes  les  classitications. 

Il  est  évident  que  dans  le  cas  présent  l'homme  qui  possède  et 
exploite  une  batteuse  mécanique  ambulante  est,  à  beaucoup 
d'égards,  et  surtout  au  point  de  vue  de  la  propriété,  bien  supé- 
rieur en  aptitudes  et  en  capacités  au  possesseur  d'un  àne  ou  de 
quelques  lapins.  Mais  la  batteuse  mécanique  ambulante  n'est 
pas  le  type  des  instruments  de  travail,  Bimis  mobiliers^  elle  n'est 
pour  cela  ni  assez  simple  ni  assez  générale.  Le  type  est  évi- 
demment fourni  par  l'instrument  de  travail  à  main  :  la  bêche, 


350  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

la  pioche,  le  marteau,  la  hache,  le  rabot,  la  lime,  la  faux,  le 
tonneau  du  porteur  d'eau,  la  voiture  à  bras  du  commission- 
naire., etc.,  sont  d'excellents  spécimens. 

Quekjuefois  ces  instruments  de  travail  sont  à  moteurs  animés, 
comme  la  charrue,  la  herse,  la  charrette,  etc.,  mais  c'est  là  un 
type  moins  normal,  presque  un  type  exceptionnel,  comme  l'instru- 
ment de  travail  à  vapeur;  car  si  l'ouvrier  ne  possède  pas  le  mo- 
teur animé,  son  instrument  est  incomplet;  et  s'il  le  possède,  la 
propriété  de  son  instrument  de  travail  se  complique  de  la  pro- 
priété d'animaux  domesticjues. 

Ce  qui  caractérise  ces  instruments  de  travail  Biens  mobiliers, 
c'est  qu'ils  ne  demandent  aucune  installation  sur  le  sol  d'une  fa- 
çon fixe  et  définitive.  Le  jardinier,  le  maçon,  le  charpentier,  pro- 
priétaires de  leurs  instruments  de  travail,  peuvent  passer,  et  pas- 
sent leur  vie  à  aller  travailler  tantôt  chez  l'un,  tantôt  chez  l'autre; 
ils  ne  trouvent  pas  dans  la  Propriété  de  leurs  Instruments  de  tra- 
vail cet  énergicjue  stimulant  à  la  Propriété  immobilière  qui  est  la 
caractéristique  de  la  Propriété  des  Animaux  domesticjues.  D'ail- 
leurs, ces  instruments  de  travail  sont  pour  la  plupart  d'un  prix 
modique,  d'un  emploi  facile  et  rapidement  productif.  Ce  sont,  en 
résumé,  des  Biens  mobiliers  que  la  masse  des  imprévoyants  sait 
aisément  acquérir  et  conserver;  grâce  à  eux,  le  cas  échéant,  les 
familles  ouvrières,  formées  par  d'autres  causes  à  la  prévoyance, 
peuvent  arriver  à  la  Propriété  foncière,  mais  ils  n'y  conduisent 
pas  normalement;  ils  sont  donc  justement  classés  après  les  Ani- 
maux domesticjues. 

En  dehors  de  ces  Instruments  de  travail  Biens  mobiliers,  il  y  a 
les  Instruments  de  travail  Biens  immobiliers;  je  n'ai  pas  à  en 
parler  ici  :  ils  se  classent  et  s'étudient  à  la  Propriété  du  sol,  à  la  Pro- 
priété du  Lieu  complet,  dont  ils  sont  partie  intégrante.  Je  ferai 
simplement  remarquer  que  par  le  seul  fait  qu'ils  demandent  une 
installation  fixe  sur  le  sol,  qu^ils  ont  besoin  d'y  être  incorporés, 
ils  tendent  à  devenir  d'une  propriété  prescjue  inaccessible  au  com- 
mun. A  toutes  les  difficultés  que  présente  la  Propriété  foncière 
dont  ils  font  partie,  ils  ajoutent  d'autres  difficultés  inhérentes 
au  coût  élevé  de  leur  prix  d'acquisition,  aux  capitaux  dont  ils  ont 


LKS    BIENS    MOIULIKRS,    LE   SALAIRE    ET    L'ÉPARGNE.  35" 

besoin  pour  être  approvisionnés  de  matières  premières  et  de  main- 
d'œuvre,  aux  capacités  nécessaires  à  leur  direction,  au  placement 
de  leurs  produits.  Analysez  les  grandes  aptitudes  que  demande  la 
Propriété  de  ces  instruments  de  travail  Riens  immobiliers,  qui 
vont  se  développant,  depuis  la  scierie  hydraulique  juscpiau  mar- 
teau-pilon du  Creusot,  et  vous  verrez  que,  dans  la  Propriété  to- 
tale dont  le  sol  et  eux  sont  les  principaux  éléments,  ce  n'est  pas 
le  sol,  qui,  la  plupart  du  temps,  nécessite  pour  être  utilement 
possédé  les  plus  éminentes  capacités. 

Le  Mobilier  meublant  et  le  Mobilier  personnel .  —  Avec  le  Mobi- 
lier meublant  et  avec  le  Mobilier  personnel  nous  entrons  dans  la 
série  des  Biens  mobiliers,  qui  complètent  les  Biens  immobiliers 
dans  l'usage  qu'on  fait  de  ceux-ci,  non  plus  pour  les  Moyens 
d'existence,  mais  pour  le  Mode  d'existence  :  les  Animaux  domesti- 
ques et  les  Instruments  de  travail  nous  font  connaître  les  Biens 
mobiliers  qui  servent  à  l'Atelier  pour  la  conquête  des  Moyens 
d'existence  ;  les  Mobiliers  meublant  et  personnel  vont  nous  faire 
connaître  les  Biens  mobiliers  qui  servent  au  Foyer  pour  le  Mode 
d'existence. 

Le  terme  «  Mobilier  meublant  »  s'entend  sans  plus  d'explication. 
Le  terme  «  Molùlier  personnel  »  signifie  :  objet  mobilier  que  l'on 
porte  sur  soi  ;  il  est  plus  étendu  que  le  vêtement  dans  son  sens 
strict  ;  une  arme  fait  partie  du  mobilier  personnel  et  non  pas  du 
vêtement. 

D'ailleurs  il  faut  remarquer  qu'il  est  nécessaire  de  donner  des 
termes  différents  et  particuliers  aux  mêmes  choses  quand  elles  fi- 
gurent à  divers  titres,  sous  divers  aspects,  dans  plusieurs  tableaux 
de  classement.  Le  terme  «  vêtement  »  est  réservé  à  l'étude  directe 
des  éléments  du  Mode  d'existence,  et  là  il  exprime  le  mode  d'em- 
ploi d'un  objet  que  l'on  n'étudie  ici  qu'au  seul  point  de  vue  de 
la  propriété,  de  sa  qualité  de  Bien  mobilier. 

Je  viens  de  dire  que  le  Mobilier  personnel,  tout  comme  le  Mo- 
bilier meublant,  servait  à  compléter  les  Biens  immobiUers,  à 
compléter  l'usage  du  Foyer.  Gela  est  de  toute  évidence  pour  le 
Mobilier  meublant,  mais  pour  le  iMobilier  personnel,  comment 
justifier  cette  proposition?  Il  faut  tout  simplement  remarquer  que 


.'io8  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

le  Mobilier  personnel  répond  à  la  mèine  nécessité  que  le  Foyer, 
dont  il  est  un  prolongement  :  comme  lui,  mais  par  d'autres 
moyens,  il  assure  un  abri  dm  corps  humain. 

Le  caractère  commun  à  ces  deux  espèces  de  Biens  mobiliers,  ca- 
ractère c|ui  les  fait  rejeter  en  dernière  ligne,  c'est  qu'ils  sont  très 
facilement  d'une  possession  utile  entre  les  mains  de  la  famille 
ouvrière.  Comme  le  foyer,  dont  ils  complètent  l'usage,  ils  ne 
sont  pas  productifs,  et,  comme  lui  encore,  ils  sont  d'une  nécessité 
courante  :  leur  possession  est  donc  aussi  facile  que  nécessaire. 

Mais  si  le  Mobilier  meublant  et  le  Mo])ilier  personnel  ont  ces 
caractères  communs  que  nous  venons  de  signaler,  ils  présentent 
cependant  entre  eux  des  ditférences  considérables. 

Etre  dans  ses  meubles  est  une  chose  rolatÏDPmpnt  rare,  tandis 
qu'il  est  très  rare  en  sens  inverse  qu'on  n'ait  pas  la  propriété  de 
son  vêtement.  Toute  la  population  ouvrière  c|ui  vit  en  ((  garni  » 
ne  possède  pas  ses  meubles;  les  jeunes  gens,  les  jeunes  tilles 
avant  de  se  marier  ont  rarement  des  meubles  cjui  leur  appar- 
tiennent, cependant  tous  possèdent  déjà  leurs  vêtements. 

La  propriété  d'un  Mobilier  est  un  acheminement  à  la  propriété 
d'un  foyer  :  c'est  le  foyer-mobilier  pour  ainsi  dire;  c'est  la 
marque  d'une  aptitude  tout  autre  que  la  possession  d'un  vête- 
ment, cjui  ne  conduit  nullement  à  la  propriété  du  foyer.  Le 
Mobilier  meublant  est  en  somme  une  chose  dont  on  peut  se 
passer  plus  facilement  que  d'un  vêtement;  ceux  qui  l'ont  acquis 
ont  ainsi  témoigné  d'une  aptitude  à  posséder  des  biens  cjui 
ne  sont  pas  d'une  nécessité  urgente.  Ceci  est  tellement  vrai 
cpi'on  éprouve  même  quekjue  difficulté  à  faire  bien  comprendre 
pourquoi  la  propriété  du  Mobilier  meublant  ne  passe  pas  avant 
celle  des  Instruments  de  travail.  Beaucoup  d'ouvriers,  les  céli- 
jjataires  par  exemple,  possèdent  leurs  instruments  de  travail,  et 
il  n'est  pas  dit  que  beaucoup  d'entre  eux  aient  jamais  l'apti- 
tude de  se  meubler.  La  raison  qui  fait  passer  l'Instrument  de 
travail  avant  le  Mobilier  meublant  est  que  beaucoup  d'ouvriers 
ne  possèdent  leurs  instruments  de  travail  cju'à  cause  d'une  exi- 
gence des  patrons,  d'une  contrainte  exercée  sur  eux.  Naturel- 
lement,  tout   ouvrier  qui  ne    travaille  pas  à  son  compte,  qui 


LES    BIENS   MOBILIERS,    LE    SALAIRE    ET    l'ÉI'ARG.XE.  350 

n'est  pas  \mv  c<)iisé(jueut  chef  do  métier  et  son  maître  à  lui- 
même,  tend  à  ne  pas  posséder  ses  instruments  de  travail;  il 
veut  travailler  avec  les  instruments  fournis  par  le  patron, 
i/instrument  de  travail  possédé  spontanément  par  l'onvrierest 
donc  la  caractéristique  de  l'ouvrier  chef  de  métier,  de  l'ouvrier 
(pii  n'a  pas  besoin  de  patron.  Voilà  déjà  une  raison  qui  met 
à  son  rang-  la  propriété  de  l'instrument  de  travail.  On  voit  en 
passant  l'importance  qu'il  y  a  à  reconnaître  dans  l'observa- 
tion si  l'ouvrier  possède  Flnstrument  de  travail  par  son  propre 
mouvement  ou  si  c'est  par  une  exigence  du  patron  :  cela  diffère 
du  tout  au  tout.  L'Instrument  de  travail  a  encore  une  autre 
supériorité,  au  point  de  vue  de  la  propriété,  sur  le  mobilier  meu- 
blant, supériorité  que  nous  avons  déjà  signalée  :  il  est  productif, 
il  achemine  les  gens  à  une  propriété  plus  étendue  que  celle  du 
Mobilier,  il  aide,  en  un  mot,  à  s'enrichir;  le  mobilier,  n'a  pas 
cette  puissance,  il  pousse  bien  à  avoir  un  foyer,  mais  il  n'y 
aide  pas  directement. 

Nous  venons  de  déterminer  et  de  classer  les  Biens  mobiliers, 
nous  avons  indiqué  quelles  conditions  leur  substance  apportait 
dans  le  fait  de  leur  appropriation.  —  Pour  connaître  complè- 
tement cette  appropriation,  pour  savoir  entièrement  comment  est 
possédé  un  bien  mobilier  déterminé,  il  faut  faire  plus;  il  faut 
étudier  l'influence  cjue  va  avoir  sur  lui  le  Bien  immobilier  au- 
quel il  sert.  C'est  là  une  étude  indispensable:  on  la  mènera 
à  bonne  fin  en  appliquant  à  ce  Bien  mobilier  la  méthode 
d'analyse  que  nous  avons  indiquée  pour  la  Propriété,  c'est-à- 
dire  en  se  demandant  quels  sont  :  sa  Composition,  son  Mode  de 
possession,  ses  Subventions,  sa  Transmission.  Comme  on  con- 
naît, par  le  tableau  de  la  Propriété,  les  diflerentes  classes  de 
Biens  immobiliers  et  les  conditions  de  leur  possession,  il  est  aisé 
de  saisir  par  le  rapprochement  ce  que  tel  Bien  mobilier  tient 
de  ses  rapports,  de  sa  compromission,  dirai-je,  avec  tel  Bien 
immobilier. 


360  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

II.   —    LE    SALAIRE. 

A  première  vue,  le  Salaire  paraît  devoir  se  classer  parmi  les 
Biens  mobiliers  ;  les  légistes  et  les  économistes  lui  reconnais- 
sent ce  caractère. 

Pour  nous,  le  Salaire  n'étant  pas  <(  un  objet  matériel  de  ser- 
vice durable,  qui  complète  l'exploitation  ou  l'usage  du  sol  », 
nous  ne  pouvons  le  classer  parmi  les  «  Biens  mobiliers  »  pro- 
prement dits.  Nous  ne  pouvons  pas  même  le  confondre  avec  l'Ar- 
gent, qui  se  range  à  côté  des  Objets  de  consommation  et  des 
Matières  premières,  c'est-à-dire  des  choses  qui  se  transforment  par 
le  premier  usage  et  qui,  en  attendant,  constituent  l'épargne;  le 
Salaire  n'est  pas  cela. 

Qu'est-ce  donc  que  le  Salaire  ?  Pourquoi  en  avoir  fait  une  classe 
à  part  ? 

Si  vous  voulez  bien  observer  les  choses  telles  qu'elles  sont, 
vous  remarquerez  que  l'ouvrier  possède  un  bien  d'une  nature 
tout  à  fait  spéciale  :  son  aptitude  au  travail,  c'est-à-dire  sa 
force  physique,  sa  dextérité  de  main,  sa  capacité  professionnelle. 
Voilà  la  propriété,  le  bien  de  l'ouvrier,  eu,  tant  qu'ouvrier,  sim- 
plement et  sans  plus. 

Mais  remarquez,  et  c'est  là  un  fait  qui  n'est  pas  de  médiocre 
importance,  remarquez  que  cette  propriété  que  jDossède  l'ou- 
vrier, ia  propriété  de  son  aptitude  au  travail,  ne  devient  tm 
bien  réel  et  palpable  (pé autant  que  eette  aptitude  est  mise  en 
œuvre;  or  sa  mise  en  œuvre  ne  procède  pas  de  l'ouvrier  lui- 
même,  dans  l'immense  majorité  des  cas. 

Si  l'ouvrier  exploite  par  lui-même  son  aptitude,  s'il  emploie 
son  travail  à  son  domaine  ou  à  son  industrie,  ce  travail  ainsi 
appliqué  n'est  alors  qu'une  partie  constitutive  de  la  propriété 
domaniale  ou  industrielle  ouvrière  ;  c'est  pour  l'ouvrier  le  mode 
de  possession,  le  mode  de  jouissance  de  son  domaine  ou  de 
son  industrie;  c'est  le  faire-valoir  j)ai'  le  travail  personnel; 
c'est  l'exploitation  personnelle  du  domaine  ou  de  l'industrie  : 
ce  n'est  pas  le  Salaire. 


LES    BIKNS    M0I!ILII;RS,    LH    SALAIHK    ET    l'ÉI'ARGNE.  301 

Mais  si,  au  contraire,  l'ouvrier  n'exploite  pas  par  lui-môni(; 
son  a|)titudc  au  travail,  s'il  ne  possède  ni  domaine  ni  indus- 
trie, alors  il  est  ohlig-é  pour  l'exploiter,  pour  en  tirer  parti,  pour 
s'en  faire  un  moyen  d'existence,  de  l'employer  au  service  d'au- 
tres jilus  capaldes,  qui  ont  entre  les  mains  la  disposition  et  la 
direction  du  travail;  et,  en  échange  du  travail  qu'il  donne,  de 
cette  propriété  qu'il  aliène,  il  reçoit  ou  de  l'argent,  ou  des  objets 
de  subsistance,  il  reçoit  un  Salaire. 

Le  Salaire  est  donc  la  productivité  de  son  travail  assurée 
à  l'ouvrier  par  le  moyen  des  engagements;  c'est  la  productivité 
du  travail  engagé.  Ce  n'est  donc  pas  seulement,  comme  on  se 
plaît  à  le  dire,  la  chose  que  l'ouvrier  reçoit  en  échange  de  son 
travail  engagé  ;  cette  chose  n'est  qu'un  des  éléments  du  Salaire 
et  non  pas  tout  le  Salaire  :  nous  le  prouverons  tout  à  l'heure. 

Cette  définition  du  Salaire  justifie  sa  place  dans  la  classifi- 
cation :  il  doit  se  placer  en  dehors  des  Biens  mobiliers  et  après 
eux.  11  doit  se  classer  en  dehors  des  Biens  mobiliers,  nous  en 
avons  déjà  donné  la  raison  ;  il  doit  se  classer  après  eux,  parce 
qu'il  est  fondé  sur  une  aptitude  des  plus  communes  et  absolu- 
ment inférieure,  l'aptitude  pure  et  simple  à  mettre  ses  deux 
bras  au  service  d'un  autre. 

Le  Salaire  déterminé  et  classé,  étudions  ses  éléments  consti- 
tutifs. Voici  le  tableau  du  Salaire  tel  que  le  donne  la  Nomen- 
clature : 

LE    SALAIRE. 

I.  Entente  sur  le  Salaire. 

II.  Objet  du  Salaire. 

1°  Salaire  en  nature. 
2"  Salaire  en  argent. 

III.  Mesure  du  Salaire. 

1"  Salaire  à  la  journée. 
2°  Salaire  à  la  tâclie. 
3°  Salaire  avec  prime. 

Le  tableau  ne  procède  pas,  comme  les  précédents,  par  la  dé- 


362  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

termination  et  le  classement  des  espèces,  mais  il  procède  par  la 
détermination  et  le  classement  des  éléments  constitutifs  com- 
muns à  toutes  les  espèces.  On  sait  (ju'on  a  employé  pour 
l'étude  des  grandes  classes  de  faits  sociaux  l'un  ou  l'autre  de 
ces  deux  procédés,  suivant  les  facilités  (pi'il  donnait  pour 
arriver  à  la  connaissance  de  la  classe   observée. 

VEîitente  sur  le  Salaire  indique  quel  est  le  degré  de  faci- 
lité que  l'ouvrier  rencontre  pour  trouver  un  Salaire,  et  quelles 
sont  les  conditions   qui  font  cette  facilité. 

La  capacité  de  travail  dont  l'ouvrier  dispose  ne  lui  constitue 
une  ressource,  une  propriété,  que  lorsqu'il  trouve  à  l'employer; 
tant  qu'il  n'est  pas  engagé,  il  n'a  qu'une  propriété  latente.  Cette 
propriété  ne  devient  réelle,  n'est  solide  et  durable,  que  lorsque 
l'ouvrier  trouve  facilement  à  l'employer,  que  lorsqu'il  s'entend 
d'une  façon  durable  avec  les  patrons  qui  disposent  du  travail. 
Comparez  la  différence  qu'il  y  a  entre  un  ouvrier  engagé  à 
l'année  et  un  ouvrier  embauché  pour  la  journée  sur  la  grève; 
tous  deux  ont  engagé  leur  travail,  et  par  cela  même  leur  pro- 
priété de  latente  est  devenue  réelle  ;  mais,  tandis  que  cette  pro- 
priété assure  à  l'un  des  ressources  durables,  elle  n'offre  à  l'autre 
qu'un  moyen  d'existence  plus  que  précaire,  à  cause  des  condi- 
tions différentes  de  facilité  que  chacun  d'eux  a  rencontrées  pour 
s'entendre  avec  un  patron.  Ainsi  il  est  bien  établi  que,  dans  le 
Salaire,  la  propriété  effective  c'est,  pour  l'ouvrier,  la  facilité  à 
engager  son  travail,  à  trouver  un  salaire  ;  cette  facilité  se  mani- 
feste par  l'Entente  sur  le  Salaire. 

Il  est  évident,  d'après  cela,  que  l'Entente  est  le  premier  et  le 
principal  des  éléments  du  Salaire.  — Toutes  les  autres  questions 
que  l'on  peut  se  poser  sur  le  Salaire  sont  primées  par  celle-ci  : 
l'ouvrier  a-t-il  trouvé  à  employer  sa  force  et  sa  capacité  de 
travail?  Y  a-t-il  Salaire?  (3n  ne  peut  véritablement  s'enquérir  de 
l'Objet  du  Salaire  et  de  sa  Mesure  que  (juand  il  y  a  Salaire,  c'est- 
à-dire  (juand  il  y  a  Entente. 

V Objet  du  Salaire  est  la  chose  que  l'ouvrier  reçoit  comme 
Salaire;  cet  Objet  peut  être  en  nature  ou  en  argent,  de  là  1°  le 
Salaire  en  nature,  et  2°  le  Salaire  en  argent. 


LES    HIENS    MOBILIERS,    LE    SALAIRE    ET    l'ÉI'ARGNE.  'MV.i 

Le  Salaire  en  nature  passe  le  premier  coinme  le  plus  simple. 
Pour  déterminer  ce  que  représente  d'avoir  réel  un  Salaire  en 
argent,  il  faut  faire  une  opération  très  complexe,  il  faut  con- 
naître le  marché,  il  faut  se  rendre  compte  des  ressources  posi- 
tives que  l'ouvrier  peut  tirer  de  son  Salaire  par  les  achats  ([u'il 
doit  faire.  Le  type  du  Salaire  on  nature  est  la  nourriture  donnée 
à  l'ouvrier;  dans  la  plupart  des  anciennes  coutumes,  on  voit  des 
taxes  établies  à  ce  sujet;  en  Normandie,  par  exemple,  au  siècle 
dernier,  la  journée  de  l'ouvrier  était  de  deux  livres  dix  sous  ou 
de  une  livre  dix  sous,  suivant  que  l'ouvrier  était  nourri  ou  non. 

Le  Salaire  en  nature  présente  non  seulement  plus  de  simpli- 
cité quant  à  l'appréciation  des  ressources  de  l'ouvrier,  mais  il 
offre  à  l'ouvrier  lui-même  plus  de  sécurité  quant  à  la  régularité 
de  ces  ressources;  il  est  toujours  nourri,  le  premier  et  le  plus 
essentiel  de  ses  besoins  est  assuré,  peu  lui  importe  alors  les 
fluctuations  du  marché. 

On  voit  ainsi  que  le  Salaire  en  arg-ent  est  plus  complexe  pour 
l'ouvrier,  puisqu'il  le  met  chaque  jour  en  face  de  la  question  si 
délicate  et  si  variable  du  marché.  Le  salaire  en  argent  ne  parait 
plus  simple  que  pour  le  patron,  et  encore  pas  toujours;  beaucoup 
de  patrons  ruraux  préfèrent  payer  leurs  ouvriers  en  nature,  cela 
leur  est  plus  facile  et  leur  coûte  moins.  Par  là  même  que  le  sa- 
laire en  argent  est  plus  complexe,  il  suppose,  pour  donner  de 
bons  résultats,  une  capacité  supérieure  chez  l'ouvrier;  car  non 
seulement  cet  ouvrier  doit  opérer  sur  le  marché  avec  ce  Salaire , 
mais  il  est  à  même  d'opérer  ailleurs,  d'aller  s'enivrer  au  lieu  de 
se  nourrir;  il  y  a  donc  là  pour  lui  une  double  nécessité  de  savoir 
se  gouverner. 

Je  ne  veux  pas  dire  par  là  qu'il  faille  substituer  le  Salaire  en 
nature  au  Salaire  en  argent;  je  les  mets  simplement  chacun  à 
leur  place,  et  ne  vante  pas  l'un  aux  dépens  de  l'autre  comme  le 
font  les  économistes  de  l'école  classique,  qui  prétendent  que  le 
Salaire  en  arg-ent  est  bien  préférable,  absolument  parlant,  à  la 
classe  ouvrière. 

La  vérité,  telle  que  l'observation  la  donne,  est  que  le  Salaire 
en  argent  est  bien  préférable  au  Salaire  en  nature  pour  les  ou- 


364  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

vriers  capables;  il  leur  permet  de  s'élever  en  donnant  un  objet  et 
un  stimulant  à  l'emploi  de  leurs  qualités  d'intelligence  et  d'é- 
pargne. Le  Salaire  en  nature  est  au  contraire  meilleur  pour  les 
individus  foncièrement  incapables  et  inaptes  à  acquérir,  de  la 
nécessité  même,  les  qualités  qu'ils  n'ont  pas;  il  leur  assure  au 
moins  leur  subsistance  essentielle,  qui,  sans  lui,  serait  singulière- 
ment compromise. 

La  Mesure  du  Salaire  ne  peut  se  déterminer  et  se  classer  que 
lorsque  l'on  sait  quel  est  l'objet  de  ce  Salaire.  Tel  Objet  étant 
donné  comme  Salaire,  il  s'agit  de  savoir  de  quel  travail  il  est  la 
Mesure. 

Le  travail  peut  être  effectué  à  la  journée,  à  la  tâche,  avec 
prime  :  de  là  trois  mesures  du  salaire.  Ces  trois  mesures  déter- 
minent trois  variétés  de  Salaires  qui  sont  classées,  comme  d'ha- 
bitude, dans  l'ordre  de  la  complexité  croissante. 

Avec  ces  trois  variétés  de  Salaires,  on  voit  se  développer 
l'aptitude  de  l'ouvrier  à  disposer  lui-même  de  son  travail,  et  par 
conséquent  à  s'élever  au-dessus  de  la  simple  condition  de  salarié. 
En  effet,  en  passant  d'abord  du  Salaire  à  la  journée,  qui  est  fixé 
sur  la  mesure  du  temps,  au  Salaire  à  la  tâche,  qui  est  évalué 
d'après  la  quantité  de  travail  produite,  et  en  passant  ensuite  du 
Salaire  à  la  tâche  au  Salaire  avec  prime,  où  c'est  la  qualité  du 
travail  fait  qui  entre  en  compte,  l'ouvrier  est  de  plus  en  plus 
maître  d' accroître  le  résultat  de  son  travail. 

Cette  rapide  analyse  des  éléments  constitutifs  du  Salaire  nous 
permet  de  constater  que,  si  les  plus  grandes  complications  sociales 
se  produisent  lorsque  les  familles  ouvrières  n'ont  plus  d'autre 
Propriété  que  celle  de  leur  Salaire ,  lorsqu'elles  en  sont  réduites 
à  tirer  leur  unique  moyen  d'existence  d'une  puissance  de  travail 
qu'il  ne  dépend  pas  d'elles  de  rendre  productive,  elles  peuvent 
cependant  s'élever  par  ce  Salaire  lui-même. 

Donc,  en  même  temps  que  le  Salaire  offre  le  caractère  de  l'ins- 
tabilité, on  remarque,  dans  l'étude  de  ses  différentes  espèces,  des 
types  qui  facilitent  aux  familles  ouvrières,  pour  peu  qu'elles 
soient  prévoyantes,  l'accession  vers  des  biens  plus  difficiles  à  pos- 


LES    BIENS    MUlilLIEliS,    LE    SALAIHE    i:'!'    l'eI'AHGNE.  365 

séder.  (^ompiii'oz,  en  cU'et,  le  Salaire  à  la  journée  en  nature, 
—  ([ui  assure  à  l'ouvrier  la  satisiaction  de  ses  besoins  essentiels 
malgré  lui  et  sans  chercher  à  le  dresser  à  la  prévoyance,  —  au 
Salaire  on  argent  à  la  tâche  et  avec  prime,  —  qui  assure  à  l'ou- 
vrier, pour  qu'il  en  dispose  à  sa  guise,  une  rétribution  propor- 
tionnelle à  la  quantité  et  à  la  qualité  du  travail  accompli ,  qui  lui 
permet  de  s'élever  au  rang  d'entrepreneur  en  se  chargeant  à 
prix  fait  d'une  partie  du  travail  de  l'atelier,  et  vous  vous  rendrez 
compte  que,  même  dans  la  dernière  des  Propriétés,  on  peut  ar- 
river à  la  possession  des  Biens  qui  exigent  le  plus  de  capacité. 

III.  —  l'épargne. 

Il  ne  suffit  pas  de  classer  les  Biens  c|ue  l'on  peut  posséder  en 
trois  grandes  classes;  de  déterminer  le  caractère  de  chacune  de 
ces  classes  et  de  les  disposer  entre  elles  dans  l'orclre  des  capacités 
décroissantes;  il  faut  encore  indiquer  le  moyen  à  l'aide  duquel 
on  peut  s'élever  dans  la  Propriété,  passer  de  la  propriété  du  Sa- 
laire, à  celle  des  Biens  mobiliers  pour  arrivera  la  Propriété  totale. 

C'est  par  l'Épargne,  c'est-à-dire  par  la  soustraction  des  pro- 
duits de  la  Propriété  à  la  consommation  et  par  l'emmagasine- 
ment  dé  ces  produits  que  s'accroit  la  Propriété. 

L'Épargne  vient  se  ranger  après  les  trois  classes  de  la  Propriété, 
après  la  Propriété,  les  Biens  mobihers,  et  le  Salaire,  comme  le 
mode  à  l'aide  duquel  ces  Propriétés  s'accroissent,  comme  le 
moyen  par  lequel  on  s'élève  de  la  plus  basse  à  la  plus  haute,  de  la 
condition  de  simple  salarié  à  celle  de  grand  propriétaire  foncier. 

L'Épargne  déterminée  et  classée,  étudions  ses  éléments  consti- 
tutifs, les  voici  tels  que  les  donne  la  nomenclature  : 

L'ÉPARGNE. 

I.  —  Objet  de  l'Épargne. 

I"  Epargne  en  nature. 
2°  tlpargne  en  argent. 

II.  —  Aides  de  l'Épargne. 

III.  —  Emploi  de  l'Épargne. 

T.   XII.  25 


.'i(>(i  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

V Objet  de  rEpar(j)ie  ne  peut  être  qu'un  objet  de  consomma- 
tion :  im  objet  en  nature,  comme  le  blé,  ou  que  de  l'argent. 

L'Épargne  qui  porte  sur  les  autres  objets,  sur  ceux  qui  ne  se 
consomment  pas,  se  rattache  et  se  classe  à  la  propriété  de  ces 
biens.  11  est  évident  que  si  j'épargne  ma  voiture  et  mes  chevaux, 
je  ne  constitue  pas  une  épargne  proprement  dite,  j'agis  simple- 
ment avec  prévoyance  dans  mon  mode  de  possession  de  ces  biens. 

L'Epargne  en  nature  passe  avant  l'Épargne  en  argent,  comme 
étant  beaucoup  plus  simple.  Elle  est  plus  simple  à  faire,  car 
pour  se  constituer  une  épargne  de  blé,  par  exemple,  il  n'y  a  qu'à 
le  mettre  dans  des  greniers;  et  elle  n'exige  pas,  comme  l'épar- 
gne en  argent,  la  connaissance  des  marchés  :  marché  des 
marchandises,  pour  convertir  avantageusement  l'objet  épargné 
en  argent,  et  marché  des  valeurs,  pour  convertir  cet  argent  en 
titres  productifs.  —  Cette  dernière  opération  est  même  si  difficile 
et  si  aventureuse  que  beaucoup  de  paysans  préfèrent  conserver 
l'argent  dans  de  vieux  bas  plutôt  que  de  le  placer. 

Les  Aides  de  V Épargne^  c'est-à-dire  :  étant  donné,  que  l'on  a 
épargné  un  objet  déterminé,  comment  l'a-t-on  épargné? —  C'est  ici 
qu'il  faut  étudier  les  différents  procédés  par  lesquels  les  gens  épar- 
gnent, les  institutions  destinées  à  stimuler  leur  Épargne. 

On  vepra,  par  exemple,  que  les  Bourgeoisies  de  la  Suisse  sont  une 
Aide  puissante  à  l'Épargne  ;  en  assurant  à  chaque  paysan  pendant 
la  belle  saison  la  nourriture  d'une  vache  sur  le  pâturage  de  la  com- 
munauté, elles  les  poussent  à  amasser  de  quoi  acheter  une  prai- 
rie capable  de  fournir  la  nourriture  de  cet  animal  pendant  l'hiver. 

Après  ces  stimulants  naturels  qui  proviennent  de  la  profession 
et  du  métier  même  de  la  famille  ouvrière,  il  faut  observer  les  ins- 
titutions qui  sont  fondées  en  dehors  d'elle  pour  l'encourager,  soit 
par  des  patrons,  soit  par  des  tiers,  comme  les  caisses  d'Épargne,  les 
caisses  d'assurance.  On  appréciera  ainsi  le  degré  de  facilité  ou  de 
difficulté  que  la  situation  de  chaque  ouvrier  apporte  à  l'Épargne. 

V Emploi  de  PÉparf/ne  :  l'objet  épargné,  grâce  à  une  Aide 
donnée,  il  faut  l'employer. 

C(^t  Emploi  peut  être  fait  en  vêtements,  en  mobilier,  en  valeurs, 
en  biens-fonds,  etc.  Il  est  intéressant  de  savoir  quelle  est  la  cause 


LES    HMvNS    MOlilUnUS,    LH    SALAIIiK    i;r    I.Kl'AlUiNl-:.  367 

qui  a  poussé  la  famille  ouvrièi'o  à  faire  tel  Emploi  plutôt  que  tel 
autre.  On  voit  alors  les  effets  de  l'Épargne,  et  on  peut  prévoir 
son  résultat  définitif,  f/est  par  l'Emploi  de  rÉ})ar,e:ne  que  l'on 
juge  si  les  gens  sont  susre])til>les  de  séNner  dans  la  i*ro})riété, 
partant  dans  la  hiérarchie  socialei 

Notre  étude  sur  la  Propriété  est  terminée. 

En  constatant  la  nécessité  où  se  trouve  le  travailleur,  pour  me- 
ner à  bien  son  travail,  de  disposer  d'une  façon  exclusive  du  lieu 
où  il  porte  ses  efforts,  nous  avons  vu  naître  la  Propriété. 

Mais  cette  attrilnition  distributive  du  Lieu,  qui  fut  tout  d'abord 
pour  la  race  humaine  le  fait  général,  n'a  pu  le  demeurer  que  dans 
les  cas  exceptionnels  que  nous  avons  spécifiés  :  partout  où  de  puis- 
santes agglomérations  ont  amené  une  production  intense,  la  dis- 
position du  lieu  est  devenue  de  plus  en  plus  exclusive ,  pour 
n'être  plus,  en  fin  de  compte,  que  le  fait  des  plus  capables'. 

Or,  en  même  temps  que  la  Propriété  du  sol  et  de  tout  ce  qui  le 
complète  tendait  à  se  condenser  en  quelcpies  mains,  ceux-là  même 
qui  la  laissaient  aller  tendaient,  à,  cause  de  leur  incapacité  même, 
à  ne  plus  retenir  que  les  espèces  inférieures  de  la  Propriété. 

C'est  ainsi  que,  pendant  que  les  capables  sortaient  de  la  Commu- 
nauté, se  fortifiaient  singulièrement  dans  la  Propriété  familiale 
pour  atteindre  enfin  à  la  Propriété  patronale  ;  les  incapables,  au 
contraire,  sortis,  eux  aussi,  de  la  Communauté  qui  suppléait  à  leur 
incapacité,  ne  savaient  retenir  la  pleine  Propriété  familiale,  tom- 
baient bien  vite  dans  le  domaine  fragmentaire,  qu'ils  quittaient 
bientôt,  de  gré  ou  de  force,  pour  ne  plus  conserver  de  la  Pro- 
priété que  les  espèces  inférieurs,  les  espèces  improductives  des 
Biens  mobiliers,  quelques  meubles  et  quelques  bardes,  et  cette 
Propriété  latente,  la  Propriété  de  leur  travail,  qui  ne  peut  devenir 
réelle  et  fournir  un  moyen  d'existence  que  dans  des  conditions 
indépendantes  de  la  volonté  de  ces  misérables. 

D'un  côté,  quelques  capables  détiennent  la  Propriété,  disposent 
du  travail,  ont  en  mains  les  moyens  d'existence  de  toute  la  société  ; 
de  l'autre  côté,  la  masse  des  incapables,  ayant  laissé  aller  cette 
Propriété,  n'a  plus  d'autres  moyens  d'existence  que  sa  puissance  de 


3(»8  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

travail  ;  telle  est  la  conséquence  inévitable  de  l'inégalité  native  des 
ajîtitudes  humaines  et  de  l'intensité  du  travail. 

Et  cependant  il  faut  que  tous  ces  incapables  vivent,  il  faut  qu'ils 
aient  à  leur  disposition  un  atelier  où  ils  puissent  gagner  leur  vie, 
un  foyer  où  ils  puissent  prendre  leur  repos  ;  il  faut  qu'à  un  titre 
quelconque  ces  déshérités  delà  Propriété  jouissent  de  la  Propriété. 

Cela  n'est  pas  suffisant  :  il  faut  encore  que  les  organismes  so- 
ciaux ,  qui  font  ces  incapables  participa  nts  à  la  Propriété  qu'ils  n'ont 
pas,  aient  un  fonctionnement  assez  bien  combiné  pour  faciliter  l'ac- 
cès de  cette  Propriété  aux  incapables  devenus  capables  et  pour 
rejeter  de  cette  même  Propriété  les  capables  devenus  incapables. 

Les  Engagements  dans  le  travail  et  l'Epargne,  tels  ont  toujours 
été  les  procédés  employés  pour  atteindre  ce  double  but;  mais  ces 
procédés  reçoivent  en  chaque  endroit  des  applications  différentes 
qui  tiennent  compte  de  mille  facteurs  particuliers  que  nous  ne  pou- 
vons indiquer  ici  et  dont  l'étude  se  fait  avec  le  régime  des  Engage- 
ments. Après  avoir  tracé  les  grandes  lignes  du  problème,  nous 
laissons  à  chacun  le  soin  de  l'étude  du  cas  spécial  c[ui  l'intéresse. 

Nous  connaissons  les  Moyens  d'Existence  de  la  Famille  ouvrière, 
nous  avons  indiqué  comment  on  peut  évaluer  au  plus  juste  les 
ressources  qu'elle  tire  du  Lieu,  du  Travail  de  la  Propriété,  des 
Biens  mobiliers,  du  Salaire  et  de  l'Épargne. 

Il  nous  faut  observer  maintenant  comment  cette  famille  ouvrière 
emploie  ces  Ressources,  quel  est  son  Mode  d'existence.  L'Étude  des 
Moyens  d'existence  appelle  forcément  celle  du  Mode  d'Existence. 

Mais  la  classification  sociale  ne  suit  pas  cet  ordre,  elle  place 
l'observation  de  la  Famille  ouvrière  entre  celle  des  Moyens 
d'existence  et  celle  du  Mode  d'Existence  ! 

Pourquoi  la  Famille  ouvrière  est-elle  classée  en  cet  endroit? 
(Tcist  ce  que  nous  verrons  dans  notre  prochain  article. 

(Asuicn'.)  Robert  Pinot. 


Le  Direct eiir-Géranl  :   Edmond  Dkmolins. 


LA  DIFFUSION  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE. 


UN  ÉMIGRANT 

DE  LA  SCIENCE  SOCIALE  EN  CHINE 


Ayant  eu  l'occasion  de  faire  une  série  de  conférences  sur  la 
Science  sociale  au  Séminaire  des  Missions  étrangères ,  j'ai  eu  le 
plaisir  de  rencontrer  parmi  ces  jeunes  gens  de  vives  sympathies 
pour  nos  études.  Ils  ont  paru  frappés  du  secours  précieux  que 
cette  science  pouvait  leur  offrir  pour  arriver  à  mieux  connaître 
les  populations  qu'ils  devaient  évangéliser.  Plusieurs  d'entre  eux 
sont  devenus  des  lecteurs  de  cette  Revue  et  ils  nous  tiendront,  je 
l'espère,  au  courant  de  leurs  études  sociales. 

L'un  d'eux,  M.  Héraud,  actuellement  missionnaire  dans  la  Chine 
méridionale,  veut  bien  me  faire  part  de  ses  premières  impres- 
sions sur  le  pays.  Voici  sa  lettre  et  la  réponse  que  je  lui  adresse. 

J'ai  tenu  à  reproduire  cette  lettre  dans  la  Revue,  d'abord  à 
cause  de  l'intérêt  qu'elle  présente  en  elle-même;  mais  j'ai  obéi 
à  une  autre  considération  encore  :  j'ai  pensé  que  cette  publica- 
tion inspirerait  à  un  certain  nombre  de  nos  lecteurs  la  pensée 
de  recueillir  des  observations  sociales  autour  d'eux  et  de  nous 
en  faire  part.  Et  je  ne  m'adresse  pas  seulement  à  nos  lecteurs  de 
l'étranger,  mais  à  ceux  de  la  France.  Chaque  partie  de  notre 
territoire  présente  des  variétés  sociales  qui  sont  peu  connues  ou 
même  totalement  ignorées  et  qu'il  importe  d'analyser  et  de  clas- 
ser. Nous  ne  possédons  que  depuis  peu  d'années  la  carte  géolo- 

T.  XII.  26 


370  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

gique  de  la  France,  mais  la  carte  sociale  de  notre  pays  est  encore 
à  faire.  Pour  mener  à  bien  cette  grande  entreprise,  le  concours 
de  tous  est  nécessaire,  et  je  suis  sur  qu'il  ne  nous  fera  pas  dé- 
faut. E.  D. 

A  Monsieur  Edmond  Dnuo/ins. 

Sam-Li,  province  de  Kouang-Si,  Chine,  le  48  juillet  1891. 

Bien  ciier  3Ionsieur, 

Je  tiens  tout  d'abord  à  vous  remercier  très  sincèrement  pour 
les  leçons  que  vous  m'avez  données  pendant  vos  conférences  au 
Séminaire  des  Missions  étrangères.  Et  afin  de  vous  prouver  que 
j'en  ai  retiré  quelque  profit,  je  viens  vous  faire  part  de  mes 
premières  impressions  sur  la  société  chinoise. 

J'ai  beaucoup  et  en  même  temps  bien  peu  à  vous  dire  sur  ce 
sujet;  j'ai  beaucoup  interrogé,  mais  je  n'ai  pu  faire  une  analyse 
exacte,  minutieuse,  comme  le  réclamerait  la  Méthode.  La  chose 
m'est  impossible  et  ce  n'est  que  petit  à  petit,  par  mille  détours, 
que  je  pourrai  me  rendre  complètement  compte  de  l'existence 
d'une  famille  :  les  Chinois  sont  trop  concentrés  pour  laisser  pé- 
nétrer un  étranger  dans  l'intimité  de  leurs  affaires;  et,  tout  au 
moins,  je  paraîtrais  un  indiscret,  à  qui  l'on  ferait  des  réponses 
«  chinoises  ».  Je  vous  dirai  donc  ce  que  j'ai  vu  et  ce  que  j'ai 
demandé,  je  classe  bien  tout  cela  dans  les  différentes  parties  de 
la  Méthode;  mais  ces  choses  sont  trop  éparses,  il  y  a  trop  de 
connaissances  intermédiaires  qui  manquent,  pour  former  une 
suite  lumineuse  et  pour  qu'on  puisse  voir  l'ordre  et  l'enchaîne- 
ment de  ces  différentes  parties.  Peu  à  peu  cependant  la  lumière 
se  fera,  les  connaissances  intermédiaires  viendront,  et  j'espère 
me  faire  une  idée  juste  du  peuple  chinois.  D'ailleurs  je  com- 
mence à  communiquer  avec  le  dehors  ;  je  ne  suis  pas  bien  fort 
encore,  car,  arrivé  ici  il  y  ajuste  quatre  mois,  il  m'a  fallu  étu- 
dier la  langue;  mais,  du  moins,  je  commence  à  comprendre  quel- 
que peu.  Je  me  suis  mis  avec  ardeur  à  l'étude  des  caractères  et 
mes  confrères  me  disent  que,  dans  deux  ans,  je  serai  à  même  de 
lire  avec  quelque  aisance  les  auteurs  chinois. 


UN   ÉMIGRA.NT    hK   LA    SCIENCI-:   SOCIALE    EN    CHINE.  371 

.  Parlons  d'abord  du  LIru. 

Le  gros  marché  que  j'habite  est  situé  au  coude  d'une  petite 
rivière  qui  arrive  sur  Sam-Li  venant  du  nord,  bordée  des  deux 
côtés  par  des  élévations  qui,  sans  mériter  le  nom  de  montagnes, 
ne  sont  pourtant  pas  de  simples  collines;  à  Sam-Li,  la  rivière 
s'incline  vers  l'ouest  et  va  se  jeter  dans  un  grand  fleuve,  qui  des- 
cend du  Kouy-Tcheou  et  qui  se  joint,  vingt  lieues  plus  bas,  à 
un  autre  grand  fleuve  descendant  du  Yun-Nam  :  de  leur  réu- 
nion se  forme  le  grand  fleuve  de  Canton  (1).  La  petite  rivière  en 
question,  arrivée  à  Sam-Li,  cesse  d'être  accompagnée  par  les  deux 
élévations  qui  l'ont  suivie  jusqu'alors;  l'une  meurt  en  petits  ma- 
melons au  bord  du  grand  fleuve;  l'autre  va  s'y  arrêter  brusque- 
ment. Sam-Li  est  donc  au  coin  d'une  grande  plaine  fluviale  tra- 
versée dans  son  côté  occidental  par  un  petit  ruisseau  impropre 
à  toute  navigation,  mais  aux  eaux  toujours  courantes. 

J'ignore  ce  que  renferme  le  sous-sol.  Tout  ce  que  j'ai  pu  cons- 
tater, c'est  la  fabrication  de  briques  faites  au  feu  et  d'autres  sim- 
plement séchées  au  soleil. 

Deux  grandes  saisons  divisent  l'année;  du  mois  de  septembre 
au  mois  d'avril  souffle  le  vent  du  nord  ;  septembre  est  encore  un 
peu  chaud,  octobre  a  aussi  des  journées  chaudes;  mais  novembre 
et  décembre  sont  deux  mois  on  ne  peut  plus  agréables.  On  jouit 
alors  d'un  ciel  toujours  pur,  car  dès  que  le  vent  du  nord  est  établi, 
la  pluie  cesse;  le  soleil  est  peut-être  un  peu  chaud,  mais  l'air  se 
trouve  sans  cesse  rafraicbi  par  le  vent.  En  janvier,  le  ciel  devient 
terne  ;  il  fait  réellement  froid  ;  et,  en  février,  les  pluies  commen- 
cent :  on  est  quelquefois  des  mois  entiers  sans  voir  le  soleil.  D'a- 
vril à  mai,  arrive  la  chaleur  avec  le  vent  du  sud;  juin,  juillet, 
août  sont  d'une  chaleur  torride;  alors,  les  orages  sont  très  fré- 
quents et  les  pluies  très  fortes. 

Je  ne  suis  pas  très  expert  en  sciences  et  je  ne  pourrais  dire  à 
priori  ce  qu'un  tel  climat  peut  produire;  mais  à  poster  io)'i  ^e  puis 
affirmer  qu'il  ne  produit  aucunement  les  essences  forestières. 
J'ai  déjà  vu  bien  du  pays,  c'est  presque  toujours  un  pays  de  mon- 

(1)  Voir  sur  une  carte  la  province  de  Kouang-Si,  une  des  trois  provinces  les  plus 
méridionales  de  la  Chine. 


372  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

tagnes;  partout  ce  sont  des  montagnes  absolument  nues;  derrière 
chaque  village  on  rencontre  un  tout  petit  bois  de  sapins  qui  n'a 
pas  Tair  d'être  enchanté  des  avantages  du  sol  et  de  l'atmosphère. 
Sur  ces  hauteurs  dénudées  les  animaux  sauvages  sont  très  rares 
et  n'offrent  aucunement  la  tentation  de  la  chasse. 

Toutes  ces  montagnes,  qui  remplissent  les  neuf  dixièmes  du 
pays,  sont  autant  de  pâturages  pour  les  animaux  domestiques, 
dont  le  nombre  est  petit  ;  aucune  fauchaison  comme  en  France , 
toute  l'année  le  bétail  broute  l'herbe,  d'ailleurs  peu  fournie. 
Novembre,  décembre  et  janvier  sont  bien  pénibles  à  passer;  le 
ciel  étant  sans  pluie,  les  montagnes  sont  toutes  rousses;  comme 
je  l'ai  dit,  elles  ne  produisent  pas  le  bois  spontanément;  la  cueil- 
lette du  bois  est  donc  impossible;  les  planches  coûtent  même 
cher  dans  ce  pays.  Mais  les  montagnes  offrent  une  autre  res- 
source :  l'herbe  peu  fournie,  dont  je  viens  de  parler,  est  dure  et 
longue,  et  elle  donne  un  combustible  analogue  comme  valeur  à  la 
paille.  Dans  l'été,  où  les  travaux  sont  moins  actifs,  de  nombreuses 
femmes  vont  couper  cette  herbe,  soit  pour  leur  maison,  soit  pour 
la  vendre  à  ceux  qui  ne  peuvent  ou  ne  veulent  pas  se  donner  cette 
peine. 

Voici  maintenant  les  renseignements  que  j'ai  pu  obtenir  au 
sujet  du  Travail. 

La  Pêche  et  la  Chasse  n'offrent  aucun  profit;  la  chasse,  à  cause 
du  manque  de  gibier;  la  pêche,  parce  que  chaque  village  ayant 
deux  ou  trois  étangs,  le  prix  du  poisson  n'est  pas  assez  élevé  pour 
donner  à  quelques  individus  la  vocation  de  pêcheur.  Je  ne  parle, 
bien  entendu,  que  de  Sam-Li  et  de  ses  environs. 

Je  vais  vous  surprendre  en  vous  disant  que  toute  la  Culture 
est  de  la  culture  fragmentaire  :  chaque  famille,  composée  du 
père ,  de  la  mère  et  des  enfants ,  cultive  quelques  rizières  dissé- 
minées çà  et  là.  Sur  tout  le  parcours  delà  rivière  dans  une  éten- 
due plus  ou  moins  large  selon  la  pente  des  vallées,  des  rizières 
ont  été  créées  ;  des  travaux  très  anciens,  très  simples,  mais  qui 
ont  dû  demander  beaucoup  d'efforts,  distribuent  l'eau  à  des  en- 
droits encore  assez  élevés.  Toute  la  partie  de  la  grande  plaine  qui 
s'étend  depuis  Sam-Li  jusqu'au  grand  fleuve  et  qui  est  traversée 


UN   ÉMIGRANT    DE   LA   SCIENCE   SOCIALE   EN    CHINE.  373 

par  la  petite  rivière,  se  trouve  donc  sur  une  assez  grand  largeur, 
transformée  en  rizières;  mais  tout  le  reste  est  en  friche  ou  à 
peu  près.  Un  dixième  environ  est  cultivé  :  un  peu  de  froment , 
un  peu  de  chaume,  des  espèces  de  plantes  qui  fournissent  l'huile 
ou  la  teinture.  Je  n'y  ai  point  vu  de  cannes  à  sucre,  ni  de  pa- 
tates douces  qui,  il  est  vrai,  aiment  l'eau,  dont  ces  terres  sont 
privées. 

Cette  vaste  plaine  est  absolument  déserte,  dépeuplée. 

La  Fabrication  est  encore  à  l'état  primitif.  L'ouvrier,  en  géné- 
ral, travaille  peu  chez  lui.  Le  forgeron,  au  contraire,  est  installé 
à  domicile,  cela  se  comprend;  et  pour  avoir  une  pratique  sûre, 
il  s'établit  dans  les  marchés;  mais  les  loyers  y  étant  fort  chers, 
le  terrain  de  jardinage  montant  à  un  prix  très  élevé,  il  est  obligé 
de  vivre  exclusivement  de  son  métier.  Cependant  l'ouvrier  for- 
geron ambulant  existe  encore  ;  on  le  rencontre  portant  dans  deux 
paniers  tout  son  attirail.  En  dehors  de  ces  ouvriers,  qui  rési- 
dent pour  la  plupart  dans  les  marchés,  il  y  a,  de-ci  de-là,  quel- 
ques petites  communautés  ouvrières.  Aux  environs  de  Sam-Li, 
il  y  a  une  fabrique  de  poteries  et  une  fabrique  d'objets  en 
fer. 

La  communauté  de  poterie  extrait  elle-même  sa  matière  pre- 
mière, la  travaille  et  la  vend  aux  négociants  chinois.  La  com- 
munauté qui  travaille  le  fer  fait  de  même;  je  ne  sais  cependant 
d'où  elle  tire  sa  matière  première.  Partout,  m'a-t-on  dit,  c'est 
la  même  chose. 

Les  Transports  se  font  par  barques  ou  à  dos  d'hommes.  Quel- 
ques misérables  chariots  existent  bien,  mais  ils  ne  peuvent  aller 
loin  à  cause  du  mauvais  état  des  chemins.  Les  transports  à  dos 
d'hommes  sont  très  usités,  même  sur  le  bord  des  rivières;  les 
mandarins  ont  su  si  bien  arranger  leurs  douanes,  qu'il  est  sou- 
vent plus  économique  de  faire  porter  les  objets  par  voie  de 
terre  que  de  leur  faire  suivre  le  cours  du  fleuve.  Bateliers  et 
porteurs  sont  pour  la  plupart  gens  de  profession;  ceux-ci  for- 
ment certainement  la  dernière  classe  de  la  société  en  Chine. 

Je  vous  ai  dit  comment  d'immenses  terrains  étaient  en  friche  : 
pourtant  ces  terrains  ne  sont   pas  disponibles,  il  est  même  fort 


374  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

difficile,  m'a-t-on  dit,  de  les  acheter;  ils  appartiennent  aux  vil- 
lages et  non  aux  individus. 

J'arrive  maintenant  à  une  grosse  question  :  l'organisation  de 
la  Propriété  et  de  la  Famille. 

J'affirme  que  la  propriété  n'est  aucunement  collective,  mais 
bien  individuelle.  Qu'autrefois  elle  ait  été  collective_,  il  n'y  a 
pas  le  moindre  doute  :  le  peuple  chinois  doit  toute  son  organisa- 
tion, toute  sa  force  de  résistance  à  la  famille  patriarcale;  mais 
aujourd'hui  des  intérêts  trop  ardents,  une  lutte  pour  la  vie  trop 
acharnée  ont  amené  le  partage  égalitaire.  J'ai  beaucoup  inter- 
rogé sur  ce  point  :  j'ai  demandé  si  tout  le  monde  partageait  son 
bien  :  quelques-uns,  m'a-t-on  dit,  ne  divisent  pas,  mais  il  yen 
a  bien  peu.  Depuis  combien  de  temps  fait-on  ainsi?  La  plupart 
ne  savent  que  répondre.  Un  Chinois  m'a  dit  qu'il  y  avait  bien 
cinq  à  six  cents  ans  que  cette  pratique  était  suivie.  Est-ce  dans 
toute  la  Chine  comme  cela?  Oui,  m'a-t-on  répondu.  Un  de  mes 
confrères,  qui  a  habité  les  deux  provinces  de  Kouag-Toung  et  de 
Kouy-Tcheou  et  qui  a  visité  les  provinces  du  Yun-Nan  et  du  Si- 
Tchouan,  m'assure  la  môme  chose.  La  raison  de  ce  partage,  c'est 
que  les  laborieux  ne  veulent  pas  travailler  pour  les  paresseux  ; 
tout  le  monde  m'a  donné  cette  raison  sans  aucune  hésitation. 

Le  partage  se  fait  de  la  manière  suivante  :  quand  les  enfants 
sont  mariés,  quelquefois  môme  quand  un  seul  est  marié,  on  di- 
vise les  biens;  le  père,  comme  ses  enfants,  a  sa  part,  qui,  à  sa 
mort,  sera  divisée,  elle  aussi.  Les  enfants  trop  jeunes  restent  avec 
le  père,  qui  fait  valoir  leur  part;  puis,  peu  à  peu,  le  père  reste 
tout  seul;  enfin,  quand  il  est  devenu  vieux,  il  donne  sa  part  à 
exploiter  à  l'un  de  ses  enfants,  qui  a  charge  de  le  nourrir.  Si  sa 
portion  est  insuffisante,  tous  les  enfants  doivent  contribuer  à  y 
suppléer.  C'est  ainsi  que  les  infirmes  vivent  dans  leur  famille, 
pesant  d'une  lourde  charge  quand  leur  patrimoine  est  peu  con- 
sidérable, ce  qui  est  tout  à  fait  l'ordinaire.  Car  il  est  incroyable 
à  quel  point  ce  sytème  de  diviser  a  rendu  misérables  ces  pauvres 
Chinois  ;  les  marchands  accaparent  tout ,  ne  laissant  au  labou- 
reur que  sa  maison.  Rares  sont  les  paysans  qui  possèdent  les 
2.000  francs  de  rizières  nécessaires  à  peu  près  à  la  nourriture 


UN    KMIGRANT    DE   LA   SCIENCE    SOCIALE    EN    CHINE.  o75 

(l'une  famille;  et  très  nomjjreux  au  contraire  sont  ceux  qui  ne 
possèdent  que  leur  maison,  un  buffle,  rarement  deux;  deux  ou 
trois  petits  bœufs. 

Le  Patronage  est  uniquement  exercé  par  la  famille;  aucun 
patronage  de  la  part  du  commerçant;  possesseur  des  rizières, 
il  touche  la  moitié  de  la  récolte,  il  ne  s'occupe  pas  du  reste. 
C'est  la  famille  qui  se  défend  contre  les  autres  familles;  c'est  la 
famille  qui  porte  les  causes  devant  le  mandarin  :  jamais  celui- 
ci  n'interviendra  de  lui-même.  Je  ne  connais  pas  les  détails  de 
ce  patronage;  mais  une  chose  me  parait  évidente  :  c'est  bien 
dans  la  famille  que  le  Chinois  trouve  sa  protection. 

Une  chose  remarquable,  c'est  qu'en  Chine  tous  ceux  qui  por- 
tent le  môme  nom  se  doivent  aide  et  protection;  ce  n'est  pas 
un  acte  de  charité;  c'est  pour  eux  de  la  justice,  c'est  un  pacte; 
nous  portons  le  même  nom,  nous  devons  nous  défendre,  ce  qui 
montre  bien  l'esprit  de  famille  de  ces  Chinois.  Il  fallait  aux 
Chinois  un  appui  en  dehors  du  village,  un  appui  puissant 
pour  les  très  graves  affaires  ;  au  commencement ,  ceux  qui  por- 
taient le  même  nom  se  connaissaient,  ils  étaient  de  la  même 
famille;  peu  à  peu.  la  famille  se  dispersa,  mais  la  nécessité 
du  secours  existant  toujours,  l'idée  de  se  soutenir  persista  : 
et  voilà  l'origine  de  ce  fameux  patronage.  Il  y  aurait  fort  à 
dire  sur  ce  point-là,  mais  je  n'ai  fait  qu'apercevoir  l'existence 
de  ce  rouage  et  ne  saurais  en  montrer  les  opérations  intimes. 

V Instruction  se  distribue  de  la  manière  la  plus  simple.  S'é- 
tablit maître  d'école  qui  veut,  à  ses  risques  et  périls.  Si 
beaucoup  d'enfants  suivent  l'école,  tant  mieux  pour  le  maître. 
Si  les  parents  ne  veulent  pas  lui  confier  leurs  enfants,  tant  pis 
pour  lui  :  il  cherchera  une  autre  profession. 

La  Religion  est  absolument  un  culte  domestique,  et  le  mé- 
pris dans  lequel  vivent  les  bonzes  montre  bien  que  ces  gens- 
là  sont  des  parasites  et  n'ont  aucune  racine  dans  le  pays. 

Au  sujet  de  la  Vie  publique^  je  constate  que  tout  le  pays 
que  j'ai  visité  est  groupé  par  villages.  A  cela  il  y  a  plusieurs 
raisons^  mais  aujourd'hui  la  plus  tangible  est  le  peu  de  sécurité 
qu'offre  une  maison  solitaire.  Ces  villages  sont  bien  fermés;  les 


376  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

maisons  y  sont  entassées  les  unes  sur  les  autres.  Je  n'ai  pu  sai- 
sir quelles  pouvaient  être  là  les  autorités  sociales.  Pour  tout 
village,  quand  il  est  un  peu  considérable,  ou  pour  tout  grou- 
pement de  petits  villages,  il  y  a  un  maire  qui  achète  sa  charge 
du  mandarin. 

Chaque  vi]lage,  ou  groupement  de  villages,  vit,  je  crois,  tout 
à  fait  indépendant  du  gros  marché  où  il  va  faire  ses  provisions. 
Ce  gros  marché  a  également  son  chef,  qui,  lui  aussi,  a  acheté 
sa  charge  ;  il  n'a  de  juridiction  que  sur  le  marché  et  sur  quel- 
ques villages  des  environs  qui  lui  sont  confiés.  Tous  ces  petits 
fonctionnaires  sortent  du  pays  et  par  conséquent  remplissent 
assez  l)ien  leur  charge.  Ils  sont  responsables  de  tout  désordre 
qui  échappe  à  la  sollicitude  de  la  famille  ;  car  tout  ce  qui  peut 
être  fait  par  la  famille  n'est  point  de  leur  compétence.  Si  même 
un  meurtre  est  commis,  ce  n'est  point  à  eux,  mais  aux  parents 
du  défunt  à  avertir  le  mandarin. 

Le  mandarin,  voilà  bien  la  classe  la  plus  indigne  de  la 
Chine.  Ce  sont  tous  des  gens  qui  ont  acheté  leur  place;  qui 
sont  en  dehors  de  leur  pays,  et  qui  n'ont  qu'un  désir,  faire  for- 
tune. La  justice  n'est  plus  qu'un  vain  mot  pour  eux. 

Je  termine  ces  quelques  notes  jetées  à  la  hâte  en  vous  racon- 
tant deux  beaux  faits  d'armes  à  la  louange  du  mandarin  actuel 
de  la  petite  ville  de  Vou-Sen,  d'où  dépend  le  gros  marché  de 
Sam-Li.  Deux  meurtres  ont  été  commis  dans  l'espace  d'une  an- 
née, dans  ce  marché,  où  j'habite.  La  première  fois,  le  manda- 
rin saisit  le  meurtrier  et  après  avoir  extorqué  les  piastres  dési- 
rées, il  le  relâcha.  Il  y  a  un  mois,  un  chef-ouvrier  tua  l'un  de 
ses  subordonnés,  parce  qu'il  n'avait  pas  envie  de  lui  payer  une 
somme  considérable  qu'il  lui  devait.  Le  mandarin  vint  de  nou- 
veau avec  tout  son  cortège  épouvantalîle.  Cette  fois-ci,  il  fit 
mieux  :  il  ne  saisit  point  le  coupable  et  exigea  pour  son  déran- 
gement trente  piastres  du  chef  du  marché.  Les  Chinois  ne  pa- 
rurent nullement  surpris  de  cette  conduite,  ce  qui  prouve  que 
ce  mandarin  n'est  pas  plus  mauvais  qu'un  autre. 

Je  m'arrête  ici.  Comme  vous  voyez,  mes  connaissances  sont 
encore  bien  limitées  et  très  confuses.  Mais  avec  le  temps,  la  lu- 


UN    ÉMJGRANT    DK   LA    SCIENCK   SOCIALE   EX   CHINE.  377 

inière  se  fera  clans  mou  esprit.  Ne  croyez  pas  que  je  vais  me 
ralentir  dans  l'étude  de  la  (^hine;  cette  étude  importe  trop  à 
mon  ministère  pour  que  je  la  néglige. 

Veuillez  croire,  bien  cher  Monsieur,  à  mes  sentiments  re- 
connaissants et  respectueux, 

C.    HERALD. 

A  Monsieur  C.  Héraud,  missionnaire  en  Chine. 

La  Guichardière,  le  20  octobre  1891. 
Mon  cher  ami, 

Je  désire  répondre  à  votre  lettre  avec  quelques  détails  et 
point  par  point.  Mais,  auparavant,  laissez-moi  vous  féliciter  de 
ce  premier  essai  d'observation  sociale.  Vous  ne  devez  pas  vous 
étonner  de  ne  pas  saisir,  à  première  vue,  un  type  aussi  com- 
plexe que  celui  que  vous  avez  sous  les  yeux.  Mais  soyez  con- 
vaincu qu'à  mesure  que  vous  pousserez  plus  avant  votre  ob- 
servation, la  lumière  se  fera  dans  votre  esprit;  vous  verrez 
apparaître  l'enchaînement  des  faits,  vous  saisirez  les  relations 
de  causes  à  effets,  ce  qui  est  toute  la  science. 

Je  vois,  d'après  votre  lettre,  que  vous  tenez  déjà  quelques  an- 
neaux de  cette  chaîne.  Et  il  m'est  d'autant  plus  facile  de  vous 
suivre  que  vous  avez  eu  soin  de  classer  les  faits  dans  l'ordre 
même  de  la  Nomenclature  sociale. 

Vous  indiquez  tout  d'abord  certaines  conditions  du  Lieu; 
puis,  un  peu  plus  loin  et  à  plusieurs  reprises,  vous  signalez 
la  culture  du  riz  comme  étant  le  Travail  dominant  auquel  se 
livre  la  population.  Voilà  deux  ordres  de  faits,  les  conditions 
du  Lieu  et  la  nature  du  Travail,  qui  ont  entre  eux  une  rela- 
tion étroite.  Il  faudrait  donc  arriver  à  savoir,  par  le  détail, 
comment  et  pourquoi  ce  milieu  particulier  produit  nécessaire- 
ment la  culture  du  riz,  si  nécessairement  qu'on  ne  rencontre 
dans  la  région  à  peu  près  aucune  autre  culture  :  tout  est  en 
friche  autour  des  rizières,  dites-vous.  Les  causes  qui  produisent 
la  culture  du  riz  étant  connues ,  il  faudra  déterminer  les  consé- 
quences diverses  produites  par  ce  genre  de  travail,  conséquences 


378  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

qui  peuvent  se  manifester  sur  un  grand  nombre  de  points  de 
Torganisme  social.  Pour  cela,  aidez-vous  de  la  Nomenclature, 
en  passant  successivement  en  revue  les  diverses  divisions  et  en 
recherchant  si  ce  genre  de  culture  exerce  une  influence  parti- 
culière sur  tel  point,  puis  sur  tel  autre.  Il  est  d'autant  plus  im- 
portant de  bien  établir  ces  rapports,  que  la  culture  du  riz 
constitue  essentiellement  le  travail  dominant  des  Chinois,  celui 
par  conséquent  qui  exerce  l'action  la  plus  caractéristique  sur 
leur  organisation  sociale.  Reportez-vous,  pour  vous  guider,  à 
l'article  dans  lequel  M.  Pinot  a  signalé  certains  effets  de  la  cul- 
ture du  riz  (1). 

Yous  me  dites  un  peu  plus  loin  :  «  Toute  la  culture  est  de 
la  culture  fragmentaire.  »  Et  par  «  fragmentaire  »  vous  voulez 
dire  :  disséminée;  «  on  cultive,  dites-vous,  quelques  rizières  dis- 
séminées çà  et  là.  ))  Dans  le  langage  de  la  science  sociale,  le  mot 
fragmentaire  a  un  autre  sens  ;  il  désigne  un  travail  qui  ne  four- 
nit qu'une  partie,  un  fragment  des  ressources  dont  la  famille  a 
besoin  pour  vivre.  Or  ce  n'est  pas  là  le  cas  de  vos  gens  :  ils  pa- 
raissent vivre  exclusivement  du  travail  de  leur  petit  domaine. 
Ils  ne  se  livrent  donc  pas  à  la  culture  fragmentaire. 

Pourquoi  cette  culture  est-elle  ainsi  disséminée?  Il  faudrait 
en  chercher  la  cause.  Voyez  si  elle  ne  tient  pas  en  partie  à  la 
culture  du  riz,  à  ce  que  chacun  désire  posséder  des  champs 
dans  les  endroits  les  mieux  irrigués,  le  long  de  la  rivière,  puis- 
qu'on ne  2)eut  obtenir  le  riz  que  dans  les  endroits  soumis  à 
cette  irrigation  artificielle. 

Cette  irrigation  très  ancienne  a  demandé,  dites-vous,  beau- 
coup d'efforts,  car  elle  distribue  l'eau  jusqu'à  des  endroits 
assez  élevés.  Qui  a  entrepris  ces  travaux  de  canalisation,  qui 
les  entretient  et  comment?  Ces  petits  gens  ont-ils  pu  ent